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Qu’ils dégagent tous !

Maintenant que le président Bouteflika a démissionné, les Algériens doivent accoucher d’un nouveau pays, d’un autre futur, d’une République qu’ils n’ont jamais connue. C’est à ce prix-là seul qu’ils entreront réellement dans le XXIe siècle
Le 2 avril, les Algériens sont sortis dans la rue pour célébrer la démission du président Bouteflika (AFP)

Depuis le 22 février, des millions d’Algériens sortent tous les vendredis pour prier leurs dirigeants de « dégager tous ». Ils martèlent à chaque pas que leur manifestation est pacifique, pacifique, « silmiya », « silmiya ». 

Cette insistance ne s’explique pas par une conversion soudaine de tout un peuple à la religion du pacifisme, mais par sa peur de la réaction violente d’un régime dont la police et l’armée ont toujours tiré, sans sommation, dans le tas, à la moindre incartade, ou faux pas des citoyens. Ce fut le cas à Tizi Ouzou en 1980 ou à Alger en 1988… 

La mémoire des morts pèse d’un poids très lourd sur celle des vivants. Au delà, de la contestation du cinquième mandat auquel aspirait Bouteflika, la colère algérienne vient de très loin. Elle remonte à « l’indépendance », au jour où le pays est passé, sans transition, de la nuit coloniale à l’enfer d’une dictature militaire qui le saigne et le rackette depuis. 

Et si toute l’Algérie est aujourd’hui dans la rue, c’est parce que ce peuple, assigné à résidence, n’a jamais dans son histoire, investi dans la joie, l’espace public de son pays, excepté le très bref intermède de juillet 1962. Cette révolte est ainsi une forme de résilience collective. 

Au-delà de la figure de Bouteflika, c’est tout le régime qui est remis en cause. C’est à dire la génération des grabataires séniles du FLN, toujours accrochés au pouvoir, reclus et perdus au milieu des décombres du XXe siècle où ils ressassent les récits « mythos » de leurs exploits guerriers durant la « révolution de novembre 1954 ». 

Et si toute l’Algérie est aujourd’hui dans la rue, c’est parce que ce peuple, assigné à résidence, n’a jamais dans son histoire, investi dans la joie, l’espace public de son pays, excepté le très bref intermède de juillet 1962

Ils sont sourds aux cris de la rue à laquelle ils ne savent pas quoi répondre, et qu’ils ne peuvent pas entendre, car cette jeunesse, qui exige leur départ, est à des millions d’années-lumière loin devant eux. 

Il est vrai aussi que le personnage de Bouteflika cristallise désormais toutes les haines et les colères. Et il y a de quoi ! Roi Lear, sans femme ni progéniture, le personnage, c’est connu, est mégalomaniaque, plastronneur et autoritaire. Et à ceux qui raillent la petitesse de sa taille, il répond toujours, en roulant les « r », comme un berrichon, qu’il fait trois centimètres de plus que Napoléon Bonaparte. Ainsi on sait à qui on doit le mesurer. 

Durant la guerre d’Algérie,  Bouteflika prend le maquis à 19 ans, mais au Maroc, son pays natal. Téméraire certes, mais pas fou. Il devient vite secrétaire et confident du colonel Boumédiène qui signera en 1957 la condamnation de mort de Abane Ramdane, « l’architecte de la révolution ». Son crime ? Il rêvait juste de la primauté des civils sur les militaires dans l’Algérie indépendante. 

En 1962, Bouteflika est nommé ministre du Tourisme. Mais il voulait les Affaires étrangères. Par chance, son collègue, le brillant Mohamed Khemisti, se fait assassiner dans des conditions jamais élucidées. Il lui laisse son poste qu’il prend aussitôt. Il devient ministre des affaires étrangères à l’âge de 25 ans. 

Le 23 décembre 1977, le ministre des Affaires étrangères, Abdelaziz Bouteflika (à gauche), reçoit avec le président Houari Boumédiène (à droite), le secrétaire général de l'ONU Kurt Waldheim (AFP)

En 1965, il soutient Boumédiène dans son coup d’État qui allait transformer pour quinze années l’Algérie en une vaste caserne islamo-socialiste, ravagée par les pénuries et quadrillée par les flics et les indics. 

Bouteflika reste ministre des Affaires étrangères. C’est sous son règne que la sécurité militaire liquide, avec la complicité présumée des ambassades algériennes, deux grandes figures de l’opposition algérienne : Khider à Madrid et Krim Belkacem à Francfort. 

Il aimait trop l’imparfait du subjonctif

En 1978, son mentor Boumédiène décède d’une étrange maladie ; il rêve de prendre sa place. C’était sans compter sur le veto de l’armée algérienne qui ne laisse accéder au sommet de l’État que les analphabètes bilingues, selon l’expression algérienne. Bouteflika avait deux défauts rédhibitoires : il aimait trop l’imparfait du subjonctif et tapait dans les caisses de son ministère, ainsi que le révèlera la Cour des comptes algérienne en 1978. 

On lui préfère, Chadli Bendjedid, « l’homme qui ne comptait que jusqu’à douze », ainsi que le surnommaient les Algériens à cause de sa passion pour les dominos. Mais le pétrole chute brusquement alors, les caisses de l’État se vident, les islamistes remportent les élections législatives qui sont interrompues par l’armée. C’est la crise, puis la décennie noire. 

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En 1999, la guerre touche à sa fin. L’armée, après avoir défait les milices terroristes fait appel à Bouteflika pour prendre les rênes du pays. Plutôt que de juger les islamistes qui ont mis à feu et à sang le pays, il leur ouvre son carnet de chèque, les fait descendre du maquis et en fait des affidés à sa cour et des spadassins à l’Assemblée nationale. Jamais criminels n’auront été autant gratifiés pour les crimes qu’ils ont commis. 

En vingt ans, Bouteflika aura régné comme un monarque au pouvoir absolu sur l’Algérie. Il a instauré la corruption généralisée comme « business model » à tous les étages de l’État. 

Il laissera derrière lui un pays pareil à un Tchernobyl, vaste de 2, 5 millions de km2, peuplé de 40 millions d’habitants au bord de la crise de nerf dont une partie de la jeunesse préfère «  être bouffée par les poissons en mer que d’être rongée par les vers de terre en restant au pays ». Il laisse des caisses d’État vides, des administrations pléthoriques où personne ne travaille, une école transformée en medersa, des hôpitaux en faillite d’où l’on sort rarement vivant, une université avec un niveau de cours d’alphabétisation et un ministère de la Culture réduit à l’état de gourbi.

Bouteflika a instauré la corruption généralisée comme « business model » à tous les étages de l’État

Depuis « l’indépendance », l’Algérie a construit 17 000 mosquées, transformé la plupart des salles de cinéma en pizzerias et converti les librairies en boutiques de smartphones chinois. 

Dans ce paysage apocalyptique, seuls dansent des milliers d’ouvriers chinois, payés au lance-pierre et qui construisent, pour trois francs six sous, des HLM et des autoroutes biodégradables.  

Bouteflika répétait qu’il incarnait l’Algérie entière, convaincu d’être à la fois l’État, le peuple et la terre. La colère du pays aujourd’hui ne doit pas l’affecter outre mesure. Combien de fois n’a t-il déclaré que les Algériens étaient un « peuple médiocre » qui devait sentir la roture. 

À l’heure qu’il est, il doit être assis devant la télé, à regarder les images des manifestants se réjouissant de son départ, et écumant de rage, il balbutierait : « Peuple de salopards et d’ingrats » !

Son rêve secret,  devenir roi d’Arabie ou finir en Prince de Galles

Au fond, Bouteflika a toujours pensé qu’il valait mieux que l’Algérie qui ne le méritait pas, et que son rêve secret aurait été de devenir roi d’Arabie ou finir en Prince de Galles. 

À sa mère qui le suppliait de renoncer à un énième mandat, il dira non, car il avait peur de tomber dans l’oubli et qu’on lui ramène plus les journaux, si jamais il abdiquait. À force de tenir à sa revue de presse, il fait un accident cardiovasculaire qui lui fait perdre toutes ses facultés.

Abdelaziz Bouteflika dans un bureau de vote d'El Biar, un quartier résidentiel d'Alger, jeudi 4 mai 2017 (Twitter @APS_DZ)

Réduit à l’état de zombie pathétique, cloué sur un fauteuil roulant que pousse un gamin, son neveu, il hante les corridors déserts de sa résidence à Zéralda, mais il ne lâche pas. Quand le peuple s’inquiétait de son silence et de ses absences, il envoyait, depuis les salles de réanimation à Genève, les militants du FLN sillonner l’Algérie avec ses photos, encadrées en doré et en grand, demandant aux foules d’offrir des chevaux et des moutons en offrandes à l’effigie du père de la Nation. 

Et pendant que le pays sombre dans la misère, Bouteflika s’offre, pour la route et l’éternité, l’une des plus grandes mosquées au monde à 3 milliards de dollars. Quand on s’aime, on ne compte pas. De quoi construire trente hôpitaux modernes ou six Louvre d’Abou Dabi. Même l’idée de sa mort sera un gouffre pour le pays. 

Depuis le début de la révolte ou de la révolution algérienne, car c’en est une, tous les journalistes se posent la question : qui gouverne l’Algérie ? La réponse est simple, elle tient en un mot : l’armée ! C’est l’armée seule qui dirige et décide de tout en Algérie depuis 1962. 

Le pays consacre plus de douze milliards de dollars à sa défense. Presque autant que le budget militaire de l’Iran

Le choix des dirigeants du pays est toujours sorti des casernes, jamais des urnes. L’armée algérienne a fait et défait tous les présidents qui se sont succédés à la tête de l’État depuis 1962, et tous étaient issus des rangs de l’ALN, c’est à dire du maquis. Et quand un président, comme Boudiaf, lui manque de respect ou hausse le ton, elle le fait flinguer en direct, et sans scrupules aucun, comme on l’a vu en 1992. 

Ce n’est pas par hasard si c’est l’octogénaire chef d’état-major de l’armée, qui a sifflé la fin de la partie pour Bouteflika. 

L’armée algérienne dispose, sans aucune discussion, de ses dépenses à l’assemblée, du quart du budget de l’État algérien, plus que la santé et l’éducation réunies. En 2018, L’Algérie est passée cinquième importateur d’armes au monde. Le pays consacre plus de douze milliards de dollars à sa défense. Presque autant que le budget militaire de l’Iran. 

Sauf qu’à la différence de l’Iran qui maîtrise l’arme nucléaire et fabrique des missiles intercontinentaux, l’armée algérienne est incapable de produire des plombs pour carabine à air comprimé qu’elle est obligée d’importer de Chine. Pourquoi autant d’armes donc ? C’est vrai que le pays est immense qu’il faut sécuriser ses frontières, mais de là à détourner, c’est le mot, 25 % du budget de fonctionnement de l’État !

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Cette course à l’armement ne s’explique par la hantise d’assurer la sécurité du pays, hélas, mais plus prosaïquement par les marges faramineuses des commissions sur les ventes d’armes. Aux yeux donc de ces généraux, ventripotents, l’Algérie, c’est bien la « Cosa Nostra », leur chose, leur maison, leur bien propre. 

C’est pour cela que l’enjeu de la bataille dans les rues algériennes n’était pas le retrait ou le maintien de Bouteflika, mort politiquement depuis le 22 février. Non, l’enjeu est de savoir si l’armée algérienne va accepter à l’avenir qu’il appartiendra aux citoyens de choisir leurs dirigeants et non aux militaires. La bataille est loin d’être gagnée. 

S’il suffisait de rendre le pouvoir, ils l’auraient rendu en un clin d’œil, comme l’a fait Ben Ali. Mais là, ce sont les milliards du pétrole qui sont en jeu. Et jusqu’à preuve du contraire, on a pas encore vu dans l’histoire des bandits restituer leur pactole par pitié pour leurs victimes qui crient « au voleur » dans la rue. 

Enfin, passés les moments d’étonnement et de crainte du chaos, le monde entier couvre d’éloges « la révolte du sourire ». Mais ce n’est pas parce qu'elle a fait un parcours sans faute que cette révolution accouchera demain, et d’un claquement de doigt, d’une république idéale et d’une société fraternelle.

Une question cruciale

La société algérienne, patriarcale et machiste en diable, nous sommes lucides, reste influencée par des courants très conservateurs. Toutes ses couches sociales, traumatisées depuis la décennie noire, se sont réfugiées dans une religiosité de survie ou d’apparat. 

Ayant fait le deuil du bien être ici bas, les Algériens attendent désormais la mort pour jouir d’une vie meilleure au paradis. 

L’Algérie est aussi travaillée, minée, par des courants régionalistes, et même tribaux très forts. Quand demain, il faudra débattre de l’égalité des droits, du statut de la femme et de la place de la religion dans la société, cette union nationale volera, à coup sûr, en éclats.

La transition ne se fera pas sans douleur. Cependant, une question cruciale mérite d’être posée dès maintenant : « De quoi vont vivre demain nos enfants et nos petits enfants, le jour où l’Algérie n’aura plus de pétrole ni de gaz ? »

Des Algériennes passent devant des membres du Front islamique du salut (FIS), en 2006 (AFP)

Pour enterrer l’Ancien régime, il faudra mettre à terre tous ses archaïques fondamentaux : reconnaître les racines et cultures plurielles de l’Algérie, africaines notamment berbères, chrétiennes, méditerranéennes, admettre que l’amazighité fonde aussi l’identité du pays.

Il faudra abroger l’infamant code de la famille, faire de l’islam la religion du peuple, comme le proposait la charte de 1976 (la laïcité n’a jamais empêché les Turcs d’être musulmans), reconstruire une école républicaine et laïque ainsi que l’université, refaire des secteurs de la santé et de la culture une priorité nationale, reconnaître la liberté de pensée et de culte, inscrire dans la Constitution nouvelle l’égalité des droits entre les femmes et les hommes, établir la règle de parité pour tous les scrutins, mettre en place des dispositifs d’accueil et de solidarité avec les migrants d’Afrique subsaharienne trainés dans la boue par l’actuel pouvoir, sortir enfin le pays du bourbier du Sahara occidental, en finir avec la paranoïa vis-à-vis du Maroc, entretenue juste pour enrichir les marchands d’armes et les trafiquants de drogue. 

Il faudra que l’Algérie se fasse violence pour accoucher d’un nouveau pays

Il faudra que l’Algérie se fasse violence pour accoucher d’un nouveau pays, d’un autre futur, d’une République qu’elle n’a jamais connue.

C’est à ce prix-là seul que les Algériens entreront réellement dans le XXIe siècle et qu’ils pourront tourner à jamais la lugubre page du FLN, qui trouvera, sans problème, sa place au carré des martyrs ou au musée de la révolution.

- Mohamed Kacimi est écrivain et journaliste. Il travaille notamment pour Actuel et France Culture. Il publie chez Balland, Gallimard et Actes Sud, des romans, des essais, et des pièces de théâtre ainsi qu’un certain nombres d’ouvrages pour la jeunesse. Né en 1955 en Algérie, il s’est installé à Paris en 1982. Sa première pièce « 1962 », est accueillie au théâtre du Soleil par Ariane Mnouchkine. Il a conçu pour la Comédie française, le spectacle « Présences de Kateb » et adapté « Nedjma », du même auteur (Kateb Yacine). En 2001, sa pièce « La confession d'Abraham » est retenue pour faire l'ouverture du théâtre du Rond-Point. Sa pièce « Terre Sainte » a été traduite en douze langues.
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