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Black Medusa : sa brutale héroïne va-t-elle changer le cinéma nord-africain ?

Une femme drague des hommes et leur inflige des attaques horribles dans une nouvelle fiction tunisienne saisissante et provocatrice
Les cinéastes créent une ambiguïté délibérée lorsqu’il s’agit d’expliquer la violence de Nada (Utopia Films)
Les cinéastes créent une ambiguïté délibérée lorsqu’il s’agit d’expliquer la violence de Nada (Utopia Films)

Un premier long métrage saisissant du duo tunisien Youssef Chebbi et Ismaël montre la voie à suivre pour l’un des récits les plus usés du cinéma moyen-oriental, celui de la femme arabe opprimée.

Black Medusa est une œuvre déterminée qui impose sa marque non seulement avec une audace formelle, mais aussi dans sa politique véritablement réformiste.

Le film s’ouvre sur une femme assise seule dans un bar animé. Elle est jeune, mystérieuse et indéniablement attirante. Son visage est stoïque, empli d’une détermination sans faille mais largement indéchiffrable.

Ses yeux rencontrent ceux d’un homme au hasard. Il en déduit rapidement que son regard est une invitation à tenter sa chance. L’homme est en état d’ébriété et se vante d’avoir perdu le contrôle. Elle est indifférente, sobre et en contrôle total.

Un cri de colère

Quand ils arrivent chez lui, il tombe inconscient face au sol. La jeune femme explore l’appartement jusqu’à ce qu’elle trouve un manche à balai et commence à le violer, avec une exaltation visible.

Fable impressionniste parlant de vengeance, magnifiquement tournée en noir et blanc, Black Medusa est un cri de colère ; une méditation effrontément amorale sur la violence et le bien-fondé du châtiment, et un panorama lunatique d’une capitale tunisienne sans foi ni loi. 

Avec un récit énigmatique qui évite les clichés psychologiques, ce long métrage est un bouleversement bien nécessaire des récits nord-africains de longue date sur l’assujettissement des femmes et le patriarcat.

Nour Hajri interprète Nada, une éditrice web sourde et muette introvertie qui n’a apparemment ni amis ni famille (Utopia Films)
Nour Hajri interprète Nada, une éditrice web sourde et muette introvertie qui n’a apparemment ni amis ni famille (Utopia Films)

Ce qui le distingue, c’est la façon dont il se libère du récit de la « femme victimisée » qui a dominé le cinéma nord-africain, donnant le pouvoir à la protagoniste féminine sans la juger.

Ce faisant, les réalisateurs reconnaissent qu’ils ne peuvent pas comprendre le traumatisme que leur héroïne a enduré et qui l’amène à utiliser la violence comme stratégie d’adaptation.

Après avoir été présenté en avant-première plus tôt cette année au Festival du film de Rotterdam, il est projeté au Festival du film de Malatya en Turquie du 10 au 14 décembre. Il a également été acquis par le service de streaming MUBI. 

Ce qui le distingue, c’est la façon dont il se libère du récit de la « femme victimisée » qui a dominé le cinéma nord-africain, donnant le pouvoir à la protagoniste féminine sans la juger

Dans son deuxième long métrage, Nour Hajri (Les Épouvantails) est Nada, une éditrice web sourde et muette introvertie sans amis ni famille visibles. Chaque nuit, elle permet aux hommes de croire qu’ils peuvent l’avoir, avant de leur infliger des actes de violence. 

Se déroulant sur neuf nuits, le drame de Chebbi et Ismaël ne révèle pas les motivations derrière le côté vengeur de Nada. Un seul flashback dans les bois implique qu’elle a peut-être été agressée par un ex-amant sans visage, mais cette suggestion reste floue, au mieux.

Avec un minimum de dialogue, Nada devient un réceptacle vide pour la vanité des hommes, leur égocentrisme, leurs désirs sordides, leur mesquinerie.

Un divorcé affirme qu’il n’a jamais agressé sa femme, mais il avoue avoir menacé de la tuer, montrant clairement qu’il l’a probablement fait. Un autre homme saute sur Nada quand elle ne répond pas à ses avances. 

Classique d’Abel Ferrara

La violence que Nada met en scène dégénère rapidement en meurtre, un acte qu’elle découvre assez facile, sinon aussi gratifiant ou excitant. Sa plus grande prise de conscience peut-être est qu’elle peut commettre des meurtres sans aucun remords.

Alors que la soif de sang devient sa raison d’être, elle trouve un répit avec Noura (Rym Hayouni), sa collègue algérienne et seule figure empathique, offrant une compassion et une chaleur désarmantes à une Nada fatiguée et méfiante. Mais ce n’est qu’un palliatif, car le chemin emprunté par Nada n’a pas de point de retour.   

La violence devient une dépendance de plus en plus dénuée de sens mais dévorante dans Black Medusa (Utopia Films)
La violence devient une dépendance de plus en plus dénuée de sens mais dévorante dans Black Medusa (Utopia Films)

Black Medusa s’inspire du classique culte d’Abel Ferrara sorti en 1981, L’Ange de la vengeance, à propos d’une couturière new-yorkaise muette qui, après avoir été violée et agressée deux fois en l’espace d’une journée, se lance dans une folie meurtrière, tuant des hommes au hasard chaque nuit.

L’œuvre controversée de Ferrara pourrait se résumer à une longue exploration de la relation entre la violence, le pouvoir et la rédemption, le tout à travers le filtre d’un prisme catholique similaire à certains degrés au scénariste de Taxi Driver, Paul Schrader. 

À l’époque, L’Ange de la vengeance était une révélation : un thriller d’exploitation choc qui place une femme au centre du sous-genre des années 1970 populaire et dominé par les hommes, celui de la vengeance. Son prédécesseur, Œil pour œil (1978) de Meir Zarchi, mettait également en vedette une justicière déterminée à anéantir ses violeurs.

Mais L’Ange de la vengeance était plus subversif et plus complexe dans son exploration de la relation entre la violence et le sexe

Mais L’Ange de la vengeance était plus subversif et plus complexe dans son exploration de la relation entre la violence et le sexe, ainsi que plus impitoyable sur l’absence de mobile de son héroïne pour assassiner les hommes qui peuvent être (ou non) irréprochables.

Son influence remonte à À vif en 2007 avec Jodie Foster et Promising Young Woman d’Emerald Fennell, lauréat plus tôt cette année de l’Oscar du meilleur scénario original.

Black Medusa reprend les prémisses de L’Ange de la vengeance mais s’engage dans des domaines plus épineux et plus abstraits. Son érotisme subtil, son côté taciturne et son refus d’afficher clairement ses influences sont cependant plus en ligne avec Pulsions (1980) de Brian De Palma et Under the Skin (2013) de Jonathan Glazer, avec Scarlett Johansson.

La genèse de Black Medusa

Le film a été conçu il y a cinq ans, lorsque Chebbi a suggéré à Ismaël – son coréalisateur sur le long métrage documentaire Babylon (2012) – de refaire L’Ange de la vengeance en Tunisie, le pays arabe qui a fait le plus de progrès en matière de droits des femmes en Afrique du Nord.

Ismaël a avoué qu’il n’était ni familier du film ni fan de Ferrara. « Honnêtement, je n’étais pas très intéressé par la perspective de refaire L’Ange de la vengeance », a-t-il confié à Middle East Eye.

Le duo s’est rencontré à nouveau en 2019 et a approfondi l’idée. Bientôt, Ismaël a commencé à reconstituer des scènes spécifiques dans sa tête. « Pour moi, les origines des projets cinématographiques ne sont jamais enracinées dans des récits, des thèmes ou des idées spécifiques. Ils jaillissent toujours d’images particulières, et c’est ainsi que Black Medusa est née. »

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Pour leur premier long métrage, Chebbi et Ismaël ont voulu contourner la voie habituelle des coproductions internationales et des laboratoires de développement de scénarios, choisissant plutôt de financer eux-mêmes leur projet à petit budget et de le tourner rapidement.

Après un mois de discussion et quelques semaines d’écriture, le scénario était prêt. Deux mois de préproduction et douze jours de tournage plus tard, le film était presque prêt. Cette liberté rare est ce qui a permis au duo de concrétiser leur vision.

Bien que Black Medusa partage certaines similitudes avec le film de Ferrara, Ismaël le voit comme le contraire de L’Ange de la vengeance dans la caractérisation, et distinct de la résolution trop catholique de cette dernière.

« Thana, l’héroïne de L’Ange de la vengeance, commence comme étant vulnérable et solitaire, mais devient progressivement plus forte, trouvant l’émancipation à travers les meurtres », explique-t-il. « Nada est son opposé. Elle est très bien organisée au début, en plein contrôle de ses actes ritualisés. Son vernis se fissure progressivement, quand elle commence à ressentir avec Noura le genre d’émotions authentiques et profondes qu’elle n’a jamais vécues auparavant.

« Une autre distinction est la façon dont Ferrara à la fin choisit de punir Thana, y voyant le seul moyen de son absolution. Ce n’est pas le cas de Nada. »

Avec son récit énigmatique, Black Medusa offre une version radicalement révisionniste de la femme arabe victimisée qui lutte, la plupart du temps en vain, contre le patriarcat invincible.

Utilisant sans vergogne leur sexualité pour atteindre leurs objectifs, elles se sont engagées dans la voie de justicière qui leur a permis d’affirmer leur individualité et leur féminisme loin d’un système indifférent

Ici, une protagoniste féminine a le pouvoir. Les cinéastes refusent également de la juger, reconnaissant qu’ils ne peuvent pas comprendre le traumatisme que leur héroïne a enduré et qui l’amène à utiliser la violence comme stratégie d’adaptation.

La politique de Black Medusa est plus en phase avec les films commerciaux des années 1980 et 1990 qui étaient centrés sur les femmes égyptiennes négligées. Ceux-ci ont été menés par un groupe des plus grandes stars féminines du cinéma du pays à l’époque – notamment Nadia El Gendy, Nabila Ebeid et Naglaa Fathi – et comprenaient des films comme El Da’eaa (1986), Al-Mara’a wa Al-Satour (1996), El Mar’a El Hadeedeya (1987), sur les héroïnes qui décident de se venger des hommes qui leur ont fait du tort. 

Comme Nada, ces personnages égyptiens contournaient les autorités pour prendre la loi en main. Utilisant sans vergogne leur sexualité pour atteindre leurs objectifs, elles se sont engagées dans la voie de justicière qui leur a permis d’affirmer leur individualité et leur féminisme loin d’un système indifférent.

 « Contente d’être en marge de la société »

Mais Ismaël tient à établir un contraste entre Black Medusa et ces œuvres antérieures. « Ces [films nord-africains] peuvent sembler émanciper les femmes, mais ils le font à travers un cadre bourgeois ou capitaliste. Nada se situe en dehors de ces cadres sociaux, moraux ou historiques. »

Chebbi et Ismaël ont donné à Nada le contrôle plein et entier de son propre destin. Nada agresse ces hommes non pas parce qu’elle y est obligée, pas par devoir éthique, idéologique ou même féministe : elle le fait simplement parce qu’elle aime ça.

Tunis est dépeinte comme une friche urbaine discordante (Utopia Films)
Tunis est dépeinte comme une friche urbaine discordante (Utopia Films)

L’histoire ne se penche pas sur les motivations psychologiques du personnage mais travaille plutôt sur un plan symbolique. Sa représentation unidimensionnelle et méchante de ses cibles masculines est donc justifiée.

« C’est une éditrice, elle assemble des images », explique Ismaël. « Elle mélange et compose sa propre réalité. Elle est honnête au sujet de ses propres désirs sexuels tordus. Elle est contente d’être en marge de la société… de la réalité, même. »

Le récit glissant, le flou des motivations, les sentiments contradictoires qui agitent Nada… tout cela n’est pas seulement une partie de la conception formelle du film qui contraste avec les récits décrits ci-dessus.

Collectivement, ces éléments représentent une décision philosophique reflétant la reconnaissance par les cinéastes du fait qu’en tant qu’hommes, ils ne peuvent ni comprendre pleinement ni transmettre avec précision les traumatismes déchirants avec lesquelles les femmes comme Nada sont contraintes de vivre.

« Il y a beaucoup de réalisateurs masculins un peu partout qui font ces films pseudo-féministes qui sont en fait très patriarcaux »

Ismaël, coréalisateur

« Naturellement, je ne saurai jamais ce que signifie être une femme ni ce qu’on ressent. Je ne pourrais jamais me mettre à la place de la femme. Il serait vaniteux de prétendre le contraire. Il y a beaucoup de réalisateurs masculins un peu partout qui font ces films pseudo-féministes qui sont en fait très patriarcaux. Nous en étions très conscients. Psychologiser l’expérience féminine est synonyme de moralisation pour nous », estime Ismaël. 

« Nous ne voulions pas non plus tomber dans le piège de présenter un traumatisme sexuel et d’être obligés de l’explorer en termes littéraux. Ce qui arrive à Nada peut être interprété de différentes manières, mais je ne le vois pas personnellement comme un viol. Lorsqu’on a dirigé Hajri, nous lui avons même dit que le personnage pouvait être vierge. Elle souffre clairement d’un traumatisme grave, mais ce n’est peut-être pas sexuel. »

Malaise palpable

Il y a un malaise palpable avec lequel Nada interagit avec le monde à travers son corps. Ce n’est que lorsqu’elle inflige de la violence aux hommes qu’elle obtient le pouvoir sur son corps. Le rôle de la violence dans Black Medusa est donc à plusieurs niveaux.

Pour Nada, il y a un effet cathartique quand elle inflige pour la première fois de la douleur aux hommes, mais cela s’avère de courte durée et est submergée par la monotonie. L’usage de la violence, chorégraphié sans un soupçon de sensationnalisme, se transforme d’un instrument de nettoyage en un travail répétitif ; une dépendance de plus en plus dénuée de sens mais dévorante.

Tunis est un autre personnage principal du film. Présentée principalement dans une série composite de panoramas nocturnes rudimentaires, la capitale tunisienne émerge comme une friche urbaine discordante – une série de façades éparpillées, structurées de façon aussi chaotique que la vie des gens qui les habitent.

La ville, dans l’imaginaire d’Ismaël et de Chebbi, est une jungle dépravée, abandonnée par la loi et méprisée par ses habitants désenchantés. Les mesures homicides méthodiques observées par Nada sont une réaction au désordre de sa ville.    

« Nada » signifie « rien » en espagnol et, à la fin de Black Medusa, cette héroïne énigmatique devient un réceptacle vide dans lequel le public projette ses propres traumatismes, ses peurs, ses perversions, sa colère et sa perte. Nada est l’ange vengeur, la tueuse impénitente, la vagabonde angoissée. Tout, sauf une victime.

Joseph Fahim est un critique et programmeur de films égyptien. Il est le délégué arabe du Festival international du film de Karlovy Vary (Tchéquie), ancien membre de la Semaine de la critique de Berlin et ancien directeur de la programmation du Festival international du film du Caire. Il est co-auteur de plusieurs livres sur le cinéma arabe et a écrit pour de nombreux médias et think tanks spécialisés sur le Moyen-Orient, notamment le Middle East InstituteAl Monitor, Al JazeeraEgypt Independent et The National, ainsi que pour des publications cinématographiques internationales telles que Vérité Magazine. À ce jour, ses écrits ont été publiés en cinq langues.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Joseph Fahim is an Egyptian film critic and programmer. He is the Arab delegate of the Karlovy Vary Film Festival, a former member of Berlin Critics' Week and the ex director of programming of the Cairo International Film Festival. He co-authored various books on Arab cinema and has contributed to numerous outlets in the Middle East, including Middle East Institute, Al Monitor, Al Jazeera, Egypt Independent and The National (U.A.E.), along with international film publications such as Verite. To date, his writings have been published in five different languages.
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