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Algérie : la crise de l’État-nation ouvre-t-elle la voie à la (re)naissance du nationalisme kabyle ?

Ce 20 août marque le 61e anniversaire du Congrès de la Soummam, à l’origine de la révolution algérienne. Il fut porté par un mouvement respectueux d’une Algérie aux identités multiples, aujourd’hui écrasée par le modèle de l’État-nation « arabo-islamiste »

Ces dernières années, les événements douloureux de Ghardaïa, une ville du Sud de l’Algérie, où des affrontements souvent meurtriers opposent les Mozabites, Amazighs ibadites, aux Chaambas malékites, ont fait écho au sanglant Printemps noir de Kabylie en 2001 où, à la suite de provocations de gendarmes, des émeutes prolongées et meurtrières ont éclaté résultant de la mort de plus de 130 personnes.

De manière générale, ces conflits reflètent le problème fondamental dont souffre l’Algérie depuis son indépendance : l’absence d’institutions politiques légitimes permettant la représentation des intérêts des citoyens et l’expression pacifique des revendications.

Ils illustrent ce qui est perçu et ressenti par les Algérien(ne)s comme un abus d’autorité et le fait que les agents de l’État n’ont pas de comptes à rendre et peuvent violer la loi et les droits des citoyens impunément.

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En Kabylie, notamment, au mécontentement provoqué par ces problèmes, l’État algérien a opposé une répression d’une violence inouïe, à tel point que l’année 2001 a marqué un tournant qui, pour certains analystes,a définitivement remis en question le rapport de la Kabylie à la nation algérienne.

En effet, faisant face à une répression des plus féroces, les Kabyles se sont sentis délaissés par « une communauté nationale » qui a brillé par son indifférence envers des événements sanglants, et dont les causes et les enjeux sont pourtant nationaux.

Les leaders du Front de libération nationale (FLN) Mohammed Boudiaf, Rabah Bitat, Ahmed Ben Bella et le colonel Houari Boumediene, le 23 mars 1962, quelques jours après la signature des accords d'Évian sur l'indépendance de l'Algérie (AFP)

L’élément identitaire aggravant la tension, ces événements ont été perçus en Algérie comme une affaire purement kabyle, nous rappelant ainsi que l’équilibre recherché par le modèle de la nation qui a été imposé depuis l’indépendance est très fragile.

En effet, les déchirements politiques et identitaires que connaissent encore les pays du Maghreb, notamment l’Algérie, ne peuvent être analysés sans être mis en rapport avec l’approche du couple identité/citoyenneté.

Ce dernier a prévalu historiquement dans ces pays qui ont subi la colonisation française et le modèle français de la citoyenneté : le citoyen est un sujet de droit arraché à l’ensemble des particularismes religieux, linguistiques ou communautaires. C’est l’État central qui définit l’appartenance à une nation indivisible territorialisée, bâtie autour d’une langue unique.

Le modèle de l’État-nation « arabo-islamiste »

Après les indépendances, à l’ère du panarabisme nassérien, le paradigme qui s’est imposé partout au Maghreb est celui de l’État-nation « arabo-islamiste ».

Les textes fondateurs de la nation algérienne ont ainsi construit une identité nationale autour de l’arabo-islamisme et n’ont accordé aucune place à un discours algérien d’affirmation nationale et aux autres dimensions culturelles et identitaires du peuple algérien.

Face à l’option exclusive d’une Algérie arabo-musulmane, il faut savoir qu’une option « Algérie algérienne » s’était illustrée au cœur du mouvement national durant les années 1940. Cette option a été portée par des militants nationalistes, kabyles en majorité, qui voyaient en l’orientation exclusivement arabo-islamique une atteinte aux autres composantes du peuple algérien, notamment à sa dimension berbère.

Et l’option « Algérie algérienne » fut rebaptisée, par un jeu de mots pervers, « question berbère »

Cependant, les tenants de cette option n’ont pas tardé à être marginalisés et à subir la stigmatisation des défenseurs de l’arabo-islamisme comme paradigme exclusif. On n’hésita pas à les accuser de « sécessionnisme » et de vouloir porter atteinte à la cohésion et à l’unité du mouvement national.

Par conséquent, de nombreux militants nationalistes de la première heure ont quitté le mouvement national algérien de leur propre chef, d’autres ont été forcés à le quitter, certains ont même été « liquidés » physiquement.

Et pour couronner le processus de stigmatisation visant à exclure toute velléité d’inclusion d’une autre référence que celle de l’arabo-islamisme, l’option « Algérie algérienne »a été rebaptisée, par un jeu de mots pervers, « question berbère ».

Le nationalisme révolutionnaire

Chose largement méconnue, le mouvement national algérien fut non seulement le creuset de différentes sensibilités politiques, mais aussi de différentes appartenances culturelles, linguistiques, ethniques et religieuses.

En effet, des militants anticolonialistes français, européens, juifs, chrétiens, etc. ont pris part au mouvement national algérien, parfois même avec les armes. Pour beaucoup, ils se considéraient eux-mêmes Algériens et aspiraient à prendre part à l’effort de construction d’une Algérie alors naissante.

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La question de la nation algérienne a été ainsi appréhendée sur des bases politiques et historicistes à travers deux textes longtemps restés méconnus.

Le premier est l’œuvre de trois militants du Parti du peuple algérien-Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (PPA-MTLD) : SadekHadjres, Yahia Henine et Mabrouk Belhocine. Ils publièrent en 1949 une brochure qu’ils intitulèrent « L’Algérie libre vivra », et dans laquelle ils défendaient une vision constructiviste de la nation ne reposant sur aucune unicité : ni raciale, ni religieuse, ni linguistique.

Le second est l’œuvre de Bachir Hadj Ali, rédigé en 1958 et intitulé « L’essai sur la nation algérienne ». L’auteur y développe une vision tout aussi constructiviste, critiquant la notion de « nation en formation » et postulant qu’une minorité parmi « la minorité européenne » pouvait « fusionner » avec les « autochtones » dans la nation algérienne décolonisée.

Les tenants du modèle de l’unicité n’ont eu de cesse de combattre toute velléité de remise en question de ce modèle, allant même jusqu’au reniement pur et simple de l’hétérogénéité du corps social algérien

Les deux textes qui ont valu à leurs auteurs de vives critiques de la part d’un certain nombre de leurs camarades du parti qui les qualifièrent de « berbéristes », sont annonciateurs de la confrontation idéologique qui a secoué le mouvement national algérien durant la guerre de libération et s’est poursuivi au-delà de l’indépendance.

Ayant fini par prendre le dessus, les tenants du modèle de l’unicité n’ont eu de cesse de combattre toute velléité de remise en question de ce modèle, allant même jusqu’au reniement pur et simple de l’hétérogénéité du corps social algérien. Ce reniement a été d’abord construit sur une base confessionnelle, avant d’englober le critère linguistique.

Le nationalisme ethno-religieux exclusif

Le code de la nationalité algérienne de 1963, dans son article 34, prévoit que « le mot ‘’algérien’’ en matière de nationalité d’origine s’entend de toute personne dont au moins deux ascendants en ligne paternelle sont nés en Algérie et y jouissaient du statut musulman. »

La conséquence directe de cet article fut que seuls ceux qui jouissaient du « statut musulman » pendant la période coloniale n’étaient considérés comme des nationaux d’origine. Étaient exclus de cette catégorie les anticolonialistes européens et juifs qui, s’ils voulaient devenir Algériens, devaient formuler une demande de naturalisation en fournissant « la preuve ou une offre de preuve suffisamment circonstanciée de [leur] participation à la lutte de libération nationale ». Le nationalisme révolutionnaire est ainsi supplanté par un nationalisme d’apparence religieuse.

L’adoption en février 2016 de la révision de la Constitution démontre, si besoin est, la frilosité de l’État algérien face à toute tentation de réelle ouverture vers la diversité.

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Symptôme de cette frilosité, contrairement à l’arabe et à l’islam, le tamazight n’est pas mentionné dans l’article 212 se rapportant aux constantes auxquelles « toute révision constitutionnelle ne peut porter atteinte ». Autrement dit, cette timide ouverture vers le composant amazigh de la nation n’est constitutionnellement pas à l’abri d’un nouveau repli.

En Kabylie, depuis le tournant de 2001, le Front des forces socialistes (FFS) et le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), des partis principalement kabyles et enracinés quasi exclusivement dans la région bien que se voulant nationaux, ont beaucoup perdu de leur superbe et ne parviennent plus à mobiliser la jeunesse kabyle.

En Kabylie, depuis le tournant de 2001, le Front des forces socialistes (FFS) et le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), ont beaucoup perdu de leur superbe et ne parviennent plus à mobiliser la jeunesse kabyle

Des mouvements (re)mettant la Kabylie au centre du débat, notamment le Mouvement pour l’autonomie (puis pour l’autodétermination) de la Kabylie (MAK), sont apparus, introduisant un florilège de termes nouveaux dans le paysage politico-médiatique algérien : autonomie, auto-détermination, souverainistes kabyles, nationalisme kabyle, kabylisme, kabylo-centrisme, etc.

Autant de termes dont les champs sémantiques gravitent autour du lexème « kabyle » et qui nourrissent le débat autour du destin de la Kabylie au sein ou en dehors de l’Algérie.

Fait hautement révélateur, nombreux sont ceux qui n’hésitent pas à s’appuyer sur ce qu’ont subi les militants nationalistes kabyles au sein du mouvement national algérien durant la crise dite berbère, ainsi que sur les événements du Printemps noir, pour y puiser un discours d’affirmation kabyliste.

Il est vrai aussi que les contours d’un tel nationalisme sont encore mal définis et que les courants sont multiples allant de la revendication d’une simple autonomie jusqu’aux velléités indépendantistes

Les deux épisodes historiques sont encore vécus comme une trahison, voire comme une humiliation, et ne manquent pas de resurgir dans la conscience politique kabyle bien des décennies plus tard.

Il est vrai qu’un débat existe entre ceux qui soutiennent qu’il s’agit là de la naissance d’un nationalisme kabyle et ceux qui disent qu’il s’agit plutôt d’une renaissance, affirmant que le nationalisme kabyle a déjà existé avant de se fondre dans le nationalisme algérien.

Il est vrai aussi que les contours d’un tel nationalisme sont encore mal définis et que les courants sont multiples allant de la revendication d’une simple autonomie jusqu’aux velléités indépendantistes. Mais il n’en demeure pas moins qu’on assiste incontestablement à une remise de la Kabylie au centre du débat public et que de plus en plus de jeunes se revendiquent kabylo-centriques, et ce, quelle que soit leur orientation politique.

-Nourredine Bessadi est enseignant-chercheur à l'Université Mouloud-Mammeri de Tizi Ouzou, en Algérie. Il est en même temps traducteur et consultant indépendant. Il travaille sur les questions se rapportant au genre, aux politiques linguistiques et aux droits humains. Il est le fondateur de Babel Consulting, une entreprise de conseil en communication. 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Des femmes sont assises devant la maison de Massinissa Guermah, en 2003 : le jeune lycéen de 18 ans avait été tué deux ans plus tôt dans une gendarmerie de Beni Douala en Kabylie et sa mort avait déclenché un soulèvement, le Printemps noir (AFP).

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