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Ce que l’interdiction du prénom Jihad révèle de la société française

La récente décision de justice interdisant à un couple d’appeler son enfant Jihad prouve qu’en France, porter un nom à consonance étrangère, et plus spécifiquement d’origine arabo-musulmane, peut induire préjudices et discriminations

Le 2 août 2017, un couple toulousain choisit de prénommer son enfant Jihad. Un prénom qui ne laisse pas indifférent dans un contexte français de lutte contre le terrorisme. Conformément à l’article 57 du code civil, qui stipule que si les choix du prénom « paraissent contraires à l’intérêt de l’enfant […], l’administration municipale a saisi sans délai le procureur de la République », l’administration municipale saisit le procureur afin de trancher sur la pertinence de ce choix.

Nommer son enfant Jihad, n’est-ce pas préjudiciable ? Le tribunal de grande instance a rendu sa décision le 13 avril 2018 : la mention du prénom Jihad est annulée sur les actes d’état-civil de l’enfant, dans son intérêt. Cette décision s’accompagne exceptionnellement de l’attribution d’un nouveau prénom, en procédant à la permutation des voyelles qui composent le prénom initial. Le juge a attribué le prénom Jahid à l'enfant.

Étymologie versus idéologie

Chez les musulmans, la notion de Jihad est polysémique. Plus connue pour son sens lié à la guerre sainte, le Jihad fait néanmoins référence au travail contre l’ego que tout musulman doit réaliser durant sa vie en vue de perfectionner son caractère. Mais depuis les attentats du 11 septembre 2001 sur le sol américain, puis des attentats qui ont touché l’Europe ces dernières années, et notamment la France depuis janvier 2015, le Jihad renvoie au terrorisme islamique.

Or, les prénoms renseignent sur le sexe, l’origine mais également sur les valeurs ou opinions parentales. Les prénoms n’ont pas seulement pour fonction de dénommer, ils possèdent également un fort pouvoir de connotation.

La décision de justice relative au petit Jihad est exceptionnelle. Une recherche dans les bases de données de l’INSEE montre en effet que le prénom Jihad, recensé sous la forme Djihad, a été donné trois fois en 2002, 2003 et 2004, six fois en 2006 et 2009, dix fois en 2010, sept fois en 2011 et quatre fois en 2013. Au vu du nombre de naissances, ce prénom est donc rare et marginal. Mais jusqu’en 2017, aucun officier d’état civil n’avait estimé nécessaire d’alerter le procureur de la République.

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Cette décision vient signifier que ce prénom peut nuire à l’enfant. L’enfant prénommé Djihad est de fait soumis à une imaginaire collectif contextuel qui renvoie à la « guerre sainte » et aux attentats.

Nommer son enfant Jihad peut ainsi être perçu par certains comme une adhésion au terrorisme, ce qui induit inéluctablement des conséquences défavorables et une stigmatisation de l’enfant. Dans le cas du petit Jihad, nous ignorons toutefois les motivations des parents ainsi que le sens qu’ils attribuent à ce prénom.

Retour du refoulé prénominal

En 1803, sous Napoléon, la loi du 11 germinal an XI limite le choix des prénoms « aux noms en usage dans les différents calendriers » ou aux noms « des personnages connus de l’histoire ». Sa mise en place nécessite alors un contrôle annuel des prénoms enregistrés, qui pouvait conduire à des avertissements adressés aux officiers d’état civil lorsqu’ils acceptaient des prénoms incongrus.

Aujourd’hui, de manière moins contraignante, les procédures de naturalisation encouragent la francisation des prénoms. Cependant, on observe une faible adhésion à cette pratique chez les immigrés d’Afrique du Nord.

« La francisation devra tendre autant que possible à faire perdre aux noms leur aspect et la consonance étrangers »

- Circulaire du 23 avril 1947 relative à l’instruction des demandes de naturalisation

L’enjeu qui sous-tend cette procédure relève des politiques d’intégration, voire d’assimilation, qui trouvent dans le choix du prénom un révélateur de l’effort d’intégration consenti par le postulant. L’objectif est clairement identifié dans la circulaire du 23 avril 1947 relative à l’instruction des demandes de naturalisation, qui précise que « la francisation devra tendre autant que possible à faire perdre aux noms leur aspect et la consonance étrangers. »

En 1955, l’instruction générale relative à l’état civil, qui aide les officiers d’état civil dans leurs tâches administratives, précise qu’il faut « refuser d’enregistrer les prénoms de fantaisie » (JO, 22 septembre 1955).

C’est ainsi que le prénom Titeuf, inspiré d’un personnage de dessin animé et de BD, sera refusé par un arrêt de la Cour de cassation du 15 février 2012, au même titre que le prénom MJ par la cour d’appel d’Amiens le 13 décembre 2012. À chaque fois, les refus sont motivés par l’intérêt de l’enfant.

Discriminations

En France, les différents travaux portant sur les préjudices subis par les personnes d’ascendance africaine du fait de leurs patronymes nous informent que porter un nom à consonance étrangère, et plus spécifiquement d’origine africaine ou nord-africaine, induit un coût discriminatoire pour les personnes concernées.

Changer de nom n’est pas un acte anodin, il renseigne sur la société dans laquelle évoluent les individus. Doit-on changer de prénom, voire de nom, pour exister en tant que Français ?

Les recherches d’emploi sont plus difficiles et les recherches de logement ne ressemblent en rien à une formalité mais bien plus à une épreuve. Les « CV testing » prouvent que le prénom a une charge importante dans la considération d’une candidature professionnelle, par exemple.

L’une des stratégies envisagées par les personnes qui souffrent de ces discriminations polymorphes peut être de considérer la francisation de leur prénom.

Une réforme sur la libéralisation et la décentralisation de la procédure de changement de nom a été récemment introduite en France. Une étude révèle que 80 % des candidats ont au moins un parent né à l’étranger. Cette réforme, qui facilite le changement de prénom sans avoir recours à un avocat, rencontre un relatif succès.

Ce succès doit toutefois être questionné à l’aune des inégalités qui persistent en France et qui amènent certaines personnes à changer de prénom à cause des discriminations dont elles sont victimes. Changer de nom n’est pas un acte anodin, il renseigne sur la société dans laquelle évoluent les individus. Doit-on changer de prénom, voire de nom, pour exister en tant que Français ?

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Une autre stratégie pratiquée par les parents est le recours à des prénoms moins connotés qui se prononcent en arabe comme en français tout en laissant un flou quant à l’origine de la personne qui le porte.

Les parents ont aussi tendance à choisir des prénoms qui se fondent dans le cadre national, ce qui relève de l’acculturation. C’est ce calcul rationnel des « coûts d’opportunité » qui influe sur le choix du prénom de l’enfant.

La décision de justice du tribunal de Toulouse s’inscrit donc dans un contexte particulier caractérisé par un état d’alerte vis-à-vis du danger terroriste, dans lequel les représentants de l’État s’évertuent à discerner le moindre signe de radicalisation afin de traiter le mal à la racine. Mais comme le rappelle la professeure de langue et de civilisation arabes Ruth Grosrichard, qui explique que Jahid, le prénom attribué par le juge, est en fait « l’impératif de la forme verbale ‘’Jâhada’’, qui veut dire ‘’fournir un effort’’ mais aussi ‘’faire le jihad’’ », « l’enfer est pavé de bonnes intentions ».

- Hanane Karimi est sociologue et doctorante en sociologie à l’Université de Strasbourg, laboratoire Dynamiques européennes. Sa thèse porte sur l’« agency » de femmes françaises musulmanes dans le contexte de la « nouvelle laïcité ». Elle est titulaire d’un master en Éthique (CEERE-France). Diplômée du Yale Bioethics Center, elle dispense des formations en éthique médicale transculturelle ainsi qu’en laïcité. Hanane Karimi est également une militante féministe et antiraciste.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : des officiers de la garde républicaine française mettent le drapeau national en berne au palais présidentiel de l’Élysée, à Paris, le 15 juillet 2016, alors que le gouvernement français a annoncé trois jours de deuil national suite à l’attentat de Nice (AFP).

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