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En Égypte, la satire politique a encore de beaux jours devant elle

Des conditions de vie difficiles ont longtemps poussé les Égyptiens à se défouler à travers la satire et la comédie, et cela continuera, même si Sissi semble leur avoir fait perdre le sens de l'humour

Il était une fois un homme qui trouva une lampe magique. Il la frotta pour la nettoyer, et un génie lui apparut. Il lui demanda ce qu’il souhaitait.

L’homme répondit : « Je veux un pont qui relie Le Caire à Assouan [pas moins de 800 km] ». Le génie s’excusa : « Ça dépasse largement mes compétences. Demande donc autre chose ».

L’homme demanda alors au génie de mettre fin à la domination d’Hosni Moubarak. Le génie répondit : « Bon alors, ce pont, tu le veux à une voie, ou à deux ? »

Plaisanteries politiques et satire ont longtemps été pour les Égyptiens, le moyen principal, et généralement le seul, d’exprimer leurs frustrations sans finir derrière les barreaux. Dans un pays sous régime semi-militaire, voire militaire, depuis 1952 (à l’exception de l’année du règne des Frères musulmans), se moquer de l’élite dirigeante – et cibler le président en particulier – est devenu une sorte de passe-temps national.

Le satiriste Bassem Youssef n’a pas été autorisé à retourner en Égypte, où l’attendrait la prison (AFP)

Les dirigeants successifs ont chacun donné aux Égyptiens différents contextes et de bonnes raisons de se moquer d’eux. Néanmoins, la plupart des thèmes de la satire égyptienne tourne autour de l’oppression politique et de l’absence générale de liberté d’expression, car toutes deux font depuis toujours partie, à des degrés divers, du paysage social et politique du pays.

Dans son livre Some of My Memories (Quelques-uns de mes souvenirs), l’éminent journaliste égyptien Amr Abd El Samie pointe que la satire politique s’est épanouie sous le règne du président Gamal Abdel Nasser, principalement autour de ces thématiques : le contrôle du gouvernement par les services de renseignement égyptiens, et la répression de la dissidence politique. Les plaisanteries politiques se sont multipliées pendant cette période parce que Nasser avait beaucoup d’ennemis, d’un bout à l’autre des spectres sociaux et politiques, souligne Samie.

Ce système, qui ne supportait pas de voir la moindre émission de télévision satirique, n’allait donc certainement pas supporter cette façon, brutalement crue, d’humilier son président

En butte aux communistes, gauchistes et libéraux, ainsi qu’aux aristocrates qui perdirent leur titre de propriété sur leur foncier dans tout le pays, Nasser était la cible de blagues racontées par toutes sortes de gens. En voici l’une des plus populaires : « L’un de mes amis s’est fait arracher une dent par les narines ». Son ami répond : « Et pourquoi pas par la bouche ? » « Parce que personne ne peut plus ouvrir la bouche » (expression égyptienne pour désigner l’acte d’exprimer des objections)

Autre blague : alors que Nasser est en train de faire un discours, dans le public, quelqu’un éternue. Nasser s’interrompt et demande : « Qui vient d’éternuer ? ». Pas de réponse. Alors, il ordonne d’ouvrir le feu sur le premier rang. Il demande à nouveau : « Qui a éternué ? ». Toujours pas de réponse. Il donne donc l’ordre de tirer sur le deuxième rang. Il pose une troisième fois sa question, et l’une des personnes dans le public avoue enfin : « C’était moi, Monsieur le président ». Et Nasser de répondre : « À vos souhaits ! ».

Sur les traces de Nasser mais « avec une gomme à effacer »

Anouar el-Sadate, qui succéda Nasser à la présidence, a également essuyé sa part de moqueries. L’une des blagues les plus populaires tournait autour de sa célèbre déclaration : « Je marche sur les traces de Nasser » – ce à quoi les Égyptiens ajoutaient, « avec une gomme à effacer ».

Une autre plaisanterie évoquait la décision de Sadate de remettre à plus tard la reconquête militaire de la péninsule du Sinaï, alors sous occupation israélienne. Il y est question d’un arbagi (cocher d’une charrette) qui bloque l’accès à un pont alors que personne ne gêne la circulation devant lui. Quelqu’un remonte la file des véhicules et demande : « Pourquoi t’es-tu arrêté ? » Ce à quoi l’arbagi répond : « Qu’est-ce que j’en sais, moi ? Demande à l’âne [Sadate] ».

Pour les prochaines élections, tous les principaux rivaux de Sissi ont soit abandonné la partie, soit été incarcérés (Aaya Al-Shamahi)

Nasser et Sadate ont également reçu leur juste part de critiques, par le biais de chansons, poèmes et livres. Le joueur d’oud et chanteur Sheikh Emam, avec le poète Ahmed Fouad Negm, ont interprété ensemble des morceaux comme Four Who Will Surely Go To Hell (En voilà quatre qui iront à coup sûr en enfer), en référence à quatre membres du Conseil de direction de la révolution, après le coup d’État de 1952, dont Nasser. Un autre morceau, intitulée The Thing (La Chose), critique les politiques du libre marché adoptées par Sadate, suite aux accords de Camp David, et suggère que Sadate prenait ses décisions sous l’emprise d’une forte dose de haschich.

Moubarak fut aussi la cible de maintes moqueries, principalement autour de son règne de trois décennies. Dans une blague populaire en période électorale, on demande à Moubarak s’il va faire ses adieux au peuple égyptien – ce à quoi il répond : « Pourquoi ? Il s’en va ? »

Répression gouvernementale

Depuis quelques temps, les rues du Caire résonnent de plus en plus souvent, surtout dans les quartiers défavorisés, d’un bruit très étrange : celui de deux boules qui claquent l’une contre l’autre. Ce clap-clap, composé d’un anneau attaché à deux ficelles, avec chacune une boule à son extrémité, a été surnommé « les boules de Sissi ». Ce jouet fait fureur auprès des enfants les plus pauvres, mais il n’a pas été vendu dans les zones plus huppées du Caire – où la présence policière est plus forte : ce genre d’humour est moins à leur goût.

En novembre dernier, la direction de la sécurité de Gizeh a publié un communiqué annonçant que les forces de sécurité avaient arrêté 41 vendeurs et confisqué 1 403 paires du nouveau jouet au nom du « maintien de la sécurité, de l’ordre et de la moralité publique, et de la protection des vies ». La déclaration ajoutait que la répression visait à « s’opposer à ce comportement négatif qui corrompt l’esprit des enfants et la psyché des citoyens ».

Cela appelle deux observations importantes. Tout d’abord, la déclaration du ministère ne mentionnait pas le véritable nom donné par les gens à ce jouet – cela impliquerait en effet d’associer les mots « boules » et « Sissi » – hardiesse inconcevable pour tout fonctionnaire. Deuxièmement, sa confiscation a en fait attiré davantage l’attention sur le jouet, piquant ainsi la curiosité d’un grand nombre de gens qui n’en avaient jamais entendu parler auparavant.

Ces initiatives du régime, qui s’attaquent à un comportement bien inoffensif finalement, ont tendance à susciter beaucoup de sarcasmes, puisqu’elles contrastent violemment avec l’échec lamentable du régime à vaincre le terrorisme, dans la péninsule du Sinaï en particulier.

À LIRE : Les « boules de Sissi ne font pas rire la police égyptienne »

Ce système, qui ne supportait pas de voir la moindre émission de télévision satirique, n’allait donc certainement pas supporter cette façon, brutalement crue, d’humilier son président.

Le scandale autour des « boules de Sissi » représente un tournant très intéressant quant à la façon dont les Égyptiens se moquent de leurs souverains. On notera que les enfants sont les plus nombreux amateurs de ce jouet, sous-produit de la révolution qui a ouvert tous les Égyptiens à la politique.

L’émergence des « boules de Sissi » a plusieurs explications. La plus évidente étant l’argent : dans un pays souffrant de conditions économiques désastreuses, on s’offre volontiers un jouet riche en insinuations politiques. Une présence permanente en est une autre, importante : le claquement dans les rues est un pâle rappel des chants révolutionnaires, et le jouet incarne la volonté collective d’être à la hauteur de la situation – quoique timidement.

La dernière, et sans doute la principale, c’est le nom du jouet – signe d’un courage certain à rabaisser et dégrader l’image du président et tout ce qu’il représente.

Le point de non-retour de l’Égypte

Dans le même temps, Saeed Sadeq, professeur de sociologie politique à l’Université américaine du Caire, a mis en lumière la pénurie actuelle de blagues sur le président. Sadeq a déclaré – sur Masr Al Arabia – l’un des sites bloqués en Égypte, que les plaisanteries politiques n’ont pas disparu. Elles ont seulement été supplantées par tous ces Égyptiens qui critiquent directement l’état de leur pays – sur les médias sociaux.

La vie quotidienne en Égypte est de plus en plus difficile, d’où cette évolution. Les mesures de réforme économique prises par le gouvernement d’Abdel Fattah al-Sissi ont ébranlé le peuple égyptien, malgré les promesses gouvernementales de lendemains qui chantent.

En 2017, la vie quotidienne des Égyptiens a été frappée par des hausses de prix extrêmes. Le prix du billet de métro a doublé, passant de 1 EGP à 2 EGP (0,04 à 0,09 euro), et devrait encore augmenter en 2018. Quant aux bouteilles de gaz butane, pour la cuisine, elles ont augmenté de 100 %, passant de 15 EGP à 30 EGP (0,7 à 1,40 euro), et le prix de l’essence a également augmenté de façon significative, ce qui a impacté le prix de la nourriture et des transports publics. Cigarettes et cartes de recharge pour téléphones mobiles ont également grimpé en flèche.

Ce jouet, fait d’un anneau à deux cordes avec des boules aux extrémités, a été surnommé « testicules de Sissi » (AFP)

Selon les statistiques, l’Agence centrale de la mobilisation publique et des statistiques (CAPMAS), 28 % de la population vivait sous le seuil de la pauvreté en 2015, contre 26 % en 2012. En juillet, l’inflation a dépassé 34 %, son taux le plus haut en 30 ans, tandis que la dette publique atteignait 322 millions de dollars (258 millions d’euros).

Leurs si pénibles conditions de vie poussent les gens à se tourner vers la satire et la comédie, mais la plupart des Égyptiens ont atteint le point de non-retour, là où ils en perdent le sens de l’humour.

Le gouvernement actuel s’est permis des réformes sans précédent dans l’histoire de l’Égypte, et cette thérapie de choc semble avoir sonné la plupart des gens. De la cession à l’Arabie saoudite des îles de la mer Rouge , à l’évacuation des villes et des villages du Sinaï, en passant par les mesures économiques susmentionnées, les Égyptiens sont gravement désorientés.

Les attaques constantes de combattants armés ont aggravé le chaos. Selon le Al-Ahram Center for Political and Strategic Studies, entre 2015 et 2017, 1 165 opérations « terroristes » ont été menées en Égypte.

Le 24 novembre 2017, l’Égypte fut victime de l’un des attentats terroristes les plus meurtriers de son histoire. Des combattants brandissant des drapeaux de l’État islamique ont attaqué la mosquée al-Rawda au nord du Sinaï, tuant 305 personnes et en blessant 128 autres.

Le rôle des médias sociaux

Dans ce contexte, les réseaux sociaux ont transformé la façon dont s’expriment les jeunes Égyptiens. Dans un pays où la moitié de la population a moins de 25 ans et où 17 millions de personnes possèdent un compte Facebook, les réseaux sociaux constituent sans doute le dernier refuge de la liberté d’expression – enfin, relativement. Les autorités égyptiennes ont bloqué des centaines de sites et le pays est devenu la troisième plus grande prison de journalistes au monde.

Facebook en particulier a donné naissance à de nouvelles façons de se moquer du système. Mimes, bandes dessinées et scénarios de fictions ont pris de l’importance. La satire est devenue plus sophistiquée, avec des textes au deuxième, voire au troisième degré, chargés de toujours plus d’insinuations. Dans une société où un mot peut vous valoir la prison, voire la condamnation à mort, l’humour noir est devenu une incontournable méthode d’adaptation.

« Je suis heureux de présenter au peuple d’Égypte… Moussa Moustafa Moussa, un candidat digne de se présenter contre moi ! ». M. Moussa Moustafa Moussa, seul concurrent du président Sissi à la présidentielle (Aya Al-Shamani)

La satire en ligne Big Brother de Mohamed Andeel attire autant les intellectuels – grâce à ses références orwelliennes au régime – que les Égyptiens de la classe ouvrière, car ce nom renvoie aux valeurs patriarcales, fondamentales en Égypte, où le frère aîné a presqu’autant d’autorité dans la famille que le père.

En présentant son alter ego, Andeel parle comme s’il avait tout compris, balayant d’un revers de main les arguments du public sur l’état de la société égyptienne, et leur oppose ses propres contre-arguments, qui ont toutes les apparences d’être pro-étatiques. Il offre en fait des solutions alternatives aux problèmes qui affligent l’Égypte, dont son système éducatif.

Le gouvernement égyptien, qui détient des dizaines de milliers de prisonniers politiques, semble déterminé à museler toutes les voix dissonantes avec la petite musique du gouvernement

Comme indiqué plus haut, l’État égyptien n’apprécie pas le sens de l’humour de son peuple. Parmi les plus notoires, le cas de Bassem Youssef. Suite à son émission de satire politique, « Al Bernameg », Youssef a été interdit de rentrer en Égypte, où l’attendrait la prison et une amende d’environ 3 millions de dollars (2,4 millions d’euros).

D’autres l’ont payé encore plus cher. Fin 2015, Amr Nohan a été condamné à trois ans de prison ferme, condamné par un tribunal militaire pour avoir partagé du contenu satirique sur Facebook. Nohan avait, à l’aide de Photoshop, collé des oreilles de Mickey sur une photo de Sissi, et posté des commentaires antigouvernementaux sur son profil Facebook – en plus de ses plaintes contre l’armée, lors de conversations privées écoutées par des officiers du renseignement militaire. Il a en conséquence été jugé pour avoir eu « des pensées hostiles à celles du régime en place ».

L’avenir de la satire politique

À l’occasion du cinquième anniversaire de la révolution égyptienne, le 25 janvier 2011, le comédien Shady Abu Zaid et l’acteur Ahmed Malek décidèrent de célébrer l’occasion d’une manière très peu orthodoxe. Le duo a choisi de faire une blague à la police égyptienne, en distribuant des ballons – des préservatifs gonflés – sur lesquels était écrit : « De la part de la jeunesse égyptienne pour la police, le 25 janvier ».

Dans une vidéo de leur farce, Abu Zaid et Malek font semblant de faire la fête avec des foules pro-régime sur la place Tahrir, d’embrasser des officiers, de faire ensemble des selfies, et distribuent leurs préservatifs gonflés.

Suite à cette vidéo, devenue virale, une enquête criminelle a été lancée. L’adhésion de Malek au syndicat des acteurs a été temporairement suspendue et ils ont tous deux fait l’objet de sévères critiques dans la société pour avoir osé toucher aux « intouchables ».

Enfin, à la fin de l’année dernière, Eslam El Refaei fut arrêté pour avoir rejoint un groupe « terroriste » illégal. Personnage reconnu dans l’industrie technologique égyptienne, célèbre pour son sens de l’humour obscène sur les réseaux sociaux (principalement Twitter et Facebook), où ses amis ont fermé son profil, Refaei n’est aucunement impliqué dans la politique égyptienne.

Son arrestation en a choqué plus d’un, démystifiant l’idée qu’il suffit de rester à l’écart de la politique pour éviter les ennuis. Il semble que la seule façon de vivre en sécurité de nos jours c’est de rester silencieux, ou « se mettre une chaussure dans la bouche », pour traduire littéralement une expression égyptienne.

Le gouvernement égyptien, qui détient des dizaines de milliers de prisonniers politiques, semble déterminé à museler toutes les voix dissonantes avec la petite musique du gouvernement.

Les autorités égyptiennes semblent plus soucieuses de réprimer la dissidence politique que de combattre les groupes armés meurtriers. Sissi, qui engage des dépenses militaires somptuaires, semble plus enclin à satisfaire ses homologues étrangers que ses compatriotes égyptiens.

La satire politique a encore de beaux jours devant elle en Égypte, où les citoyens trouveront toujours le moyen d’exprimer leur ressentiment devant l’état du pays. Les autorités égyptiennes vont devoir s’y faire : il est impossible de contrôler l’espace public, et traiter la jeune génération en adversaire les condamnera immanquablement à l’échec.

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Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Caricatures du président Sissi (Aaya Al-Shamahi).

Traduit de l'anglais (original) par Dominique Macabies.

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