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Femmes, musulmanes et rhétoriques : pour en finir avec l’expression « femme voilée »

Faut-il, en 2017, rappeler les évidences ? Doit-on expliquer que les « femmes voilées » ne sont pas des objets ? Il semblerait que oui

Le 25 janvier dernier, Stéphane Durand-Souffland, journaliste au Figaro, raconte le procès de l’historien Georges Bensoussan poursuivi pour des propos tenus sur France Culture et relevant, selon les plaignants, de « provocation à la haine raciale » : « [...] dans les familles arabes en France, l’antisémitisme, on le tète avec le lait de sa mère ».

Lila Charef, avocate et responsable juridique du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), est appelée à la barre. Mais ni ses fonctions, ni son nom ne seront mentionnés dans l’article, l’auteur la chosifiant en la qualifiant à deux reprises de « voile » (« esquive insolemment le voile fleuri », « insiste le voile ».) Comment un tel degré de déshumanisation et d’effacement de l’individu a-t-il été rendu possible ? Que révèle ce processus de dépersonnalisation ?

« Femme voilée » ou femme-objet ?

L’emploi ou non des mots désignant une catégorie de personnes reflète souvent la perception sociale de celle-ci. Le langage, et plus particulièrement celui qui dénomme et qualifie, peut être porteur de stigmate – au sens ou Erving Goffman, sociologue et linguiste, l’entend, c’est-à-dire « un attribut qui jette un discrédit profond » sur celui qui le porte – et peut donc servir d’outil d’expression de rejet.

Les mots ont un sens et les expressions véhiculent des idées. Ici, l’utilisation contribue à entretenir les clichés et la stigmatisation de celles qui portent le foulard 

Depuis plusieurs dizaines d’années, l’expression « femme voilée » pour désigner une femme visiblement musulmane – c’est-à-dire dont la tenue indique sa confession religieuse – est très largement utilisée. Du langage ethnologique, elle est très vite passée au politique et médiatique.

Cette expression factuelle semble seulement renvoyer au descriptif. Mais au-delà de la simple terminologie, les mots ont un sens et les expressions véhiculent des idées. Ici, l’utilisation contribue à entretenir les clichés et la stigmatisation de celles qui portent le foulard ; la sortie de la ministre des Droits des femmes, Laurence Rossignol, comparant les femmes choisissant le voile aux « nègres américains pour l’esclavage » illustre bien ce fait.

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Frantz Fanon est l’un des premiers à avoir dévoilé l’enjeu recouvrant le voile. S’il utilise les expressions « femme voilée » et le mot « voile » seul, il n’omet jamais de préciser le rôle décisif de la femme qui le revêt, rappelant avec force comment les femmes algériennes ont utilisé ce voile dans la résistance à la colonisation française : « ce voile […] va devenir l’enjeu d’une bataille grandiose, à l’occasion de laquelle les forces d’occupation déploieront leurs ressources les plus puissantes et les plus diverses, et où le colonisé déploiera une force étonnante d’inertie » ; « Voile enlevé puis remis, voile instrumentalisé, transformé en technique de camouflage, en moyen de lutte. »

Néanmoins, dans le discours dominant, cette expression envisage « la femme » sous le seul prisme de son « voile », elle efface toute individualité, faisant de la femme qui le porte une représentante de sa « communauté ».

Cette formulation participe également à l’image de la femme musulmane aliénée et soumise. Le participe passé « voilée » suggère une passivité dans une situation subie, voire imposée.

Cette formulation participe également à l’image de la femme musulmane aliénée et soumise. Le participe passé « voilée » suggère une passivité dans une situation subie, voire imposée

On retrouve d’ailleurs l’usage du participe dans d’autres catégorisations ; celle de la personne dite « handicapé-e » étant la plus manifeste, car le complément d’agent est habituellement abandonné : handicapé-e, par qui/quoi ? Ici, l’adjectif est même devenu substantif, la personne disparaissant sous la qualification sans être dénommée. Réduite à son stigmate, elle apparait comme assujettie, aux capacités intellectuelles réduites et sans libre arbitre.

Aussi, de la même façon que « femme en situation de handicap » est de loin plus juste que « femme handicapée », « femme qui porte le voile » est plus pertinent que « femme voilée ». Il s’agit avant tout d’éviter toute dépersonnalisation/déshumanisation qui aboutit fatalement à l’objectification pour finir par l’effacement.

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De même, à noter que le « voile » est toujours employé au singulier, la communauté musulmane étant perçue comme monolithique. Encore une fois, cette formulation tend à effacer toute singularité. Il n’y a pas « un » « voile », mais une multitude de femmes qui le portent pour des raisons diverses et variées (religieuses, culturelles, folkloriques, féministes...).

L’utilisation de ce mot a ceci de commode qu’il permet de le distinguer de la femme qui le porte, sans risquer donc d’être taxé de sexisme, d’islamophobie ou de racisme genré. Rattacher la critique à l’objet-voile permet de faire l’économie du respect de la dignité humaine en même temps que de la parole de celles qui le portent, tout en justifiant les lois et mesures d’exception dont elles sont victimes puisque ces dispositifs ne concernent que... le voile/foulard/hijab. Ainsi parle-t-on de : l’« affaire du foulard » (1989-2004), l’« affaire de la "burqa" » (2009-2010), le « port du voile », la « loi sur le voile », l’« affaire du burkini »...

Au risque de rappeler l’évidence, le voile est un objet et n’a pas d’existence propre. Ainsi, les différentes lois d’interdiction du voile ne visent pas un voile seul, mais bien celles qui le portent

Au risque de rappeler l’évidence – on en est là –, le voile (ou tout autre couvre-chef islamiquement connoté) est un objet et n’a pas d’existence propre. Ainsi, les différentes lois d’interdiction du voile, que ce soit celle de 2004 du « voile à l’école », celle dite de la « burqa » ou voile intégral de 2010 ou encore les arrêtés municipaux anti-burkini de l’été 2016, invalidés depuis par le Conseil d’État, ne visent pas un voile seul, mais bien celles qui le portent.

Elles interdisent ou restreignent à des femmes, car visiblement musulmanes, l’accès à l’éducation, aux diplômes, et donc au marché de l’emploi et même à certains lieux publics (accès à l’école de leurs enfants et accompagnement de sorties scolaires, plages, restaurants, bowling, salles de sport, etc.). Ce sont ces femmes, et elles seulement, qui sont de fait victimes de fractures cumulatives de liens sociaux.

Le « voile » comme outil de déshumanisation ?

L’éternelle question du « voile » ainsi posée a pour effet de silencier les principales concernées, quand bien même il s’agit de prendre leur défense. Ainsi a-t-on pu entendre Caroline de Haas, militante féministe et femme politique, vouloir « interroger le voile » plutôt que celles qui le portent (ici, à partir de 37:15). À la question de savoir comment il serait possible de parler et dialoguer avec un objet, s’ajoute celle de la pertinence d’interroger la liberté d’une femme à disposer de son corps.

De façon générale, une femme qui affiche son autonomie d’exposer ou de dissimuler son corps est très tôt susceptible d’être frappée de sanctions sociales parfois légales. Il est ainsi notable que les interdictions liées à la tenue vestimentaire dans l’école, lieu de sociabilisation républicain par excellence, vise beaucoup plus largement les jeunes filles, et ce qu’elles portent, jupe longue ou mini-jupe.

Les mots communément employés pour désigner les femmes musulmanes traduisent un mépris, une violence d’apparence anodine mais qui signifie leur totale déshumanisation

En substance, le message envoyé est que la tenue d’une femme importe plus que son instruction ou même son élémentaire liberté d’aller et venir.

Les mots communément employés pour désigner les femmes musulmanes traduisent un mépris, une violence d’apparence anodine mais qui signifie leur totale déshumanisation. Une violence qui se traduit par des violences physiques en constante augmentation : « Les femmes, voilées ou non, restent les principales visées par les actes islamophobes : 75 % des dossiers, dont 100 % des agressions physiques les plus graves (plus de 8 jours d’incapacité totale de travail). »

Ces mots signent, enfin, non seulement la disparition de la place de ces femmes dans les discours médiatiques et politiques, mais aussi leur disparition des espaces sociaux et publics ; lieux où toutes les femmes, quelles que soient leur statut, leur condition, leur religion, ont déjà du mal à exister.

C’est dans les mots que s’inscrit la place des individus. Il est de ce fait essentiel de replacer l’individu au centre des discours qui le concernent.

- Zohra El-Mokhtari est une auteure et journaliste française.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Cet article a été publié initialement par la revue Contre Attaque(s) sous le titre « Femmes, musulmanes et rhétoriques : en finir une bonne fois pour toutes avec l’expression ‘’femme voilée’’ », le 15 mars 2017.

Photo : participants à une conférence contre l’islamophobie tenue à Saint-Denis, en région parisienne, en mars 2015 (AFP).

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