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La Constitution du 23 février 1989, l’occasion ratée

Il y a trente ans, la Constitution du 23 février 1989 mettait fin au système du parti unique, rationalisait l’économie et imposait une nouvelle gouvernance, garantissant les libertés fondamentales. Qu’en reste-t-il ? 
Le président Chadli Bendjedid serrant la main de son chef de gouvernement Mouloud Hamrouche, en décembre 1990. Tous les deux seront les architectes des réformes de la fin des années 1980 (AFP)

Lorsqu’on décline l’évolution politique contemporaine de l’Algérie par une courbe de croissance des libertés, on constate que les pics de gains démocratiques correspondent à un tarissement de la rente.

Les parenthèses, ouvertures ou brèches démocratiques « subies » par le système coïncident toutes avec des périodes de « vaches maigres ». Quatre grands tournants nous viennent à l’esprit pour étayer cette hypothèse.

D’abord, le relâchement des tutelles bureaucratiques et administratives sur les entreprises publiques, l’ouverture au secteur privé et les premières associations des droits de l’homme en 1988 ont vu le jour après l’effondrement des cours du pétrole de 1986.

Ensuite, les lois libérales de 1990, notamment associatives relatives aux droits de l’homme, correspondent au premier accord annuel de confirmation, avec le FMI, du 31 mai 1989 (pour un montant de 155,7 millions de dollars).

L’ordre rentier est inégalitaire

Par ailleurs, les réformes économiques ont été initiées avec des réserves de change ne dépassant pas 500 millions de dollars.

Enfin, le dialogue politique qui a précédé la Constitution de 1996 et ce qu’elle a apporté comme acquis en matière identitaire, de parachèvement du dernier ordre institutionnel (seconde chambre, commission de lutte contre la corruption) et de limitation des mandats correspond à une conjoncture de faillite, d’insolvabilité, de caisses vides, de cessation de paiement.

Contrairement aux apparences et aux mythes du discours populiste, l’ordre institutionnel rentier récurrent est aussi inégalitaire. 

Dans l’ensemble, nous assistons à un processus asymétrique avec : d’un côté, une socialisation de la misère, de la contrainte, un partage de l’austérité ; de l’autre côté, une privatisation de la richesse, de l’aisance et de la rente.

Après cinq jours d’émeutes, les débris jonchent la rue Didouche Mourad dans le centre-ville d’Alger, le 10 octobre 1988 (AFP)

Commençons par parler du contexte. Octobre 1988. Deux années de baisse continue des recettes pétrolières (1986-1988) ont fini par consommer totalement la formule miraculeuse du système algérien : « paix sociale contre rente ».

La « légitimité révolutionnaire » et son corollaire, le « consensus totalitaire », ne font plus recette. Ils étaient d’autant plus prédisposés à voler en éclat qu’ils n’ont enfanté qu’une forme pré-étatique d’exercice du pouvoir faisant peu cas de la légalité.

Preuve du caractère inachevé de la construction de l’État de droit, donc de l’État tout court – tant il est vrai qu’il ne peut y avoir d’État sans droit –,  notre pays a produit huit Constitutions en une courte période d’indépendance. Quatre d’entre elles sont dîtes « formelles »et quatre « matérielles» (elles assurent une fonction constitutionnelle sans en porter le nom (1962, 1965, 1992 et 1994).

Ce constitutionnalisme de crise est marqué par la production effrénée de lois fondamentales qui s’apparentent alors davantage à des « prothèses constitutionnelles »

À cet inventaire pléthorique des lois fondamentales (expression que nous préférons à celle de Constitutions) s’ajoutent nombre de destins tragiques vécus par les premiers responsables de l’État : le premier président Ben Bella est arrêté et emprisonné. Chadli Bendjedid Liamine Zeroual sont contraints de démissionner, Boudiaf est assassiné et Abdelaziz Bouteflika maintenu au pouvoir en dépit d’une incapacité manifeste à exercer ses derniers mandats.

Ce processus pré-étatique – organisé en cercle fermé d’une manière autoritaire suivant le syndrome de la clandestinité hérité de la guerre de libération nationale – est velléitaire, rédhibitoire, également précaire, inaccompli et inachevé. Parce qu’il s’agit tout le temps de textes de sortie de crise. Des textes d’arbitrage provisoire.

Mon confrère, le professeur Mohamed Boussoumah, s’appesantit à juste titre sur la notion de « constitutionnalisme de crise » (par opposition au constitutionnalisme classique) qui affecte cycliquement le système politique national. Ce constitutionnalisme de crise est un enfant illégitime de l’indépendance du pays. Il est marqué par la production effrénée de lois fondamentales qui s’apparentent alors davantage à des « prothèses constitutionnelles ».

Le réflexe du mépris de la règle de droit, associé à la sous-estimation de la caution juridique, ont poussé les équipes successives à prendre des raccourcis autoritaires.

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Les nouveaux intérêts, même issus de la proximité d’un pouvoir distributeur de rentes et de prébendes, se sentent suffisamment forts pour s’affranchir des anciens compromis et alliances, pour s’installer à leur propre compte, au prix d’une répression aveugle faisant au moins 500 morts.

La Constitution adoptée par référendum populaire le 23 février 1989 obéit à une règle commune aux opérations constituantes de notre pays : toutes sont le produit d’un « cénacle, un cercle fermé » agissant « de manière autoritaire ». Le processus démocratique est par ailleurs jugé ouvert « dans la précipitation et en cercle fermé, jalonné de faux pas, haché, conflictuel ».

Cependant, les acteurs ne semblent pas être les mêmes que ceux d’avant. Les réformes de 1990 avaient, momentanément et partiellement, rompu avec les pratiques des choix d’hommes appartenant au même sérail. 

La séquence des mesures des réformes reposait sur le préalable, étroit et ténu, que l’avènement de l’économie de marché ferait voler en éclats l’ancien système politique et écarterait mécaniquement ceux qui le symbolisaient.

Elle s’inspirait des thérapies de choc pratiquées dans certains pays d’Europe de l’Est dont le fondement doctrinal est résumé par Gary S. Becker, prix Nobel d’économie : « Il vaut beaucoup mieux engager des réformes profondes et rapides plutôt que d’attendre de découvrir la ‘’bonne’’ séquence des actions réformatrices ».

Il ajoute : « La rapidité de la transformation permet à la spontanéité et à l’inventivité des marchés de guider l’évolution, plutôt que de confier ce rôle aux économistes et aux planificateurs publics. L’introduction rapide de réformes majeures présente aussi l’avantage de prendre de court les groupes d’intérêt qui bénéficiaient du régime et qui n’ont pas, de ce fait, le temps de s’organiser pour freiner et étouffer la réforme ».

Un char stationne à un carrefour d’Alger, le 10 octobre 1988. Une vingtaine de personnes ont été tuées au cours d’une manifestation, le même jour dans le quartier de Bab-el-Oued (AFP)

Le professeur Boussoumah parle d’une « révolution politico-juridique en douceur », avec la projection de nouvelles données pour l’État : « Parmi ses projections, elle inscrit la ‘’sortie’’ de l’armée de la nation pour en devenir en principe sa ‘’propriété’’. D’autres conséquences sont notables aux plans du droit et des institutions ».

Au plan doctrinal, la nouvelle loi fondamentale porte une double signification : assurer une (nouvelle) légitimité pour l’accès ou le maintien au pouvoir, d’une part ; désengager l’État de l’économie, d’autre part.

À l’exception des facteurs identitaires (la place de l’arabe, langue nationale et officielle, et de l’islam ‘’religion de l’État’’), la Constitution de 1989 va complètement élaguer toute référence à l’option socialiste et révolutionnaire, à la Charte nationale et au parti unique, avant d’ouvrir une nouvelle page dans l’histoire de l’Algérie post-coloniale : celle des libertés.

De nouveaux droits apparaissent, comme le droit de grève préalablement réservé au secteur privé et désormais élargi à toute l’activité économique

Le fait nouveau majeur de la loi fondamentale est l’irruption de deux locutions jusque là ignorées : la « liberté » qui charpente le texte en substitution à l’option socialiste (qui avait corseté les Constitutions précédentes), d’une part ; et le peuple, en substitution aux masses populaires anciennement vénérées comme moteur de l’histoire, d’autre part.

Outre l’abolition des discriminations pour cause de naissance ou d’opinion, de nouveaux droits apparaissent pour la première fois : le droit de grève préalablement réservé au secteur privé et désormais élargi à toute l’activité économique, entreprises publiques comprises, tandis que de nouveaux droits et libertés sont admis pour la première fois, notamment deux : la défense des droits de l’homme et des libertés (art. 32 et 33) et ceux à « caractère politique » (art. 40).

Le nouveau texte ambitionne de démocratiser le système politique en empruntant deux voies : la séparation des pouvoirs (et non plus des fonctions) et la création d’un Conseil constitutionnel.

L’installation d’un Conseil constitutionnel est dévolue au contrôle des élections, des lois et du fonctionnement des institutions.

Le fonctionnement de l’Exécutif est affecté par une double innovation : primo, le gouvernement engage sa responsabilité devant l’Assemblée nationale et non plus devant le président de la République. Secundo, ce dernier ne peut plus légiférer par ordonnance dans les intersessions de l’Assemblée.

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La grande innovation dans le système politique algérien est la responsabilité politique du chef du gouvernement et des membres du gouvernement devant le Parlement. Ils sont responsables du programme gouvernemental au moment de sa présentation (art. 76 et 77) et de la déclaration annuelle de la politique générale, qui peut être sanctionnée par une motion de censure (art. 80 et 126 à 128).

Est, de ce fait, particulièrement affecté l’ancien monocéphalisme de l’exécutif, au profit de l’ébauche d’un bicéphalisme particulièrement marqué à l’occasion de l’éviction brutale et médiatisée de Kasdi Merbah de son poste de chef du gouvernement, le 9 septembre 1989. Se réclamant de l’investiture de l’Assemblée, il avait exigé que son départ soit confirmé par elle pour être conforme à la nouvelle Constitution.

Dans le même ordre  d’idée, si les anciens premiers ministres étaient honteusement éconduits de leur fonction sans autre explication que la volonté du prince, la démission de son successeur, Mouloud Hamrouche, de la tête du gouvernement, le 4 juin 1991, va confirmer ce trait marquant de la Constitution de 1989.

Il s’ensuit, aux yeux de la constitutionnaliste Fatiha Benabbou-Kirane un « exercice périlleux des deux chefs de gouvernement dans l’optique de modifier la répartition des pouvoirs au sein de l’exécutif : revaloriser la fonction gouvernementale et s’ériger en autorité concurrente en s’appuyant sur une majorité parlementaire factice ».

La cohabitation à la française (Mitterrand/Chirac et Chirac/Jospin) n’aura pas lieu. Au final, le monocéphalisme ne sera que légèrement atténué. Même s’il n’est plus l’insignifiant Premier ministre, le nouveau chef du gouvernement n’est ni autonome, ni titulaire du pouvoir réglementaire. La parenthèse Merbah-Hamrouche ne produira aucun effet durable.

Le nouveau pouvoir législatif bénéficie de l’initiative des lois et contrôle le gouvernement (responsable devant lui).

Des enfants sourient au photographe à Alger le 1er novembre 1988 devant une affiche pour le référendum au sujet d’un amendement constitutionnel (AFP)

De nouveaux mécanismes se font jour : la démission du gouvernement, la dissolution de l’Assemblée nationale, la motion de censure, le vote de confiance.

Au plan principiel, Fatiha Benabbou Kiriel souligne que « l’introduction du binôme démission gouvernementale-dissolution de l’APN semble évoquer une mise en jeu de la responsabilité politique [critère du régime parlementaire] », mais elle précise :  c’est un « parlementarisme rationalisé ». 

« Dans ses tentatives de ‘’faiseur de majorités’’, M. Hamrouche n’hésitera pas à forcer l’Assemblée populaire nationale (APN) à enfanter à partir d’elle-même, telle une hermaphrodite, un ‘’pluralisme’’ parlementaire avec la constitution de groupes parlementaires », précise le juriste El-Hadi Chalabi dans son article « La Constitution du 23 février 1989 : entre dictature et démocratie », paru dans la revue Naqd.

La Constitution du 23 février 1989 a produit un sentiment, le regret

Le pouvoir judiciaire se voit conforté dans son indépendance, avec possibilité de recours « à l’encontre des actes des pouvoirs publics » –désormais comptables devant lui – ainsi que dans son organisation avec l’élargissement des attributions du Conseil supérieur de la magistrature.

Composé d’un nombre égal de représentants de l’administration et de magistrats, la nouvelle configuration du Conseil supérieur de la magistrature est adossée à une autre garantie de l’indépendance judiciaire : l’inamovibilité des magistrats du siège.

Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? La Constitution du 23 février 1989 a produit un sentiment, le regret, mais aussi des enseignements et des effets encore probants.

Un regret. « La suspension de la Constitution pendant la durée de l’état de guerre renferme les ingrédients d’un État sans droit, elle est de surcroît contraire à la pratique des grands pays démocratiques lors de la Seconde Guerre mondiale », relève Mohamed Boussoumah.

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Premières victimes du retour de manivelle : les libertés, progressivement érodées par les amendements successifs des lois relatives à l’information et aux associations.

Des enseignements. Le souci déclaré des rédacteurs du texte était d’arriver à un « équilibre entre l’ordre, prometteur d’efficacité mais parfois accoucheur de tyrannie, et la liberté recherchée par le citoyen mais guettée par l’anarchie ou la paralysie », note Mohammed Bedjaoui dans L’évolution institutionnelle de l’Algérie depuis l’indépendance. La Constitution de 1963 et la Constitution de 1965.Au final, les Algériens n’auront ni l’ordre, ni la liberté.

Zeroual en tirera grand profit pour la Constitution de 1996, pour y ajouter « une règle des 2/2 » : la limitation des mandats présidentiels à deux et le doublement des chambres, en adjoignant une chambre haute (le Sénat) chargée de veiller aux constantes républicaines contre les dérives éventuelles du populisme électoral. 

Il faut lui reconnaître une vision anticipatrice de ce qui oppose aujourd’hui la démocratie, adossée au suffrage universel, aux libertés, héritage des Lumières.

Les premières déviances

Les inspirateurs de la Constitution de 1996 ont agi par souci de ne plus revivre l’expérience de l’article 40 de celle de 1989, dans lequel on lit : « Le droit de créer des associations à caractère politique est reconnu ».

Cette disposition censée signifier la fin de l’État-parti et l’instauration du multipartisme – tout en interdisant d’une manière explicite toute création de parti politique sur des bases religieuses ou régionalistes, linguistiques, raciales et corporatistes – avait été dévoyée par l’agrément du Front islamique du salut (FIS) le 6 septembre 1989 par M. Abou Bakr Belkaïd, ministre de l’Intérieur du gouvernement Merbah (du 9 novembre 1988 au 9 septembre 1989), peu de temps avant son départ.

Chadli soutiendra plus tard avoir été mis « devant le fait accompli » par son aide de camp, Larbi Belkheir.

Des effets certains, notamment au plan économique. Dans la Constitution de 1989, la « propriété publique » succède à la « propriété d’État » et se trouve soulagée du poids encombrant des entreprises économiques, de biens et de services. La propriété privée est par ailleurs garantie (art. 49 ; al. 1) en remplacement de « la propriété individuelle des biens à usage personnel ou familial » et de « la propriété privée non exploiteuse » tolérée par l’article 16 de la Constitution de 1976.

Le 12 juin 1990 à Alger, lors des premières élections libres depuis l’indépendance de l’Algérie (AFP)

Par ailleurs, la Constitution ne mentionne plus les terres pastorales, ni les terres agricoles ou à vocation agricole nationalisées, comme propriété publique irréversible, ce qui va rendre possible leur restitution à leurs anciens propriétaires.

Elle entreprend également d’inaugurer un autre rapport avec la norme internationale en plaçant les traités et conventions conclus par notre pays au dessus des lois nationales.

À partir de 1990, le corpus législatif élaboré pour la mise en conformité avec la nouvelle loi fondamentale va mettre en place les instruments économiques, financiers, monétaires et commerciaux pour le passage d’un système économique administré et centralisé à une économie sociale de marché. 

Au cœur de ce corpus : la loi du 14 avril 1990 sur la monnaie et le crédit venue principalement consacrer l’indépendance de la banque centrale, redéfinir les conditions de gestion des banques, rationaliser et rendre transparent l’accès aux crédits jusque là attribués de manière discrétionnaire dans le cadre du clientélisme et libéraliser l’investissement étranger (autorisation des concessionnaires et substitution des notions de résident-non résident à celle de nationaux et d’étrangers).


Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Ammar Belhimer est depuis le 2 janvier, ministre algérien de la Communication et porte-parole du gouvernement. Ce professeur de droit public à l’Université d’Alger et directeur de la Revue algérienne des sciences juridiques, économiques et politiques a été le fondateur et le directeur de plusieurs journaux, notamment La Nation, qui sera interdit par les autorités dans les années 1990. Il est un des animateurs du Mouvement des journalistes algériens, premier syndicat indépendant de la presse. Il est également l’auteur de plusieurs ouvrages.
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