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La France, un pays de mecs « aux cheveux blonds et aux yeux bleus » ?

Ils sont de nationalité française, mais eux l'affirment, le répètent, ils ne se sentent pas Français. « Les Français, c'est les autres ! »

Ma mère m'a dit : « Regarde ‘’Les Français, c'est les autres’’ », ça t'intéressera. Et oui, cela m'a intéressé. Le film documentaire de Mohamed Ulad et Isabelle Wekstein-Steg diffusé le 3 février sur France 2 et disponible en replay nous offre un accès à ce qu'ils pensent, ceux dont on parle sans cesse mais qu’on n’entend jamais, ou trop rarement : les jeunes de banlieue.

Les questions abordées sont multiples et auraient mérité un documentaire en plusieurs parties, qui laissent à chacun la possibilité de s'exprimer, avec ses doutes, ses hésitations, ses maladresses et ses silences. Mais faisons confiance aux réalisateurs et considérons que les extraits choisis sont emblématiques de ce que ces jeunes peuvent penser.

La démarche est intéressante. Les deux réalisateurs sont « juif » et « arabe », comme ils aiment se présenter, renvoyant les élèves à qui il s'adressent à une appartenance religieuse, linguistique ou, pire, racialisée, nécessairement réductrice, qui permet néanmoins d'ouvrir le débat.

Qui est le « juif » ? Qui est « l'Arabe », s'amusent les deux réalisateurs à demander aux élèves d'un lycée de banlieue. Les préjugés pleuvent. Après tout, l'entrée en matière auprès des jeunes n'appelle-t-elle pas les préjugés ? Comment définir un « Arabe » à son seul physique ? L'arabe n'est-il pas d'abord une langue ? Qui par définition s'entend mais ne se voit pas ? Et comment définir un « juif » par sa seule apparence ?

Les élèves vont donc puiser dans un vieil imaginaire qui nous a longtemps habités, nous, peuples d'Europe, et continuent de le faire. On reconnaîtrait le juif à sa « bosse sur le nez ». Oui, c'est ainsi que l'un d'eux pense avoir trouvé la clé à la question posée. La « bosse sur le nez » n'est pas loin du « nez crochu » du « juif » de nos grands-parents.

Les deux réalisateurs les interrogent ensuite sur les préjugés que l'on associe aux « Arabes », aux « noirs ». Là, aussi, ils ne tardent pas à répondre. Ils ont une bonne connaissance des préjugés coloniaux dont nous avons hérités. Il faut s'en féliciter. Le noir, c'est le « singe », l'Arabe, c'est le « voleur » et depuis peu le « terroriste », ajoutent les réalisateurs.

L'impression qui ressort de ce documentaire – qui par sa forme et son rythme est à mes yeux plus un reportage – est que ces jeunes vivent dans un ghetto. Pas seulement un ghetto spatial, mais un ghetto de la pensée et de l'imaginaire. Ils sont seuls en vase clos, avec leurs préjugés, leurs fantasmes, qu'ils n'ont que trop rarement l'occasion de confronter à la réalité.

Isabelle Wekstein-Steg leur demande, après avoir entendu la litanie de stéréotypes sur les juifs « riches et radins », s'ils en connaissent certains, de ces « juifs ». Réponse négative. Ils n'en connaissent aucun et ceux qu'ils connaissent, c'est vrai, ils ne sont pas comme ça.

Certains de ces jeunes iront entendre une ancienne déportée à Drancy. C'est une belle initiative que de leur permettre d'entendre la mémoire des autres, qui est aussi la leur, en tant que Français. Mais le problème, c'est qu'ils ne se sentent pas Français, pour la plupart. Ils sont de nationalité française, mais eux l'affirment, le répètent, ils ne se sentent pas Français.

Une réponse qu'ils osent donner car les réalisateurs ont su créer un espace libre de discussions. Ils ne se briment pas et le mot est lâché : « Les Français, c'est les autres ! »

Pourquoi ?

Ils ne font que dire ce qu'on leur renvoie après tout. Quelque part Nadine Morano a déjà gagné. Dans leur esprit, oui, la France est un pays de « race blanche », où eux n'ont pas de place. De ce qu'ils sont, rien n'est valorisé. Tout est méfiance à leur égard, la langue qu'ils parlent à la maison (l'arabe pour certains), la religion que leurs parents et/ou eux pratiquent (l'islam), leur double appartenance (à la France et aux pays d'origine de leurs parents), leur façon de parler, de se raconter, d'être en relation avec les autres et le reste de la société.

D'ailleurs, cela n'échappera pas aux réalisateurs. Il faut faire quelque chose. Les introduire à la culture française. Les éduquer à la « vraie » culture française. Et là, maladresse, ou fond de leur pensée trahi, certains de ces jeunes sont invités à prendre un cours de « tenue » dispensé par une coach qui détient tous les codes de la grande bourgeoisie, voire de l'aristocratie.

Ces jeunes se prêtent au jeu. Ils ont soif d'ouverture et d'apprentissage. Ils sont curieux mais ne se retrouvent pas dans cet univers qu'on leur dit « français. » C'est un peu « mort », l'un d'eux lâche le mot. Ils se sentent tous « coincés. » Oui, ce sont des codes désuets mais que les réalisateurs considèrent maladroitement bien français. Est-ce donc à cela que ces jeunes devraient se plier pour être tout à fait « intégrés » ? Doivent-ils mimer ces codes-là (car non, ils n'ont pas appris à mettre les deux coudes sur la table avec « grâce » dès l'âge de 10 ans comme on peut l'inculquer au « bon petit français de souche de bonne famille», ils veulent bien apprendre mais ça ne leur semble vraiment pas utile), pour avoir une chance d'exister dans cette société ?

Pensons qu'il s'agit là d'un faux pas, malgré tout symptomatique d'une France qui a du mal à se penser au-delà des cercles d'une élite parisienne qui maîtrise parfaitement les codes de bienséance. Regrettons cependant que cette même coach n'ait pas été invitée à dîner (il ne faut pas dire « manger » nous apprend-t-elle dans le documentaire car « manger » est un verbe transitif qui convient aux animaux) dans les familles de certains élèves présents à la table. Pourquoi l'apprentissage devrait-il être seulement dans un sens ? Pourquoi ne pas aller vivre d'autres manières d'être français en France ? Elle n'irait pas en pays exotique, elle irait en France, dans une autre France, où les codes sont socialement et culturellement différents, mais néanmoins français.

« Être français », ça c'est une définition à revoir. Trop nombreux en France s'entendent encore sur une définition restrictive de ce qu'est « être français. » Car Français, c'est aussi être « noir », « arabe », « musulman », « binational », c'est aussi parler une autre langue chez soi. Peut-être que c'est à nous d'élargir notre définition de ce qu'est « être français », et enfin ils se sentiront un peu plus français.

D'ailleurs, c'est sur ce point que le documentaire se termine. Des jeunes ont passé le périphérique, sont sortis de leur ghetto spatial et bientôt de leur ghetto imaginaire. Ils vont à la rencontre de « Français », de ceux qui n'en doutent pas, de ceux dont on n’a jamais remis en question le fait qu'ils étaient bien « Français » et de ceux qui, comme eux, vivent l'épreuve d'être nés en France mais de devoir prouver qu'ils le sont bien...

Et dans ce dialogue libre avec certaines de ces personnes croisées, ils se sentent un peu plus français eux aussi. Ils voient chez l'autre une fierté d'être français qu'ils ne connaissent pas assez. Et pourtant, ils ont besoin de ce sentiment positif d'appartenance pour se construire. Ils ont besoin de pouvoir exister pleinement, sans jugement, sans discrimination, sans réduction, sans vexation, et sans blessure. Car cette jeune élève qui se met à pleurer en parlant des caricatures du prophète réalisées par Charlie Hebdo se sent d'abord blessée. Blessée dans ce qui est précieux à ses yeux : la religion musulmane qu'elle a fragilement héritée de ses parents immigrés.

Alors cessons de voir en eux d'affreux ignorants. Ce sont d'abord des jeunes apprenants qui ont besoin d'ouverture et de regards bienveillants, sur eux-mêmes, sur ce qui les constitue, parfois une autre langue et une autre religion que celles qui prévalent en France.

Et merci aux réalisateurs de nous avoir donné la possibilité de réfléchir et de ressentir si librement avec ces jeunes. Ils en ont besoin, nous en avons besoin pour penser des projets, des projets qui nous ouvrent à eux, et eux à nous.

Une idée me travaillait depuis longtemps. Une idée que ce documentaire a confirmée. Pourquoi ne pas permettre des échanges entre lycées de Paris et de banlieue, de l'intérieur et de la périphérie, pour que les préjugés des uns (et ils existent aussi) se confrontent à ceux des autres. Et que ces deux Frances qui malheureusement se dessinent ne forment plus qu'une. Mais pour cela, il ne faut pas que tout repose sur la société civile. Il faut une véritable volonté politique. 

- Dorothée Myriam Kellou est une journaliste et réalisatrice basée à Paris. Diplômée du master d'études arabes de la Georgetown University, Washington D.C., et de Sciences-Po Lyon en relations internationales, spécialité monde arabe, elle travaille régulièrement pour le site « Les Observateurs » de France 24. Parallèlement à ses activités de journaliste, elle développe El-Rihla, un projet de film long métrage sur l’un des derniers chapitres passés sous silence de la guerre d'Algérie : la mémoire des regroupements de populations, prenant pour exemple l'histoire de son père.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : bande-annonce du documentaire de Mohamed Ulad et Isabelle Wekstein-Steg diffusé sur France 2 « Les Français, c'est les autres » (France 2).

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