Aller au contenu principal

La loi contre les violences, une nouvelle victoire pour les femmes tunisiennes

Une loi fondamentale votée cet été va contribuer de façon significative à la lutte contre les violences faites aux femmes, au moment où un décret présidentiel sur le mariage marque une autre avancée fondamentale en faveur des droits des Tunisiennes

Le 26 juillet 2017, le parlement tunisien a voté une loi sur « l’élimination des violences faites aux femmes », législation de grande étendue qui promet d’impacter radicalement la façon dont sont gérées par l’État les violences sexistes, les poursuites judiciaires des agresseurs et la protection des survivantes.

Acclamée comme « étape décisive » dans la lutte de la Tunisie contre les violences faites aux femmes, cette loi définit de nouvelles infractions pénales et modifie significativement la législation actuelle, tout en mandatant plusieurs nouvelles initiatives gouvernementales.

Suite à l’annonce du vote final, des cris de joie ont résonné au sein du parlement et l’hymne national tunisien fut entonné spontanément.

Ses adversaires ont accusé certaines forces étrangères de prendre le prétexte de cette loi pour déclarer la guerre à l’islam et couper la Tunisie de son héritage islamique

Mais ce vote unanime ne devrait pas nous faire oublier des années d’efforts acharnés qui ont finalement conduit à sa promulgation. Après la déclaration en 2014 du gouvernement de transition tunisien, annonçant qu’il préparait un projet de loi visant à combattre les violences faites aux femmes, la législation initiale s’est heurtée à une forte résistance, particulièrement de la part d’hommes politiques et de médias conservateurs.

Ses adversaires ont accusé certaines forces étrangères de prendre le prétexte de cette loi pour déclarer la guerre à l’islam et couper la Tunisie de son héritage islamique.

La société civile tunisienne et des groupes féministes ont réagi en engageant des missions de plaidoyer et de sensibilisation, en Tunisie et à l’étranger, tout en faisant campagne dans les médias pour dénoncer la forte prévalence des violences faites aux femmes en Tunisie.

Le texte final est le fruit de longues années de discussions, compromis et révisions substantielles. Étant donné que, ces dernières années, plusieurs études ont révélé des prévalences alarmantes des violences à l’égard des femmes dans tout le pays, cette loi marque un progrès essentiel et longtemps attendu.

Dangereuses ambiguïtés juridiques

En 2014, la Tunisie a adopté une nouvelle Constitution, que tout le monde s’accorde à qualifier comme « la plus progressiste du monde arabe ». Or, si la Constitution s’engage à « protéger les droits acquis par les femmes et œuvrer à renforcer et accroître leurs droits », les principes qui y sont consacrés ne se sont pas immédiatement traduits en action législative.

Avant l‘adoption de la nouvelle législation en juin, aucune loi en Tunisie ne s’appliquait spécifiquement à la violence faite aux femmes. Certes, il était possible de poursuivre les auteurs de ces actes de violence se basant sur les dispositions du code pénal tunisien cependant les lois y afférentes étaient mal adaptées aux spécificités des violences sexistes.

Des Tunisiennes manifestent contre l’article 227 du code pénal à Tunis, le décembre 2016 (AFP)

Entre autres exemples importants, l’article 218 – disposition qui définit et prescrit les sanctions prévues en cas de coups et blessures – s’applique « seulement dans des cas de violence physique, excluant ainsi les violences psychologiques et économiques ». Elle stipule qu’en cas de rétractation des plaintes, il sera immédiatement mis un terme aux poursuites judiciaires et à l’exécution de la peine.

Vu que beaucoup de femmes subissent de fortes pressions sociales pour retirer leur plainte ou sont financièrement dépendantes du mari auteur des violences, la disposition prévoyant le retrait de plainte s’avérait particulièrement problématique : entre 2010 et 2011, 72,5 % des 5 116 plaintes enregistrées ont été soit retirées soit rejetées.

Les lois contre le viol sont elles aussi biaisées. Bien que le gouvernement tunisien ait prétendu que le viol conjugal relevait de la formulation générale de l’article 227 du code pénal, aucune loi ne criminalisait spécifiquement le viol conjugal ou la violence subie par un partenaire intime ou un proche.

Le code pénal contenait une disposition troublante : s’ils épousaient leur victime, les violeurs pouvaient échapper à leur peine

De plus, le code pénal contenait une disposition problématique : les violeurs pouvaient échapper à leur peine, à condition d’épouser leur victime. En 2016, le tribunal d’instance d’une ville tunisienne (Le Kef) a fait couler beaucoup d’encre quand il a abandonné toutes les charges contre un homme de 20 ans accusé de viol, puisqu’il avait épousé sa victime de 13 ans. Cette décision fut plus tard annulée en appel, mais cette information déclencha des protestations monstres dans tout le pays.

Néanmoins, d’inquiétantes dispositions à l’égard des violences faites aux femmes dépassent le cadre du code pénal. L’article 23 du Code de statut personnel (CSP) exige que les conjoints « ont l’obligation d’accomplir leurs devoirs conjugaux, conformément aux pratiques coutumières » – disposition qui, comme l’a fait remarquer Amnesty International, « signifiait, en gros, que les relations sexuelles constituent une obligation conjugale ».

Une étude de 2010 menée par l’Office national de la famille et la population (ONFP) a constaté que 20 % des femmes avaient subi des violences physiques par leur conjoint. Étant donné la prédominance en Tunisie des violences commises par les partenaires intimes, ces ambiguïtés juridiques autour des violences faites aux femmes plaçaient celles-ci en situation particulièrement dangereuse.

Avancées

L’espoir donc est que la nouvelle législation pourrait constituer la pierre angulaire des efforts déployés par l’État pour appliquer la Constitution et mettre fin aux violences faites aux femmes.

La loi fournit une définition claire des violences conjugales, conforme aux recommandations de l’ONU  et s’attaque aux actes dont résultent une « souffrance psychologique ou économique ». C’est une différence notoire avec le code pénal tunisien, qui « ne s’intéressait qu’aux seules violences physiques », mettant de côté les « violences économiques et psychologiques ».

La loi fournit une définition claire des violences conjugales, conforme aux recommandations de l’ONU et s’attaque aux actes dont résultent une « souffrance psychologique ou économique »

De plus, cette loi élimine la vide juridique permettant aux violeurs d’échapper à leur peine grâce au mariage, élève l’âge du consentement à 16 ans, prévoit de nouvelles infractions pénales pour la violence commise « au sein de la famille » et engage la responsabilité criminelle des agents judiciaires qui essaient de « forcer » les femmes à retirer leur plainte.

De plus, comme le montre Human Rights Watch (HRW), la loi « criminalise le harcèlement sexuel dans les lieux publics ainsi que l’exploitation des enfants comme aide-ménagères , et elle prévoit des amendes à l’encontre des employeurs coupables de discrimination intentionnelle contre les femmes en termes de rémunération ».

La responsabilité criminelle a donc été élargie à l’encontre des coupables mais, au-delà, la loi inclut plusieurs mesures destinées à accroître la capacité de l’État à protéger les victimes et à améliorer leur prise en charge.

Les forces de sécurité sont tenues de créer des unités spécifiquement consacrées aux violences faites aux femmes. Les victimes peuvent désormais solliciter des ordonnances restrictives à l’encontre de leur conjoint violent « sans avoir à aller au pénal », option que qui n’était pas prevue dans la législation précédente. La loi exige également que les victimes reçoivent toute « aide nécessaire sur le plan juridique, en termes de soins et de santé mentale », y compris le placement dans des centres d’hébergement.

Un pays à l’avant-garde de la promotion des droits des femmes ?

Le vote d’une législation intégrale visant à éliminer les violences faites aux femmes confirme encore la réputation de la Tunisie : un « exemple » à suivre dans la région, en termes de droits des femmes. Cependant, l’importance accordée à cette nouvelle loi s’explique en grande partie par les niveaux inquiétants de violence à l’encontre des femmes, tels que révélés par des enquêtes menées depuis la révolution de 2010.

Un rapport de 2010 de l’Office national de la famille et la population relève que 47,6 % de ces femmes âgées de 18 à 64 ans – soit une femme sur deux – ont déclaré avoir été victimes au cours de leur vie d’au moins une forme de violences – physique, psychologique, sexuelle ou économique.

Le président tunisien Béji Caïd Essebsi a évoqué la nécessité de promouvoir « l’égalité dans la législation sur l’héritage » (AFP)

Dans 47,2 % des cas, les violences constatées étaient commises par le partenaire intime – une statistique qui amena Amnesty International à conclure que les violences conjugales, entre autres agressions commises dans le cadre la famille contre les femmes et les jeunes filles, « sont si répandues en Tunisie qu’elles sont devenues banalisées ».

Une étude de 2016 – effectuée au nom du ministère de la Femme, de la Famille et de l’Enfance par le Centre pour la recherche, les études, la documentation et l’information sur les femmes (CREDIF) – constate par ailleurs que 53,5 % des femmes interrogées ont signalé avoir été victime d’une forme ou d’une autre de violence dans l’espace public ; sur le lieu de travail, ce chiffre a même atteint 58,3 %.

Si cette nouvelle loi est appliquée efficacement, elle pourrait radicalement changer la culture de l’impunité entourant la violence faite aux femmes. Or, si l’importance de cette législation fait consensus, nombre de parties prenantes en ont critiqué la version définitive, parce qu’elle n’allait pas assez loin.

Bien que l’article 21 de la Constitution tunisienne affirme que « tous les citoyens et les citoyennes sont égaux en droits et en devoirs et qu’ils sont égaux devant la loi, sans discrimination aucune », plusieurs dispositions discriminatoires restent néanmoins en vigueur.

Plus d’un demi-siècle après le vote du code du statut personnel, le CSP reste sans doute le plus progressiste du monde arabe

Par exemple, les lois sur l’héritage, fondées sur la jurisprudence islamique, accordent toujours aux héritières seulement la moitié de la part revenant à leurs homologues hommes. De plus, à un plus large niveau, le code du statut personnel (CSP) consacre l’homme comme « chef de famille ».

Le  CSP – entré en vigueur en 1956, seulement cinq mois après l’obtention par la Tunisie de son indépendance de la France – était exceptionnellement progressiste à l’époque : pour reprendre l’historien Mounira Charrad, le code « a profondément changé les lois sur la famille et le statut juridique des femmes ».

Voici quelques-unes des réformes contenues dans le CSP : abolition de la polygamie, application de procédures équitables de divorce, et exigence que les deux époux donnent leur consentement au mariage. Plus de cinquante ans plus tard, le CSP demeure sans conteste le code de statut personnel le plus progressiste du monde arabe.

Pourtant, nombre de progressistes tunisien-ne-s estiment que, le CSP considéré comme révolutionnaire au moment de sa promulgation, a été largement dépassé par le temps. Dans son livre publié en 2016 sur l’inégalité des sexes en Tunisie, la chercheuse et professeure de droit, Sana Ben Achour, soutient que le code « ne remplit plus ses fonctions historiques ». Désormais, évoque-t-elle, il sert surtout à légitimer un modèle patriarcal généralisé, qui empêche les femmes d’obtenir « l’égalité et la pleine application de leurs droits humains ».

Si cette nouvelle législation représente un important progrès, elle n’offre pas de solutions effectives à ces problèmes culturellement sensibles, et contribue par conséquent à pérenniser le « modèle patriarcal » comme évoqué par Ben Achour.

De nouvelles réformes en cours

Moins d’un mois après le vote de la loi sur « l’élimination des violences faites aux femmes », le président tunisien Béji Caïd Essebsi a évoqué l’imminence d’un certain nombre d’autres réformes.

Dans un discours prononcé en Tunisie à l’occasion de la Journée nationale de la femme tunisienne, qui coïncide avec le 61anniversaire du CSP, Essebsi a souligné les engagements inscrits dans la Constitution tunisienne. Il a ordonné au ministère de la Justice d’abroger la circulaire de 1973 interdisant le mariage des femmes tunisiennes à des non-musulmans, annoncé la création d’une commission chargée pour les libertés individuelles et l’égalité et – peut-être le plus remarquable – parlé de la nécessité de reconnaitre « l’égalité devant l’héritage ».

Les réactions au discours d’Essebsi ne se sont pas fait attendre. Immédiatement célébré par les activistes féministes et les organisations des droits humains, son annonce a reçu le soutien de plusieurs parlementaires et partis politiques progressistes.

Tunis, octobre 2014 : des sympathisants du parti Ennahdha, opposé aux modifications des lois sur le mariage (AFP)

Cependant, les partis conservateurs et divers médias, dont le parti islamiste Ennahdha, parti majoritaire au parlement, ont exprimé leur ferme opposition. Monia Ibrahim, parlementaire, a déclaré avoir reçu de nombreux appels de la part de plusieurs femmes opposées à la loi. Ibrahim pense que les réformes proposées frapperaient « au cœur la religion islamique » et entacheraient « l’identité même de la société tunisienne ».

À l’étranger, les réactions furent beaucoup plus frontales. En Égypte, al-Azhar, la plus haute autorité de l’islam sunnite, a condamné le discours d’Essebsi : « Les textes islamiques, dont les versets du saint Coran sur l’héritage, imposent des dispositions immuables. Al-Azhar rejette donc catégoriquement toute tentative d’y changer quoi que ce soit ».

Certains médias et ecclésiastiques conservateurs sont même allés plus loin. Le célèbre prédicateur, Wajdi Ghanim, ancien membre prééminent des Frères musulmans égyptiens, et qui bénéficie actuellement de l’asile politique en Turquie, a appelé à la violence contre le président tunisien.

Cependant, Essebsi a dénoncé toutes tentatives « d’interférence » dans les affaires internes du pays, tandis que le ministre tunisien des Affaires étrangères a rapidement exprimé son mécontentement face aux déclarations de Ghanim auprès de l’ambassadeur de Turquie. Le 13 septembre, Essebsi a appliqué l’une des réformes promises, en annonçant l’abrogation d’un mémorandum de 1973 interdisant le mariage entre les femmes tunisiennes musulmanes et des non musulmans.

Quoi qu’il en soit, la controverse entourant le discours d’Essebsi souligne la difficulté à laquelle se heurtent les progressistes tunisiens, car les réformes qu’ils proposent rencontrent de fortes résistances dans toute la Tunisie et les pays voisins.

Or, à en juger par le vote de la loi sur l’élimination des violences faites aux femmes, les Tunisiens progressistes montrent qu’ils ne lâchent pas prise. Comme l’affirme l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) : « Nous qui avons gagné les batailles en faveur de la parité, l’égalité et l’élimination des violences faites aux femmes, nous remporterons les batailles actuelles et futures contre l’oppression patriarcale, quelle que soit l’habit dont celle-ci se pare ».

- Ramy Khouili, étudiant en médecine et activiste engagé en faveur des droits de l’homme, travaille avec plusieurs organisations nationales et internationales, aussi que diverses agences de l’ONU. Il est expert, entre autres, en matière de libertés individuelles et collectives, droits sexuels et de reproduction, droits des femmes et égalité des sexes, ainsi que de droits des migrants et des réfugiés. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @khouiliramy

- Daniel Levine-Spound, étudiant en deuxième année de droit à Harvard, s’intéresse aux lois internationales sur les droits de l’homme. Ses recherches portent sur divers thèmes : justice transitionnelle, droits des réfugiés, droits de l’homme et antiterrorisme, ainsi que droit pénal international. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @dlspound

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Pendant une manifestation contre les violences faites aux femmes, des Tunisiennes crient des slogans devant un tribunal de la capitale, où une jeune Tunisienne, qui a porté plainte pour viol par deux agents de police, fut, avec son fiancé, convoquée le 2 octobre 2012, pour répondre à des accusations d’indécence. Ce cas provoqua une vague d'indignation dans tout le pays (AFP).

Traduction de l’anglais (original) par Dominique Macabies.

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].