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La peur, la violence et le désir de stabilité offrent la victoire à l’AKP

Le parti au pouvoir en Turquie a organisé son retour victorieux pour ces élections. Il formera un gouvernement sans coalition, et s’apprête à devenir invincible

À la suite d’une élection, les marchés monétaires sont parfois les meilleurs baromètres politiques. Lundi, à l’ouverture des marchés, la livre turque a bondi de 3 % par rapport au dollar américain. Une nouvelle période de stabilité avec un seul parti au pouvoir s’ouvre en Turquie après cinq moins d’incertitude et de violences à la suite de l’impasse provoquée par les élections législatives de juin.

Alors que les perspectives économiques se sont probablement améliorées, les Turcs tournent la page d’un séisme politique qui a permis au président Erdoğan et au parti actuellement au pouvoir, le Parti du développement (AKP), sous les ordres de son bras droit, le Premier ministre Ahmet Davutoğlu, de se renforcer considérablement tandis que l’opposition est en miettes.

Au lieu de la nouvelle impasse que la plupart des observateurs prédisaient, à l’exception cependant de certains sondages, le parti AKP s’est hissé vers la victoire, remportant au passage une majorité confortable avec environ 40 sièges supplémentaires, 23,4 millions de voix (le plus grand nombre jamais atteint) et 49 % des suffrages exprimés – 9 points de plus que lors des élections de juin.

Ces résultats ne sont que des chiffres provisoires fournis par les médias et les partis politiques. Seulement trois heures après la fermeture des bureaux de votes ce dimanche – presque tous les votes ayant été comptabilisés avec une vitesse étonnante dans tout le pays – le Haut conseil électoral (YSK), l’autorité de contrôle, a fermé son site d’actualités, qui publie les résultats officiels ; il ne l’a pas encore rouvert malgré de nombreuses demandes exprimées sur les réseaux sociaux. Son directeur déclare que les résultats officiels définitifs seront disponibles dans dix jours environ.

Comment l’AKP a-t-il organisé son retour triomphal ? Ses adversaires affirment qu’il a instauré un climat de terreur en mettant fin au cessez-le-feu avec le PKK kurde, déclenchant ainsi une avalanche d’actes terroristes et de ripostes ; il aurait ensuite déclaré que cette situation était la résultante de l’échec du peuple à lui donner une majorité. Selon les déclarations de l’AKP, voter pour lui ramènerait la paix, tandis que voter pour l’opposition pourrait prolonger l’impasse et même déboucher sur une troisième élection législative afin d’en sortir.

D’autres accusent les manœuvres menées cet été contre les médias et la liberté de la presse. Seulement quatre jours avant les élections, les tribunaux ordonnaient le rachat immédiat d’un journal d’opposition et d’une chaîne de télévision fidèles au religieux soufi en exil Fehtullah Gülen, âgé de 74 ans, qui réside aux États-Unis mais qui est recherché en Turquie au motif d’actes terroristes. On accuse généralement Fehtullah Gülen d’avoir été l’initiateur d’une tentative de destitution de Recep Tayyip Erdoğan en décembre 2013 en faisant peser sur lui de sérieuses accusations de corruption. Ces accusations furent plus tard supprimées, et les résultats d’hier soir prouvent qu’on n’en entendra plus parler.

Mais il y a aussi des raisons plus concrètes pour expliquer la victoire de l’AKP. Ce dernier a suivi les habituelles tactiques de campagne politique des partis modernes, en se concentrant sur de petites circonscriptions et en tentant d’élargir le cercle de ses partisans dans les régions qui lui étaient déjà favorables. Même dans les provinces qu’il détenait déjà au centre du pays, on a observé un important regain des votes en sa faveur.

En comparaison, les deux plus grands partis d’opposition ont mené une campagne peu convaincante qui s’est réduite à quelques affiches et une poignée de spots télévisés. Le porte-à-porte, le tractage et les autres aspects récurrents d’une campagne électorale semblent ne pas faire partie de leurs activités – malgré d’importantes subventions annuelles du gouvernement. En raison de la violence ambiante, ces partis ont également mis entre parenthèses leur activité principale : les meetings de campagne. Ils ont tous deux échoué à exercer leur force d’opposition contre l’AKP et sa manière autoritaire de gouverner, et n’ont pas réussi non plus à montrer comment ils se comporteraient aux commandes du pays (en dehors de quelques stratagèmes de campagne peu discrets, comme par exemple des promesses extravagantes sur le subventionnement des carburants).

Pour le CHP, le principal parti d’opposition de centre-gauche, les résultats de l’élection ne sont pas directement catastrophiques. Il a récupéré une maigre quantité de votes supplémentaires par rapport à juin (100 000 voix) et environ 0,4 % des suffrages, mais il continuera à profiter de la subvention (56 millions de dollars américains en 2015) qui permet à sa direction d’occuper un imposant immeuble à Ankara faisant figure de géant par rapport aux quartiers généraux des partis aux commandes des pays d’Europe occidentale. Le CHP continuera probablement à se comporter en parti qui reste replié sur lui-même et qui semble mépriser les nouveaux arrivants.

Le MHP (Parti d’action nationaliste), de droite, qui est le principal rival de l’AKP en Anatolie centrale mais qui a catégoriquement refusé de le rejoindre dans une coalition ou bien d’unir ses forces avec le reste de l’opposition, a payé pour son intransigeance en perdant 2 millions d’électeurs (probablement en faveur de l’AKP, principalement) et sa représentation au parlement a dégringolé à une valeur escomptée de 40 sièges, à comparer aux 80 sièges occupés lors de la dernière mandature, qui fut de courte durée. Malgré cela, il ne semble pas vraiment être question pour ce parti de changer de dirigeants.

Ses membres sont maintenant susceptibles d’être courtisés par l’AKP, qui tente de trouver les voix qui lui manquent à l’Assemblée pour obtenir la modification de la constitution qui ferait officiellement du président Erdoğan un président en charge de l’exécutif – bien qu’en pratique, il occupe déjà plus ou moins cette fonction.

La plus grande déculottée a été subie par le parti pro-Kurde HDP (le Parti démocratique du peuple), qui a flirté avec la barrière alléchante des 10 %, réussissant finalement à la dépasser de 0,4 %. Mais, en raison de la concentration géographique de son électorat principal, il recevra environ 59 sièges, ce qui le place devant le MHP et qui en fait le troisième plus grand parti de Turquie. Toutefois, il a réussi à perdre 1,3 million d’électeurs, sans doute des Kurdes qui ont décidé de retourner vers l’AKP.

Le HDP pourrait lui aussi être visé par les tentatives d’approche de l’AKP afin d’envisager un accord sur la réforme constitutionnelle – à laquelle le coprésident du parti, Selahattin Demirtaş, est vivement opposé. Cette idée s’est soldée par un échec au printemps dernier. Si l’on redonnait vie à ce débat, le problème est que les Kurdes demanderaient la mise en œuvre de certaines mesures d’autonomie effective, ce que l’AKP n’est pas près de laisser passer.

Quant à ses priorités, l’AKP a déjà fait savoir que son but premier était d’amender la constitution, opération qui est toujours difficile d’un point de vue arithmétique. Le président Erdoğan a également indiqué plusieurs fois avant les élections qu’il continuerait son offensive contre le mouvement Gülen. Il prévoit également de poursuivre son combat contre le PKK, dont les militants ont peut-être vu leur position se renforcer grâce à la timide émergence du HDP, et contre Daech. Les groupes médiatiques d’opposition comme Zaman et le Doğan Media Group vont probablement être confrontés à une pression encore plus importante.

Sur le plan international, bien que le président Erdoğan semble avoir perçu que les médias mondiaux étaient contre l’AKP, l’UE a réagi positivement à la victoire de l’AKP, faisant savoir au passage que ce résultat allait dans le sens d’un plus grand partenariat avec la Turquie. L’Union européenne a également fait remarquer qu’elle n’avait pas l’intention d’émettre trop de critiques en termes de droits de l’homme, une façon pragmatique d’admettre que l’AKP est peut-être parti pour rester un certain temps.

- David Barchard a travaillé en Turquie comme journaliste, consultant et professeur d’université. Il écrit régulièrement au sujet de la société turque, de la politique et de l’histoire de ce pays, et il est actuellement en train de terminer la rédaction d’un livre sur l’Empire ottoman au XIXème siècle.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Image : des habitants soutenant le Parti turc de la justice et du développement (AKP) se réunissent pour faire la fête tandis que les résultats de l’élection législative sont sur le point d’être publiés, à Istanbul (Turquie), le 2 novembre 2015 (AA).

Traduction de l’anglais (original) par Mathieu Vigouroux.

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