Aller au contenu principal

La Turquie paie les conséquences de la répression des manifestations

Les affrontements entre policiers et manifestants le 1er mai à Istanbul ainsi que la répression continuelle que subissent les partisans de Fethullah Gülen pourraient avoir un coût plus élevé pour la Turquie que ne l’imagine son gouvernement

Les « deux cultures » de la Turquie (islamique et laïque) sont entrées en collision samedi, quand des commerçants conservateurs ont chassé et même battu des manifestants qui cherchaient à marquer la journée qu’ils considèrent comme le « jour férié des travailleurs ». « Nous sommes musulmans et ce sont des terroristes », aurait rapporté un commerçant au quotidien d’Istanbul Hürriyet.

Le 1er mai a longtemps été considéré comme la plus grande fête de l’année pour les mouvements ouvriers et de gauche turcs, mais ces quarante dernières années, il a été pratiquement impossible de le célébrer par des rassemblements dans les grandes villes du pays.

Jusqu’en 2010, l’interdiction se référait aux troubles du 1er mai 1977, lorsque des inconnus, accusés par la gauche d’être des provocateurs à la solde du gouvernement, avaient tiré dans la foule rassemblée sur la place Taksim, tuant 34 personnes et blessant quelque 136 autres.

Cette année, la violence n’a pas atteint cette ampleur, mais ce 1er mai a rouvert les plaies alors que le gouvernement et les manifestants se sont à nouveau confrontés.

Même avant les manifestations qui ont eu lieu à l’été 2013 à Istanbul contre le développement du parc Gezi, situé à côté de la place Taksim, le gouvernement prenait régulièrement des mesures contre la plupart des manifestations de grande envergure sur la place Taksim, le cœur symbolique d’Istanbul.

Cette année, l’interdiction de toutes les manifestations a été annoncée des semaines avant le 1er mai et 10 000 policiers et des véhicules anti-personnel avaient été positionnés sur la place quelques jours avant. Pour éviter la formation de grands rassemblements, la plupart des transports publics de la ville étaient à l’arrêt pour la journée.

Ce, malgré une déclaration du Premier ministre, Ahmet Davutoglu, indiquant la veille que les célébrations « symboliques », par opposition aux manifestations de masse, seraient autorisées. Le Président Recep Tayyip Erdogan, cependant, a qualifié la pratique de manifester le 1er mai comme étant « mauvaise et malveillante ». Il a également demandé à des travailleurs qui manifestaient à Batman (dans le sud-est) pour de meilleures conditions de travail « de ne pas être ingrats ».

Malgré cela, une foule de manifestants s’est aventurée sur la place Taksim d’Istanbul à partir de 9 h du matin, mais dans une moindre mesure par rapport à 2013. Les esprits se sont immédiatement échauffés et la répression policière a été rapide. Au milieu des échauffourées, des bagarres et des coups, 364 personnes ont été arrêtées et 18 personnes ont été blessées, dont au moins une grièvement. Des sources gouvernementales font état de six policiers blessés.

Ankara et Izmir ont également connu des débordements, mais ces derniers étaient insignifiants par rapport à Istanbul.

Accorder une plus grande liberté de manifester était l’une des conditions préalables de l’Union européenne pour l’ouverture de négociations sur l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne (UE) en 2005, lesquelles traînent maintenant depuis presque dix ans sans résultat.

La répression contre des formes de dissidence tenues pour acquises dans la plupart des démocraties occidentales suggère que, malgré la poursuite des négociations, le cours des événements éloigne sans cesse la Turquie de ce qui était autrefois son principal objectif, à savoir son adhésion à l’UE. Elle pourrait également détourner le pays de la démocratie au sens où on l’entend généralement dans l’UE.

Le gouvernement d’Ankara semble de plus en plus considérer toute sorte de remise en cause, même sur les réseaux sociaux, comme un danger. Chaque jour ou presque, on assiste à un nouveau procès d’individu ayant critiqué – ou, selon la version officielle, insulté – le Président. La semaine dernière, par exemple, un avocat a été libéré après avoir passé une semaine en prison pour des propos tenus sur les réseaux sociaux ; il reste en attente de son procès.

La menace que le gouvernement semble prendre le plus au sérieux, cependant, ne vient pas des mentions « J’aime » des manifestants de la place Taksim, mais du mouvement Gülen, une confrérie soufie moderniste dirigée par un prédicateur qui se trouve en exil aux Etats-Unis depuis 1999 et qui, il y a encore un an et demi, était considéré comme un proche allié du gouvernement.

A son apogée, le mouvement Gülen avait constitué un réseau de partisans à travers le pays, dans les écoles, les universités, la police et le système judiciaire. En 2013, des procureurs, des juges et la police ont lancé une série avortée d’investigations pour corruption contre des personnalités très proches du gouvernement.

La répression contre les « gülénistes » dans la police et la justice se poursuit et bien que la force du mouvement semble avoir été brisée, il demeure une source de préoccupation sérieuse pour le gouvernement. Au point que le 30 avril, il a été révélé que le Conseil national de sécurité avait révisé le « Livre rouge » soi-disant top-secret de la Turquie, qui précise les menaces de sécurité contre le pays, pour y inclure « l’Etat parallèle », qualificatif utilisé par le gouvernement pour désigner le mouvement Gülen.

Des purges périodiques continuent parmi les fonctionnaires qui seraient liés au mouvement dans la police et au ministère de la Justice. La semaine dernière, deux juges qui ont ordonné la libération de 76 policiers soupçonnés de liens « gülénistes » ont été eux-mêmes arrêtés.

De nouvelles mesures contre le mouvement, décrit par le Président comme un « gang de traîtres », ont été annoncées. Cela fait apparemment partie de la campagne du Parti pour la justice et le développement (AKP), actuellement au pouvoir, en vue des élections générales du 7 juin.

Le Président Erdogan espère remporter plus de 400 sièges sur les 550 que compte la Grande Assemblée nationale, lui permettant ainsi d’introduire une présidence exécutive et de mettre en œuvre les changements constitutionnels qu’il souhaite. Toutefois, les observateurs estiment que ses chances d’obtenir un pourcentage aussi élevé qu’en 2011, lors des dernières élections générales turques, s’éloignent.

Certains sondages d’opinion suggèrent qu’il se pourrait même que l’AKP doive former un gouvernement de coalition. Comment réagirait-il à cela ? Un proche collaborateur et conseiller du Président a prévenu que, si le gouvernement n’obtient pas la majorité, il formerait simplement un gouvernement minoritaire et reviendrait ensuite à la première occasion.

Ainsi, qu’il ait affaire à des manifestants dans les rues, aux critiques sur les réseaux sociaux ou à des réseaux rivaux dans la fonction publique, les tactiques du gouvernement semblent être invariablement l’intransigeance et le refus de compromis.

Etant donnée l’absence d’alternatives politiques efficaces parmi les partis d’opposition en Turquie, cela peut fonctionner. Cependant, cette politique a un coût élevé. La confiance du marché international envers la Turquie s’effrite, moins en raison des performances économiques (bien qu’elles se soient légèrement amoindries) qu’en raison du climat politique tendu. Le taux de change de la livre turque par rapport au dollar américain a plongé ces deux derniers mois, en baisse d’environ 15 % cette année, et la confiance politique, ou plutôt son absence, semble en être la cause.

Les manifestants du 1er mai en Turquie, comme les manifestants du parc Gezi il y a deux ans, n’ont atteint aucun de leurs objectifs, mais ils semblent avoir démontré qu’essayer de gouverner sans consensus coûte cher.

- David Barchard a travaillé en Turquie en tant que journaliste, consultant et professeur d’université. Il écrit régulièrement sur la société, la politique et l’histoire de la Turquie et termine actuellement un livre sur l’Empire ottoman au XIXe siècle.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : un homme est allongé sur le sol tandis que la police turque utilise un canon à eau pour disperser les manifestants lors d’un rassemblement du 1er mai près de la place Taksim à Istanbul, le 1er mai 2015 (AFP).

Traduction de l'anglais (original) par VECTranslation.

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].