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L’accord iranien vise à éviter le choc pétrolier qui s’annonce

Les États-Unis veulent se servir de l’Iran pour maintenir leur influence dans la région face à la prochaine récession économique mondiale

L’accord sur le nucléaire iranien est le signe d’un revirement majeur dans la géopolitique du Moyen-Orient. Parmi les membres de l’équation se trouvent le pétrole, l’économie, la terreur… et l’hégémonie américaine.

L’administration Bush avait initié une stratégie secrète à long terme pour réduire l’influence iranienne dans le Moyen-Orient et l’Asie centrale, combinée avec une pression explicite à grand renfort d’initiatives diplomatiques et de sanctions économiques.

Sous Barack Obama, cette stratégie fut accélérée, généralement en partenariat avec d’autres puissances du Golfe, comme l’Arabie saoudite, le Qatar et les Emirats arabes unis, qui ont longtemps cherché à réduire l’influence iranienne.

Cependant, même lorsque la stratégie fut accélérée, contrairement à ses prédécesseurs, qui déclaraient publiquement leur hostilité belliciste vis-à-vis de l’Iran, l’administration Obama s’est servie de la pression pour sceller un accord sans précédent avec ce pays.

Eviter une guerre dans la région

Les raisons de ce revirement sont bien sûr pragmatiques. Pendant des années, les agences américaines de renseignement ont dit à la Maison blanche qu’il n’y avait tout bonnement aucune preuve que l’Iran fût en train de tenter de fabriquer une bombe atomique.

Et l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a certifié de manière répétée que l’uranium n’était pas enrichi au taux nécessaire pour une utilisation militaire, et qu’il n’était pas non plus détourné pour un programme d’armement secret.

Pendant ce temps, les hautes instances militaires américaines ont longtemps prévenu que l’espèce de confrontation militaire américano-iranienne ardemment désirée par les néoconservateurs surexcités se solderait probablement par un échec, et risquait de déstabiliser toute la région.

Quid d’une confrontation entre Israël et l’Iran ? Une simulation secrète de guerre réalisée par le Pentagone en 2012 a montré qu’une attaque israélienne contre l’Iran mènerait également à une guerre qui s’étendrait à d’autres pays de la région.

Contrairement à l’avis des néoconservateurs, une guerre en Iran ne pourrait jamais, selon les pragmatistes militaires des administrations américaines successives, être une option préférable.

En prime, l’Iran pourrait revoir à la baisse son implication en Irak et en Syrie.

Plus tôt dans l’année, les Etats-Unis ont assuré à leurs alliés lors du sommet de Camp David que, dans le cadre de l’accord sur le nucléaire, l’influence géopolitique grandissante de l’Iran dans la région serait entravée. En parallèle, les Etats-Unis ont donné à l’Arabie saoudite, au Qatar, aux Emirats arabes unis et à d’autres leur feu vert pour qu’ils amplifient leur soutien aux activistes islamistes de leur choix en Syrie.

George Friedman, fondateur et PDG de l’entreprise privée de renseignement américaine Stratfor, qui travaille en étroite collaboration avec le Pentagone et le département d’Etat américain, a annoncé une détente des relations américano-iraniennes il y a quatre ans de cela.

Son analyse prémonitoire de la logique stratégique américaine vaut le coup qu’on s’y intéresse. George Friedman a expliqué qu’en trouvant un « terrain d’entente temporaire avec l’Iran », les Etats-Unis se ménageraient de l’espace pour se retirer tout en montant l’Iran contre les régimes sunnites, restreignant ainsi le « contrôle direct  » de l’Iran dans la région, « mettant en même temps les Saoudiens, entre autres, dans une très mauvaise passe ».

« Cette stratégie se confronterait à la réalité du pouvoir iranien et tenterait de la façonner », écrit M. Friedman.

En définitive, cependant, les Etats-Unis parient sur la montée en puissance de la Turquie – d’où le rôle central de cette dernière dans la nouvelle stratégie d’entraînement des rebelles anti-Daech, malgré le soutien militaire et financier que la Turquie apporte à Daech.

Pour les Etats-Unis, « la solution à plus long terme pour équilibrer le pouvoir dans la région sera l’ascension de la Turquie », qui « contrebalance[rait] l’Iran et Israël, tout en stabilisant la péninsule arabique ». Cela créera à terme « un nouvel équilibre du pouvoir dans la région ».

De manière cruciale, cet équilibre régional du pouvoir s’opérerait sous l’emprise majeure de la suprématie militaire américaine.

Comme l’a souligné Stephen Kinzer, un axe Etats-Unis-Turquie-Iran améliorerait la capacité des Etats-Unis à maintenir à distance l’ordre en Irak, en Afghanistan, au Liban et au Pakistan, tout en préservant les itinéraires de transport de gaz et de pétrole vers l’Europe.

Mais MM.Friedman et Kinzer sont tous deux passés à côté d’un autre facteur critique dans ces considérations géopolitiques, à savoir la perspective d’un choc pétrolier mondial.

Le pétrole qui chute et qui remonte

Alors que les prix du pétrole ont fortement chuté au cours des dernières années à cause du gaz de schiste et de l’excédent de pétrole saoudien, la baisse de rentabilité a contraint les grandes compagnies pétrolières à réduire leurs investissements et à mettre fin aux opérations coûteuses.

Les experts américains de l’industrie pétrolière prédisent maintenant que ces événements préparent le terrain mondial pour une flambée des prix du pétrole, qui pourrait débuter dans six mois à deux ans. Il ne fait presque aucun doute que le gouvernement américain est au courant des craintes au sein de l’industrie pétrolière.

Robert Hirsh, ancien haut conseiller dans les programmes énergétiques auprès de l’entreprise privée Science Applications International Corporation, qui travaille au service du gouvernement, fut l’auteur d’un rapport incontournable au sujet des pics pétroliers pour le département américain de l’Energie en 2005.

Il prédit un probable choc pétrolier mondial aux alentours de 2017, accompagné d’un krach boursier, d’inflation et de chômage.

Il met aussi l’accent sur le fait que le Pentagone admet l’existence de ce risque.

Tandis que la production de pétrole diminue en raison des réductions des coûts des opérations dans l’industrie ainsi que du déclin des gisements vieillissants, l’Agence internationale de l’énergie prédit une augmentation de la demande pour la fin de l’année.

Avec l’augmentation de la demande, la question est : à quelle vitesse les puits existants de pétrole et de gaz seront-ils en mesure d’augmenter le rendement mondial face à cette diminution rapide des capacités de réserve ?

La réponse est : pas très rapidement. Pour les deux prochaines années, environ deux cents projets internationaux importants autour du pétrole et du gaz sont en attente d’approbation définitive des investissements. Mais, en raison de la chute des prix – accompagnée d’une chute de la rentabilité – la grande majorité d’entre eux risquent d’être repoussés ou annulés.

Selon Tim Dodson, vice-président délégué à l’exploration pour Statoil ASA, l’industrie « mène une lutte acharnée pour remplacer ses ressources et ses réserves pétrolières ».

Ceci s’inscrit dans une tendance plus large de la dernière décennie. Les grandes compagnies pétrolières comme Royal Dutch Shell, British Petroleum, ConocoPhilips, ExxonMobil et Chevron ont toutes vu leur production chuter de 3,25 % année après année. Le pétrole et le gaz extraits l’an dernier n’ont pas été remplacés par de nouvelles réserves.

Le modèle commercial de l’industrie du gaz de schiste est si bancal, selon le légendaire gestionnaire de fonds spéculatifs James Chanos, que, lorsque les prix remonteront effectivement quand la croissance de la demande atteindra les limites des stocks en déclin, les grandes compagnies pétrolières seront toujours en difficulté.

L’épuisement du pétrole, la prochaine crise

Avec une quantité insuffisante de pétrole pendant une remontée des prix, les marchés seront grandement encouragés à fuir les coûteuses énergies fossiles, donnant du poids à des formes d’énergie alternatives et moins chères.

Les compagnies pétrolières, toujours confrontées à des coûts de production élevés et à des créances importantes, seront obligées de se battre à coups de nouveaux emprunts pour stimuler les investissements coûteux dans de nouveaux projets de production. Mais, dans le climat correspondant à une nouvelle récession économique déclenchée notamment par des pics dans le prix du pétrole, à quel point cela est-il probable ?

Tout comme Robert Hirsh, Charles Maxwell, responsable des analyses auprès de Weeden & Co., prévoit une flambée des prix au cours des prochaines années. « Elle va nous frapper de plein fouet. 2019 sera un enfer. »

Il y a cinq ans, Charles Maxwell a déclaré à Forbes « [qu’aux] environs de 2015, on observera une stagnation de la production dans le monde entier, qui se maintiendra pendant peut-être quatre ou cinq ans. Après cette stagnation, la production va se mettre à baisser lentement. En 2020, on devrait se diriger vers une baisse annuelle des rendements de pétrole au lieu d’une augmentation, comme c’est actuellement le cas. »

Cette prédiction de 2010 semble se réaliser aujourd'hui.

« Et, autour de 2015, nous ne serons plus en mesure de produire le baril supplémentaire dans le système mondial. Donc une difficulté d’approvisionnement commencera à se faire sentir », a déclaré M. Maxwell à Forbes en guise d’avertissement. « Imaginons qu’en 2013, nous pouvons produire 1 % de pétrole en plus par rapport à l’année précédente ; alors, si nous avons une augmentation de 1,25 % de la demande en 2013, nous resserrons très légèrement le système. La différence entre l’offre et la demande ne sera pas très importante au début. Normalement, cela ne causera pas une grande augmentation des prix. D’un autre côté, en 2014, cette tension commencera à s’intensifier et deviendra une tendance. En 2015, peut-être ne serons nous plus capable de produire que 0,5 % de plus avec une demande environ 1,25 % plus élevée, donc il nous manque 0,75 %. »

La prochaine récession mondiale, cependant, commencera lorsque les prix chuteront plus fort encore, obligeant éventuellement de nombreuses compagnies pétrolières à mettre pratiquement un terme à leur production, confrontées à la perspective de réductions de budget et de faillites face auxquelles la crise des subprimes de 2008 pourrait passer pour une partie de plaisir.

L’Iran se prépare à intégrer les Supermajors

Introduire autant de nouveau pétrole dans les marchés mondiaux au cours des prochaines années est, par conséquent, une priorité de premier ordre, afin de contrer l’amoindrissement des ressources, dont les acteurs importants de l’industrie disent déjà qu’il va être à l’origine d’une montée des prix l’an prochain.

Dans ce contexte, l’accord sur le nucléaire iranien ouvre la quatrième plus grande réserve certifiée de pétrole aux investisseurs étrangers.

Plusieurs mois avant l’annonce de l’accord sur le nucléaire, une délégation de cadres du pétrole américain tenait des réunions secrètes à Téhéran avec des membres du gouvernement iranien pour négocier au sujet de cette aubaine pétrolière faisant suite aux sanctions. Des firmes allemandes, italiennes et néerlandaises avaient alors déjà exprimé leur volonté de commercer avec l’Iran.

L’administration Obama voulait clairement s’assurer que les entreprises américaines puissent s’interposer afin de récolter les dividendes de l’accord sur le nucléaire avant leurs rivales européennes — mais, plus encore, avant la Russie et la Chine.

Les craintes que l’ouverture du pétrole iranien au marché puisse intensifier l’actuel excès de matière première et ainsi faire tomber les prix encore plus bas, pourraient être prématurées, comme le démontre magistralement Brad Plumer. Les sanctions, qui ont entravé l’industrie pétrolière iranienne, ne seront probablement pas levées avant l’année prochaine, et, même à ce moment, l’Iran pense qu’il faudra attendre 2020 avant d’avoir négocié les contrats pétroliers et gaziers d’une valeur de 185 milliards de dollars dont le pays dispose, et que cette cinquantaine de projets ne pourront être mis en production avant les années qui suivront cette date.

Une grande partie de ce pétrole sera destinée à la Chine. Ce qui est opportun, car la Chine, qui fait partie des cinq plus grands producteurs de pétrole au monde, semble sur le point d’affronter une stagnation de sa production pétrolière, qui sera suivie par un pic puis un déclin.

Dans le même temps, le dramatique krach boursier qui a lieu actuellement en Chine dans une bulle immobilière en surchauffe laisse planer l’éventualité que l’économie chinoise atteindra bientôt sa propre récession, qui impacterait à son tour l’économie mondiale.

Garder les économies chinoise et mondiale à peu près à flot grâce aux combustibles fossiles iraniens est, par conséquent, un impératif stratégique pour les Etats-Unis afin de combattre, ou du moins d’adoucir la perspective d’un effondrement économique mondial prolongé.

Un mal pour un bien

La vérité, c’est que la mise sur le marché des ressources iraniennes ne sera qu’une goutte dans l’océan des épreuves qui s’annoncent. La quantité de pétrole qui pourrait entrer en production serait à peine suffisante pour correspondre à la croissance projetée de la demande. Et elle ne suffirait pas non plus à remplir le vaste manque qu’il reste à couvrir et que M. Maxwell a mis en lumière.

Cependant, cette situation serait encore plus désespérée si les néoconservateurs qui se bousculent au Congrès atteignaient leur but.

Mené par leur obsession idéologique d’un Israël expansionniste, leur empressement d’imposer un violent changement de régime afin de remodeler le Moyen-Orient continue d’exercer de l’influence au sein de l’administration Obama, en raison de l’importance de hauts fonctionnaires de la Défense qui sont bienveillants à l’égard des idéaux des néoconservateurs.

L’accord sur le nucléaire iranien, cependant, démontre à quel point le combat autour de la politique étrangère de Barack Obama fait rage.

Tandis que la stratégie contre-productive en Irak et en Syrie présente toutes les caractéristiques du fantasme néoconservateur, la réussite de Barack Obama dans la mise en œuvre d’un rapprochement avec l’Iran — auquel les Républicains américains d’extrême droite et les likoudniks israéliens sont farouchement opposés — est une victoire pour les pragmatistes.

Cela met en exergue les forces contradictoires qui travaillent dans la mise en œuvre de la politique étrangère. Malheureusement, même les pragmatistes sont mal équipés pour saisir que ni le pétrole iranien, ni les combustibles fossiles de la planète ne pourront nous empêcher de marcher les yeux fermés vers la prochaine crise du système mondial.

Et, tandis que la prochaine crise est inévitable, comme l’a montré l’ancien expert de l’industrie et de la finance qu’est le Dr Jeremy Leggett, elle pourrait être si terrible qu’elle en serait bénéfique, ouvrant la voie vers un désir public généralisé d’un changement fondamental du système.

- Le Dr Nafeez Ahmed  est journaliste d’investigation, chercheur spécialisé en sécurité internationale, et auteur à succès qui suit de près ce qu’il appelle la « crise de la civilisation ». Il a été lauréat du prix Project Censored récompensant un journalisme d’investigation exceptionnel pour son reportage dans le Guardian faisant un croisement entre les crises écologiques, énergétiques et économiques mondiales avec la géopolitique et les conflits régionaux. Il a également écrit pour The Independent, le Sydney Morning Herald, The Age, The Scotsman, Foreign Policy, The Atlantic, le Quartz, le Prospect, le New Statesman, Le Monde diplomatique, le New Internationalist. Son travail sur les causes fondamentales et les opérations secrètes liées au terrorisme international a été officiellement pris en compte par la Commission sur le 11 septembre et par l’enquête du Coroner sur les attentats du 7 juillet à Londres.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : des Iraniens célébrant l’accord sur le nucléaire le 14 juillet (AA)

Traduction de l’anglais (original) par Mathieu Vigouroux.

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