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Le fiasco des îles de la mer Rouge : l’honneur des Égyptiens et la trahison de Sissi

Pourquoi Sissi a-t-il insisté pour prendre un tel risque politique alors qu’il est si affaibli au niveau national par des échecs sécuritaires et économiques ?

Jeudi, un officier de l’armée égyptienne à la retraite a brûlé son uniforme militaire. « Ce n’est plus une source de fierté mais de honte », a-t-il affirmé.

Le 14 juin 2017, jour où Abdel Fattah al-Sissi a cédé la souveraineté égyptienne sur les îles de la mer Rouge, finira par être connu comme la seconde Naksa (mot arabe désignant « rechute », la première ayant été la guerre des Six Jours survenue il y a 50 ans).

Selon un sondage, les Égyptiens s’opposaient à ce transfert à 4,27 contre 1

Il y a eu et il y aura toujours d’innombrables articles pour soutenir que les îles de la mer Rouge sont égyptiennes ou saoudiennes. Là n’est pas l’objet de cette discussion.

Il s’agit plutôt – ce que les analystes occidentaux n’arrivent toujours pas à comprendre – d’un décodage de la constitution émotionnelle d’une nation.

Contrairement à l’opinion générale, qui veut qu’il s’agisse d’un simple échange entre des îles et des liquidités pour l’homme fort égyptien Sissi, il est réellement question d’un ego surdimensionné et d’un besoin d’approbation de la part des Saoudiens.

Derrière la prise de risque de Sissi réside une conviction que s’il n’embrasse pas l’anneau d’or de son sponsor principal, il risque de porter un coup encore plus grand à son régime, un régime qui chancelle plus que ce que pourrait penser un chercheur prototypique dans un think tank de Washington.

Un organe à l’autorité purement formelle

Mais Sissi pourrait mieux s’équiper face à une mort politique précoce s’il savait ce qui fait l’âme de son électorat le plus important : la connexion établie par les Égyptiens entre la terre et la notion métaphysiquement émotionnelle d’honneur.

Ce manque de compréhension a placé le dirigeant égyptien à l’intersection dangereuse entre l’honneur égyptien et la trahison présidentielle.

Le caractère égyptien de Tiran et Sanafir a été attesté par le droit international, le droit de la mer et les experts en géographie et certifié par la plus haute cour égyptienne. La question n’est pas celle de l’appartenance. L’histoire doit plutôt commencer par une trahison par le parlement de la volonté nationale.

Tiran et Sanafir se situent dans le détroit de Tiran, entre la péninsule égyptienne du Sinaï et l’Arabie saoudite (AFP)

Il y a eu tout d’abord un élément de la plus grande importance : un parlement facile à convaincre et trié sur le volet pour refléter la volonté de Sissi. Hossam Bahgat, l’un des principaux journalistes d’investigation égyptiens, a réalisé des travaux précurseurs révélant la vérité hideuse : l’État profond égyptien a soigneusement sélectionné les parlementaires.

Les efforts néfastes déployés par divers organismes de sécurité pour fabriquer de toutes pièces une conscience nationale de cette manière ont encore été confirmés en novembre 2016 – et une nouvelle fois cette semaine – par le Dr Hazem Abdel Azim, l’homme politique souvent controversé – ce qui est important dans la mesure où à l’époque, il faisait partie du camp de Sissi.

Avec un organe à l’autorité purement formelle qui sort les muscles pour passer devant le pouvoir judiciaire, que Sissi a également cherché à castrer légalement et illégalement, le cadeau traître offert aux Saoudiens était presque une certitude.

Seize secondes

Encore des doutes sur le fait qu’une nette majorité d’Égyptiens s’opposait avec véhémence à ce vol cynique des terres égyptiennes ?

Il suffit de se référer au dernier sondage en date à ce sujet réalisé par le Centre égyptien de recherche sur l’opinion publique (Baseera), un service de sondage bien connu et pro-Sissi : les Égyptiens s’opposaient à ce transfert à 4,27 contre 1. C’est-à-dire que 47 % des personnes interrogées se sont prononcées contre la cession des îles et que seulement 11 % l’approuvaient, tandis que 42 % se sont déclarées indécises.

Alors comment et pourquoi le vote d’approbation du transfert n’a-t-il pris que seize secondes, d’après des membres qui ont assisté aux sessions ?

Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi et Ali Abdel-Aal, président du parlement égyptien, l’an dernier au siège du parlement, au Caire (AFP)

« Des dizaines de demandes » ont été formulées pour parler devant le président du parlement, Ali Abdel-Aal Sayyed Ahmed, et la salle « débordait de parlementaires », a expliqué Anissa Hassouna, députée.

« Soudain, le chef du parlement décide d’interrompre la discussion et déclare que "l’assemblée a approuvé" », a affirmé Hassouna.

Mais la question à 25 milliards de dollars (c’est le montant de l’aide saoudienne versée à l’Égypte depuis le coup d’État de 2013) est la suivante : pourquoi Sissi a-t-il insisté pour prendre un tel risque politique alors qu’il est si affaibli au niveau national par des échecs sécuritaires et économiques ? La réponse se trouve dans la carte psychologique de Sissi.

Le profil psychologique de Sissi

Abdel Fattah est un homme têtu pour qui sauver la face est primordial. Dans son esprit, il ne peut pas faire une promesse à ses patrons saoudiens et ne pas la tenir.

À un moment donné, après de nombreux moments difficiles avec les Saoudiens qui n’ont pas reçu le soutien total qu’ils avaient attendu de l’Égypte au Yémen et en Syrie, Sissi a décidé de faire marche arrière et de montrer sa gratitude de peur que le « riz » ne cesse d’affluer.

Plus que jamais, les Saoudiens ne feront pas confiance à Sissi. S’il peut vendre sa terre et son propre peuple, alors il pourra les vendre eux aussi dès qu’il en aura l’occasion

En effet, les largesses saoudiennes avaient cessé alors que la gestion économique de Sissi était vacillante avant même la dévaluation de la livre égyptienne en novembre 2016.

Alors que Sissi a consolidé son pouvoir à l’échelle nationale par la force pure – et perdu en capital politique dans l’intervalle –, son arrogance l’a amené à croire que cet accord aurait été classé au rang de « cela passera aussi ».

Le roi saoudien Salmane s’adresse au parlement égyptien lors d’une visite de cinq jours en Égypte, en avril 2016 (AFP/Saudi Press Agency)

Sissi n’aurait pas pu être plus dans l’erreur. Quelques heures après que l’accord sur les îles a été rendu public en avril 2016 et peu de temps après le départ du roi saoudien Salmane du Caire, Twitter crachait les hashtags #SonOfABitch (« Fils de p*** ») et #AwadSoldHisLand (« Awad a vendu sa terre »), ce dernier étant issu d’une célèbre chanson égyptienne.

Sissi est tellement leurré il ne s’est pas rendu compte de la transparence de ses tendances mégalomanes. La stratégie de Sissi pour les îles de la mer Rouge était tellement trempée dans l’encre de la naïveté qu’il ne s’est pas aperçu que même si les protestations de masse ne se matérialisaient pas, cela allait affecter considérablement sa présidence.

Premièrement, plus que jamais, les Saoudiens ne feront pas confiance à Sissi. S’il peut vendre sa terre et son propre peuple, alors il pourra les vendre eux aussi dès qu’il en aura l’occasion.

L’insigne de la trahison

Deuxièmement – et pour un résultat qui n’est pas moins politiquement mortel –, la poitrine de Sissi sera décorée en permanence d’une médaille d’un mauvais genre : un insigne d’or de la trahison.

Un homme qui est entouré d’une mini-armée de gardes du corps chaque jour à chacun de ses pas va se heurter à l’« horreur de conséquences potentielles qui [le] tueront vingt fois par jour », comme l’a écrit cette semaine le journaliste égyptien Yosri Fouda au sujet de Sissi.

Quiconque dispose d’un minimum de compréhension de la relation complexe entre les Égyptiens, la terre et l’honneur a dû apercevoir le potentiel de conflit explosif existant autour de cette question.

En avril dernier, j’ai tweeté : « Sissi a traité l’accord sur les îles comme un orientaliste qui ne comprend pas les niveaux de connexion les plus simples entre les Égyptiens et la notion de terre. Une erreur désastreuse dont il paiera le prix fort. » Avec plus de 65 000 « impressions », ce tweet a touché une corde sensible et reflété le manque de perfectionnement politique de la décision de Sissi.

Ce lien entre l’Égypte, la terre et l’honneur est évident pour les Égyptiens qui ont grandi avec des œuvres littéraires et des films comme La Terre.

Dans une scène magistrale du classique de 1968 composé par le réalisateur égyptien de génie Youssef Chahine, un officier des services de sécurité égyptiens, opérant au nom des occupants britanniques, traîne un fermier avec son cheval alors que son sang s’écoule sur la terre, qui est le symbole de tout ce qu’il est, de son honneur et de son âme.

Une Corée du Nord 2.0

Ceux qui s’attendent à cette démarche désastreuse et non calculée marque la mort politique rapide de Sissi comprendront que les vœux pieux ne se traduisent pas par des miracles.

La loi anti-manifestations de novembre 2013, qui prévoit une peine de prison de trois ans pour toute personne surprise en train de protester ainsi que la perspective de la torture dans un labyrinthe de prisons égyptiennes de plus en plus élargi, où croupissent déjà 60 000 Égyptiens, rendent l’opposition prohibitive en raisons des risques qu’elle comporte.

Par-dessus tout, pendant la plus grande partie des six années qui se sont écoulées depuis la grande révolution, de multiples régimes ont investi infiniment de temps et d’énergie pour construire le grand mur égyptien de la peur.

Sissi se fraie un chemin vers une Corée du Nord 2.0 en tentant de façon autoritaire de réprimer la presse – 64 sites bloqués en Égypte –, mais aussi les ONG avec une nouvelle loi punitive contre les ONG.

Pourtant, même avec toutes ces mesures, le gouvernement fait toujours preuve de lâcheté après sa déculottée de 2011 et, mercredi soir, quelques heures après le cadeau déshonorant, il a poursuivi sa campagne traditionnelle d’arrestations politiques préventives.

Un flot de colère

Dans moins de 24 heures, nous serons vendredi [à l’heure de l’écriture de l’opinion], jour traditionnel des manifestations. Il pourrait y avoir deux ou 20 000 personnes dans la rue. Ce qui va se passer dans les prochains jours est de l’ordre de la conjecture.

Il y a un énorme flot de colère qui continue de se former. Si l’on jette un coup d’œil à ce que publient les Égyptiens sur les réseaux sociaux, on peut observer qu’à toute heure, des centaines d’Égyptiens qualifient Sissi de grand traître des forces armées, de voleur et d’espion néfaste.

Si Golda Meir, l’ancienne Première ministre israélienne, était revenue d’entre les morts et avait recruté un candidat mandchou pour infiltrer la hiérarchie égyptienne et détruire le pays de l’intérieur, elle n’aurait pas causé plus de dégâts que Sissi.

Ces faits ne garantissent cependant pas un soulèvement social.

Sissi, allez dormir ce soir en sachant que vous avez survécu un jour de plus, mais sachez ceci : votre manque de compréhension de l’interaction complexe entre l’honneur, la terre et la trahison vous coûtera cher un jour.

Sissi, ces îles, et je dis cela avec l’arrogance de la certitude juridique et géographique, sont aussi égyptiennes que le sang versé sur les sables du Sinaï.

Et ne pas prenez pas la lueur brillante qui émane du sol pour de la lumière, Monsieur le Président. C’est de la lave.

Amr Khalifa est journaliste indépendant et analyste. Il a récemment été publié dans Ahram Online, Mada Masr, The New Arab, Muftah et Daily News Egypt. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @cairo67unedited.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : photographie fournie par le palais royal d’Arabie saoudite montrant le roi d’Arabie saoudite Salmane ben Abdelaziz al-Saoud (à droite) en train de recevoir le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi, lors de son arrivée dans la capitale Riyad, le 23 avril 2017 (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation

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