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Le secret israélien le moins bien gardé : une alliance embarrassante avec l’Égypte dans le Sinaï

La nature brutale et corrompue du régime égyptienne n’est pas quelque chose qu’un missile ou un avion israélien peut corriger. Israël ne peut maintenir, seul, Sissi au pouvoir

La semaine dernière, le chef du bureau du Caire du New York Times, David Kirkpatrick, a publié un prétendu exposé portant sur une campagne jusque-là secrète menée par Israël contre les insurgés islamistes dans le nord du Sinaï.

Depuis 2011, les militants, qui étaient un amalgame de Bédouins mécontents et d’agents de l’État islamique, lançaient des attaques à la fois contre des cibles sur une autoroute méridionale près d’Eilat et contre des cibles militaires égyptiennes dans le nord du Sinaï.

Manifestement, les sources du NYT n’ont pas suivi toute l’histoire de l’implication israélienne dans le Sinaï

Kirkpatrick a souligné les efforts importants consentis par les Égyptiens et les Israéliens pour dissimuler leurs efforts conjoints. Il affirme à deux reprises dans le rapport que les médias israéliens ne pouvaient pas rapporter la plupart des attaques en raison de la censure militaire.

Il a attiré l’attention sur une frappe de drone israélienne qui a tué cinq combattants islamistes en 2013, comme s’il s’agissait de la première des attaques conjointes dans le Sinaï. Mais ce n’était pas le cas. La première attaque de drone qui a tué un islamiste dans le Sinaï a eu lieu en 2012.

Il a ensuite ajouté : « C’est […] à la fin de l’année 2015 […] qu’Israël a commencé sa vague de frappes aériennes, selon les responsables américains, qui affirment que celles-ci ont permis de tuer une longue liste de chefs militants. » Cette affirmation est également imprécise – au mieux –, bien que les détails des opérations israéliennes réelles décrites et les raisons sous-jacentes de l’alliance israélo-égyptienne soient exacts.

Le secret israélien le moins bien gardé

Si l’intervention militaire israélienne au Sinaï était secrète, il s’agissait alors d’un des secrets les moins bien gardés en ce qui concerne Israël. C’est même le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou en personnes qui s’est vanté en 2016 lors d’un meeting du Likoud des mesures audacieuses qu’Israël prenait pour se protéger des « terroristes du Sinaï ».

Même s’il est vrai que le censeur militaire israélien a réprimé toute publication sur le discours du Premier ministre, celui-ci était apparu à ce moment-là dans les journaux télévisés et avait été diffusé sur YouTube.

Des membres de la famille de l’officier Khaled al-Maghrabi, tué lors d’un attentat-suicide à la bombe contre un poste de contrôle militaire dans le Sinaï, assistent à ses funérailles (Reuters)

Israël n’a pas commencé ses opérations dans le Sinaï en 2015, ni même en 2013. En réalité, Israël a lancé les attaques en 2012 (nous y reviendrons plus tard), alors que Mohamed Morsi, des Frères musulmans, était encore au pouvoir (avant d’être renversé par une junte militaire en juin 2013). Cela complique le discours présenté par le NYT, faisant état d’une alliance bilatérale formée – en ce qui concerne Israël – dans le but de soutenir le régime militaire égyptien.

S’il est vrai que les Israéliens préfèrent voir aux manettes des généraux forts plutôt que des islamistes tels que Morsi, le fait est qu’Israël considérait ces islamistes dans le Sinaï comme une menace avant l’arrivée au pouvoir d’Abdel Fattah al-Sissi.

« Lorsque Morsi était au pouvoir, la présidence égyptienne a cédé le dossier israélien à la Direction générale du renseignement et au ministère de la Défense », m’a expliqué Steven A. Cook, chercheur à la chaire ENI Enrico Mattei pour les études sur le Moyen-Orient et l’Afrique au Council on Foreign Relations. « Il est plausible que les forces de sécurité israéliennes et égyptiennes se soient coordonnées à l’insu de Morsi, ce qui ne le dérangeait probablement pas. »

Cook a également souligné que les commentaires autour de l’article du NYT avaient fait de la coordination entre l’Égypte et l’Israël à l’ère de Sissi une affaire plus importante qu’elle ne l’est réellement. « Les Égyptiens ont probablement effectué des milliers de frappes alors que le nombre [de frappes] israéliennes est sans aucun doute beaucoup plus faible. »

Kirkpatrick a également affirmé : « On ne sait si des troupes ou des forces spéciales israéliennes ont mis les pieds de l’autre côté des frontières égyptiennes, ce qui augmenterait le risque d’exposition. »

C’est aussi incorrect. En 2011, lors de l’une des attaques les plus audacieuses en provenance du Sinaï, des combattants ont franchi la frontière israélienne et tiré lourdement en direction d’une autoroute du sud du pays, près d’Eilat. Un bus et plusieurs véhicules civils ont été attaqués et sept Israéliens ont été tués, dont un soldat. 

Israël n’a pas arrêté – ni même entravé de manière significative – l’insurrection islamiste. Il lui a plutôt mis un bâton dans les roues, qui plus est assez petit

Par la suite, les assaillants ont reculé de l’autre côté de la frontière égyptienne, poursuivis par l’armée et la police aux frontières israéliennes. Dans le même temps, les forces de sécurité égyptiennes traquaient également les militants. Lorsque les deux forces se sont rencontrées, les Israéliens ont ouvert le feu sur la police égyptienne, faisant cinq morts.

L’Égypte a rapidement balayé l’affaire sous le tapis. Aucun média égyptien n’a rapporté que plusieurs de ses propres soldats avaient été tués par les forces israéliennes qui avaient envahi l’Égypte afin de pourchasser des terroristes du Sinaï. Le premier ministre Ehud Barak a ensuite présenté des excuses et tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Alex Fishman a rapporté la violation par Israël de la souveraineté égyptienne dans le quotidien israélien Yediot Aharonot. Le blogueur israélien Idan Landau a également publié une série d’exposés percutants. J’ai aussi publié un certain nombre d’articles de blog sur ce sujet à partir de 2011. 

La source la plus fiable

D’autres incursions israéliennes en Égypte se sont produites. Le Mossad a enlevé dans le Sinaï un Palestinien, Wael Abu Rida, et l’a emprisonné en Israël. Bien que les services de renseignement égyptiens aient coopéré en vue de l’arrestation, des agents israéliens se trouvaient à l’intérieur du territoire égyptien et y ont facilité l’opération.

En 2012, j’ai également rapporté que des soldats israéliens traversaient la frontière égyptienne afin d’endiguer le flux de réfugiés africains entrant en Israël via le Sinaï.

Comment sais-je tout cela ? Jusqu’en 2014, un ministre de la Défense et général israélien à la retraite était en effet ma source la plus fiable qui me permettait d’écrire au sujet d’affaires liées à la sécurité nationale israélienne. Je n’ai pas pu révéler son identité jusqu’à ce que, juste avant sa mort en 2016, il m’y ait autorisé.

Je le fais donc ici pour la première fois. Il s’agissait de Binyamin Ben-Eliezer.

Ben-Eliezer a atteint l’un des plus hauts rangs de l’armée israélienne, celui de brigadier-général. En cours de route, il a été accablé par la controverse lorsque ses forces ont été accusées d’avoir massacré 250 prisonniers de guerre égyptiens pendant la guerre des Six Jours en 1967, bien qu’il ne fût en aucun cas le seul officier israélien chargé d’autoriser de tels crimes de guerre.

Après sa retraite, il est entré en politique au sein du Parti travailliste et a gravi les échelons jusqu’aux postes les plus élevés, devenant ministre de la Défense sous Ariel Sharon en 2001. Il était particulièrement proche de Barak sur le plan politique, mais après la défaite de ce dernier aux élections de 2000 face au Likoud de Sharon, le Parti travailliste a amorcé un lent déclin.

Forces militaires dans le Nord-Sinaï (Égypte), le 1er décembre 2017 (Reuters)

Ce déclin a été en grande partie facilité par de discutables alliances politiques et gouvernements d’unité nationale orchestrés par Barak.

Ben-Eliezer s’est ensuite éloigné de l’orbite de Barak avant de se retirer complètement de la vie politique en 2014. À l’époque, il souffrait d’insuffisance rénale et faisait face à des accusations de corruption déposées par la police israélienne. 

Mais au cours des quatre années précédentes, il m’a offert des dizaines de scoops sur des faits importants qui n’ont pas pu être publiés en Israël en raison d’ordonnances judiciaires de non-publication ou de la censure militaire. 

C’est Ben-Eliezer qui est venu me voir pour me rapporter la première attaque de drone israélienne dans le Sinaï en 2012. Il m’a aussi révélé les mensonges que l’Égypte et Israël proféraient devant les médias à propos de l’attaque terroriste dans le sud d’Israël mentionnée plus haut. 

Ces mensonges étaient imposés par le fait qu’Israël était embarrassé par la facilité avec laquelle les combattants du Sinaï pénétraient ses défenses, tandis que l’Égypte était embarrassée par le fait que les troupes israéliennes étaient entrées sur son territoire et avaient tué cinq membres de ses propres forces de sécurité.

Voici un récapitulatif de quelques-uns des articles publiés avant 2015 au sujet de la campagne menée par Israël dans le Sinaï et de sa relation florissante avec l’Égypte : La première frappe de drone israélienne à l’intérieur du territoire égyptien tue un Bédouin du Sinaï (2012), Israël viole la souveraineté égyptienne et tue quatre militants présumés du Sinaï (2013), Israël et la junte égyptienne : qui se ressemble s’assemble (2013), Israël a encouragé la junte égyptienne à écraser les islamistes et exhorté les généraux à ne pas négocier leur pouvoir suite au coup d’État (2013).

Le mauvais discours

Manifestement, les sources du NYT n’ont pas suivi toute l’histoire de l’implication israélienne dans le Sinaï. Elles ont eu connaissance d’une partie de l’histoire et ont relié ces faits pour créer un discours favorable à leurs intérêts.

Quels étaient les intérêts américains ? Vous constaterez que l’article du NYT souligne l’alliance naissante entre les dirigeants militaires égyptiens et Israël dans le contexte de la relation de plus en plus étroite entre Israël et les États sunnites menés par l’Arabie saoudite.

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La pièce amplifie également la valeur des opérations militaires conjointes israélo-égyptiennes, en affirmant que les opérations antiterroristes israéliennes ont endigué la vague de violence islamiste qui, autrement, aurait pu renverser la junte militaire.

Mais cet argument est allé trop loin. Israël n’a pas arrêté ni même entravé de manière significative l’insurrection islamiste. Il lui a plutôt mis un bâton dans les roues, qui plus est assez petit. L’État islamique lance des attaques presque quotidiennes à la fois contre des cibles militaires et civiles. 

Comme le souligne cet article de Haaretz, la nature brutale et corrompue du régime égyptien n’est pas quelque chose qu’un missile ou un avion israélien peut corriger. Israël ne peut maintenir, seul, Sissi au pouvoir. L’actuel dirigeant égyptien finira par suivre le chemin de Moubarak, que ce soit avec ou sans le soutien israélien.

Si un personnage vraiment démocratique ou populiste vient un jour à prendre le pouvoir en Égypte, ce dernier et le peuple égyptien se souviendront que c’est Israël qui a aidé des corrompus et des meurtriers à maintenir leur emprise sur le pouvoir.

De même, lorsque la maison des Saoud sera un jour ou l’autre renversée, ceux qui la remplaceront se souviendront de l’alliance corrompue forgée entre une monarchie kleptocratique corrompue et ses alliés israéliens. 

La durée de vie limitée des dictatures

Il est étonnant que les États-Unis cherchent à raconter un discours aussi biscornu et tordu. Contrairement à ce que les services de renseignement américains et israéliens voudraient nous faire croire, ce n’est pas une bonne chose qu’Israël soit en train de forger ces alliances avec les éléments les plus corrompus et les plus répressifs du monde arabe. 

Si cela sert de quelque manière les intérêts israéliens, ce ne sera qu’à court terme. Les dictatures et les hommes forts militaires ont une durée de vie limitée dans cette partie du monde, comme l’ont montré les événements récents. Une fois qu’ils sont renversés, ceux qui les remplacent ne voient pas Israël d’un si bon œil.

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Mais dans des récits de ce genre, qui impliquent énormément de dissimulation, d’obscurcissement et d’opacité de la part des responsables politiques et des agents de renseignement, cela ne fonctionne pas.

Les journalistes et leurs rédacteurs doivent reconnaître que dans des sociétés fermées comme l’Égypte et Israël (oui, vous les libéraux de là-bas, même Israël), des informations critiques proviennent de sources non conventionnelles qui doivent être traitées avec le même respect que celui qui est réservé aux sources que les médias traditionnels considèrent comme cacher.

Dans une société comme Israël, qui impose des sanctions pénales aux lanceurs d’alerte et aux autres formes de dissidence vis-à-vis du consensus sécuritaire, les normes journalistiques doivent tenir compte de cela.

- Richard Silverstein est l’auteur du blog « Tikum Olam » qui révèle les excès de la politique de sécurité nationale israélienne. Son travail a été publié dans Haaretz, le Forward, le Seattle Times et le Los Angeles Times. Il a contribué au recueil d’essais dédié à la guerre du Liban de 2006, A Time to speak out (Verso) et est l’auteur d’un autre essai dans une collection à venir, Israel and Palestine: Alternate Perspectives on Statehood (Rowman & Littlefield).

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi (à droite) s’entretient avec le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou (à gauche) lors d’une rencontre visant à relancer le processus de paix au Moyen-Orient, organisée avant l’Assemblée générale des Nations unies à New York, le 19 septembre 2017 (Reuters).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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