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« Les Syriens ne sont pas prêts à pardonner » : sans justice transitionnelle, la Syrie ne peut se reconstruire

Au cours des deux dernières années, alors que la société civile syrienne a fait pression en faveur de la justice transitionnelle, les acteurs et médiateurs internationaux ont détourné le regard
Un jeune Syrien marche au milieu des ruines d’immeubles détruits à Alep, le 11 février (AFP)

« Comment avez-vous pu vivre ensemble avant que justice ne soit rendue ? Ces personnes ont tué votre famille ? », demande Sawsan, une urbaniste syrienne proche de la trentaine, lors d’un atelier du programme Syrian Leaders Diaspora.

La pièce se tait. Tous les yeux sont rivés sur Eric, un ancien footballeur rwandais devenu activiste qui a vu ses collègues se faire massacrer devant lui. Nous attendons que les mots magiques sortent de sa bouche, comme s’il tenait la clé de la paix pour nous, en Syrie.

Mais sa réponse ne satisfait pas les vingt jeunes Syriens d’origines et horizons différents rassemblés ici pour tirer les leçons des expériences d’activistes de zones de guerre du monde entier.

Sawsan prend de nouveau la parole : « Je ne peux pas m’asseoir près de la mère d’un soldat mort et comprendre son chagrin dans l’intérêt de l’unité nationale. Son fils a tué ma famille et m’a forcée à quitter mon pays, dans la crainte constante de voir mon asile rejeté et d’être renvoyée à ma mort. Avant tout type de réconciliation, je veux la justice. »

Une violence insidieuse

Nous avons tous exprimé notre accord, peut-être la première fois que nous trouvions un terrain d’entente au cours de l’atelier.

La justice transitionnelle, méthode par laquelle une société sortant d’un conflit cherche à remédier aux violations des droits de l’homme dont elle a été victime, est un concept qui tend à échouer à mesure que la guerre laisse place à des formes de violence moins visibles et plus insidieuses que les acteurs internationaux peuvent ignorer plus aisément.

Le régime d’Assad continue de mener une purge contre tous ses opposants, sans doute plus brutalement qu’avant

Le régime d’Assad continue de mener une purge contre tous ses opposants, sans doute plus brutalement qu’avant, au moyen notamment de décrets relatifs à la propriété faisant de nombreux Syriens des sans-abris à la merci de l’État

Au cours des deux dernières années, alors que la société civile syrienne a fait pression en faveur de la justice transitionnelle, les acteurs et médiateurs internationaux ont détourné le regard.

Les Nations unies ont aujourd’hui cinq ans de retard dans le recensement exact des tués en Syrie. L’ONU note qu’il est difficile de vérifier le nombre de morts, comme si c’était une raison pour ne pas continuer à enregistrer les données de l’un des pires massacres perpétrés par un État ces dernières années. Cela a aidé le régime d’Assad à consolider son pouvoir après avoir détruit le pays, sans rendre de comptes.

La veille de la Saint-Valentin a toutefois suscité une lueur d’espoir avec l’arrestation de deux agents des services de renseignement syriens accusés de crimes contre l’humanité. Cela aurait toutefois dû avoir lieu il y a huit ans.

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Les États devraient suivre l’exemple de l’Allemagne lorsqu’il s’agit de poursuivre les suspects du régime. La France s’est efforcée de délivrer des mandats d’arrêt à l’encontre de certains responsables syriens, mais Rifaat al-Assad – le « Boucher de Hama » qui, en 1982, a orchestré un massacre qui a fait pas moins de 40 000 morts parmi les civils – demeure toujours en France, confronté seulement à des accusations de corruption, sans mention du massacre.

Une foule d’autres membres subalternes du régime auraient obtenu l’asile en Europe, dont beaucoup auraient participé à des crimes brutaux et peut-être à des meurtres. Des efforts devraient être déployés pour retrouver ces hommes et les traduire en justice.

La propagande de la reconstruction

Les récentes arrestations ont eu lieu après que l’Union européenne a émis des sanctions contre onze hommes d’affaires syriens de premier plan ayant aidé le régime dans sa propagande de la reconstruction. Tout cela laisse enfin entrevoir une prise de position défavorable de la part de la communauté internationale vis-à-vis de la farce de la reconstruction « post-conflit » du président Bachar al-Assad et de sa victoire autoproclamée.

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Des Syriennes se tiennent devant le portrait du président Bachar al-Assad à Douma le 13 mai 2018 (AFP)

Malgré les sanctions imposées par l’UE, d’autres gouvernements, y compris celui du Liban, ont toutefois pris la direction opposée en accordant la citoyenneté par décret à divers hommes d’affaires et responsables syriens liés au régime. Les Émirats arabes unis ont également accueilli une délégation commerciale syrienne dirigée par Mohammed Hamsho, un proche de Maher Assad, inscrit sur la liste des sanctions du Trésor américain depuis 2011.

Depuis que le projet de reconstruction du régime a commencé à prendre de l’ampleur et à nécessiter une aide financière, d’autres acteurs étatiques ont fait preuve d’une plus grande réticence, ce qui est judicieux. Assad considère cette dernière étape du conflit, que beaucoup décrivent comme une « phase de reconstruction », comme une occasion de consolider et légitimer sa position.

Pour que la justice transitionnelle soit prise au sérieux, la responsabilité doit être étendue au plus grand nombre possible de dirigeants et de membres du régime.

Demander des comptes

Lors du récent sommet de Sochi, la Russie, la Turquie et l’Iran se sont engagés à continuer à coopérer en vue de former un comité constitutionnel composé d’un nombre égal de représentants du régime et de l’opposition. Cela non seulement facilite la normalisation du régime d’Assad – soutenu par l’Iran et la Russie, deux pays complices du meurtre de Syriens –, mais écarte fondamentalement la question de la justice transitionnelle.

En ne prévoyant pas de mesures permettant de demander des comptes, la communauté internationale est passée de la condamnation à l’acceptation, avalant la propagande du régime et ignorant l’ampleur de ses crimes

Le régime d’Assad, qui a ignoré toutes les tentatives de la communauté internationale en vue d’établir la paix et assurer une transition, ignorera également ce concept.

En ne prévoyant pas de mesures permettant de demander des comptes, la communauté internationale est passée de la condamnation à l’acceptation, avalant la propagande du régime et ignorant l’ampleur de ses crimes.

Si l’ONU a cessé de compter les morts, les Syriens ne l’ont pas fait. Plus de 500 000 Syriens ont été tués au cours des huit dernières années et l’essentiel des infrastructures du pays a été détruit.

La réponse de l’intervenant à la question de Sawsan était simplement : « nous avons appris à pardonner de tout notre cœur », mais les Syriens ne sont pas encore prêts à pardonner des décennies d’oppression.

Sawsan n’acceptera pas une Syrie sans justice, et nous non plus.

- Razan Saffour est une chercheuse et activiste syro-britannique basée à Istanbul (Turquie). Elle a travaillé dans le secteur des droits de l’homme et de la communication et est titulaire d’une maîtrise en histoire de la School of Oriental and African Studies (SOAS), Université de Londres.

Les opinions exprimées dans cet article appartiennent à l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l'anglais (original).

Razan Saffour is a British Syrian, currently working as a researcher at the TRT World Research Centre. She has completed a masters in history at SOAS, University of London and is active on Syrian matters.
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