Aller au contenu principal

L’Irak vote une loi pour légaliser les milices chiites : le monstre indomptable est lâché

En créant, de fait, une armée parallèle au sein des milices chiites accusées d’abus et déjà réfractaires à l’autorité, une nouvelle loi risque de faire de l’Irak une autre Libye

Le vote d’une loi par le parlement irakien, samedi, légalise les Unités de mobilisation populaire (UMP) pour en faire une entité gouvernementale opérant aux côtés de l’armée. Cela ne fera qu’exacerber plus encore les tensions confessionnelles en consolidant l’influence politique et militaire de cette alliance, formée en grande partie de milices chiites, ainsi que celle de l’Iran qui soutient la plupart d’entre elles. Ce vote parlementaire reflète clairement les fractures confessionnelles : tandis que tous les partis shiites approuvaient la mesure, les députés sunnites boycottaient la séance.

L’Irak risque de devenir une autre Libye, sous la férule de milices mues par des loyautés, objectifs, intérêts concurrents, et toutes sont convaincues de leur bon droit, animées qu’elles sont d’un sentiment d’impunité, fondé sur leurs contributions militaires à la défaite de l’EI

Certains analystes voient dans cette loi une tentative de brider les UMP, fortes de plus de 100 000 hommes et dont le pouvoir ne cesse de grandir depuis qu’elles ont, en 2014, été créées à partir des milices existantes, pour lutter contre le groupe État islamique (EI). Cependant, les groupes parlementaires chiites et le Premier ministre Haider al-Abadi – de qui dépendent désormais les UMP – ont jusqu’à présent beaucoup parlé sans faire grand-chose (voire rien du tout) qui puisse faire entrevoir qu’ils souhaitent sincèrement s’opposer à Daech.

Maintenant que les UMP jouent un rôle essentiel dans l’opération destinée à reprendre Mossoul à l’EI, c’est devenu particulièrement improbable. Au contraire, cette loi constitue sans doute une manière de récompenser les milices pour services rendus.

Dans l’intérêt de qui ?

Abadi y voit peut être un moyen de consolider sa position contre ses rivaux politiques – tout particulièrement contre son prédécesseur Nouri al-Maliki. Les relations entre les deux hommes ont toujours été tendues : tandis qu’Abadi tentait d’abolir les fonctions vice-présidentielles (dont l’une occupée par son prédécesseur), Maliki essayait quant à lui de contrarier le programme de réforme du Premier ministre.

« Les plus influents [des chefs de milice] se déclarent fidèles non seulement à l’Irak, mais aussi au chef suprême iranien, l’ayatollah Ali Khamenei »

Maintenant qu’Abadi contrôle directement les UMP, et qu’il entretient des contacts avec les chefs des milices, il peut y voir un renforcement de sa position. Cependant, Maliki compte aussi des alliés parmi les UMP qui risquent fort de réagir avec hostilité si Abadi se risque à les instrumentaliser à ses propres fins politiques. Dans sa forme actuelle, la loi prévoit un accroissement de l’influence des milices sur le gouvernement, non l’inverse.

Cette loi renforce également l’influence iranienne. « Les plus influents [des chefs des milices] se déclarent fidèles non seulement à l’Irak, mais aussi au chef suprême iranien, l’ayatollah Ali Khamenei », écrivait l’an dernier Ned Parker. Il avait dû fuir l’Irak lorsqu’il était chef du bureau de Bagdad pour Reuters, après avoir reçu des menaces de mort suite à la publication de son rapport sur les violations des droits humains par les milices chiites.

« Trois des milices qui comptent – l’organisation Badr, Asaib Ahl al-Haq et Kataeb Hezbollah – font figurer le portrait [de Khamenei] sur leurs affiches ou leur site Internet. »

L’année dernière, Akram al-Kaabi, chef de la milice d’Harakat al-Nujaba, a affirmé qu’il renverserait le gouvernement iraken si Khamenei lui en donnait l’ordre. Un gouvernement dépendant des UMP et redevable envers eux n’ira évidemment pas les contrarier, ni eux, ni leur commanditaire à Téhéran.

Encore plus difficile à brider

Cette loi enhardira d’autant plus les milices qu’elle renforcera leur légitimité, leur statut, ainsi que le soutien de l’État. Elles en deviendront d’autant plus arrogantes et commettront toujours plus d’abus contre les civils sunnites habitant les territoires repris à l’EI. La liste de leurs atrocités s’allonge, et les organisations de défense des droits de l’homme en recensent tous les détails.

Difficile d’imaginer que le gouvernement bridera les milices, alors qu’il a systématiquement nié toute allégation au sujet de leurs crimes, et que l’armée en a elle aussi commis – en collaboration parfois avec les UMP – ou en a été témoin tout en se gardant d’intervenir

Amnesty International a dénoncé « l’impunité totale » des milices, « elles qui s’attaquent impitoyablement aux civils sunnites pour des motifs confessionnels », et commettent « des crimes de guerre, entre autres graves violations des droits de l’homme ». Human Rights Watch (HRW) a recensé « plusieurs cas d’exécutions de masse, sommaires et extrajudiciaires », preuves à l’appui – qui « seront versées aux accusations de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité ».

Difficile d'imaginer que le gouvernement bridera les milices, alors qu’il a systématiquement nié toute allégation au sujet de leurs crimes, et que l’armée en a elle aussi commis – en collaboration parfois avec les UMP – ou en a été témoin tout en se gardant d’intervenir.

« Les autorités irakiennes ont de fait donné carte blanche [aux milices], qui donnent libre cours à leur rage meurtrière à l’encontre des sunnites », déplore Amnesty.

Cette loi finira sans doute par placer Abadi en fâcheuse posture, puisque les milices relèvent désormais de son autorité : il devra donc répondre de leurs actes. Mais cela ne devrait pas affecter le soutien des alliés étrangers clés, l’Iran, la Russie et les États-Unis, qui n’ont jamais remis en cause leur soutien à Bagdad, en dépit des crimes commis par l’État et les milices.

Cependant, avec cette loi, les tensions sectaires dans ce pays ne feront que croître à en croire les menaces en ce sens des politiciens et chefs sunnites – alors même qu’en prenant ses fonctions Abadi avait promis de les apaiser.

L’un de ces hommes politiques, Khamis Khanjar – qui a financé la Force des gardes de Ninive (3 000 soldats) – a prévenu mardi que, si les UMP entraient dans Mossoul, l’Irak pourrait se disloquer et se trouver en proie au pire carnage confessionnel depuis l’invasion conduite par les États-Unis en 2003.

Conséquences au-delà de l’Irak

Cette loi signifiera de fait la reconnaissance d’une armée parallèle officielle, elle qui n’a que trop souvent agi selon sa propre loi, brandissant le plus souvent des étendards chiites plutôt que le drapeau national. Elle relèvera aussi d’un autre ministère (l’armée nationale dépend du ministre de la Défense, mais ce poste est vacant depuis août). Cela va à l’encontre des tentatives pour affirmer une autorité centrale sur un pays en proie à des fractures sociétales et territoriales.

Comment Abadi gèrera-t-il les ambitions professées par les UMP à l’extérieur de l’Irak ? En octobre, un de ses porte-parole a promis qu’il se battrait aux côtés des forces du président syrien Bachar el-Assad et qu’il interviendrait « partout où pèserait une menace sur la sécurité nationale irakienne », suite à la défaite de l’EI en Irak. Maliki a également déclaré ce mois-ci que la campagne de libération de Mossoul servirait de tremplin à d’autres opérations en Syrie et au Yémen.

Il est plus qu’improbable qu’Abadi ait le pouvoir ou l’intention de freiner les UMP, à l’intérieur ou au-delà des frontières de l’Irak. Même si cela était son souhait, il risque de choisir de ne rien faire, par crainte de se voir défié par les milices, qui saperaient alors son autorité, à la plus grande joie et à l’avantage de ses adversaires politiques.

L’Irak risque de devenir une autre Libye, gérée par des milices mues par des loyautés, objectifs et intérêts concurrents, toutes convaincues de leur bon droit, animées qu’elles sont d’un sentiment d’impunité fondé sur leurs contributions militaires à la défaite de l’EI, qui plus est à la demande d’un gouvernement aux abois. Bagdad a lâché un monstre qu’il ne saurait dompter et la loi que vient de voter le parlement compliquera probablement toute tentative en ce sens.

Sharif Nashashibi est un journaliste et analyste primé, spécialiste des affaires arabes. Il collabore régulièrement avec al-Arabiya News, al-Jazeera EnglishThe National et The Middle East Magazine. En 2008, il a reçu une distinction de la part du Conseil international des médias « pour avoir réalisé et contribué à des reportages systématiquement objectifs » sur le Moyen-Orient.

Les opinions exprimées dans cet article sont celle de leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l'anglais (original) par Dominique Macabiès.

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].