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Muaz al-Kasasbeh : comment l'EI justifiera-t-il ce nouveau crime ?

Le comportement de plus en plus violent de l'EI rebute la plupart des gens. Cependant, peu ont tenté de comprendre son point de vue

Il est rare que Fox News diffuse du matériel qui fasse travailler les neurones, mais avec le cas du lieutenant Muaz al-Kasasbeh, le pilote jordanien dont l'avion a été abattu et qui a été atrocement brûlé vif par l'Etat islamique (EI) cette semaine, la célèbre chaîne de Rupert Murdoch, moquée sur les réseaux sociaux via le hashtag #FoxNewsFacts, s'est cette fois-ci surpassée.

En publiant la vidéo répugnante de l'EI sur son site web, Fox News est devenue à la fois un support important pour essayer d'expliquer le point de vue de l'EI, mais aussi la preuve du penchant de ce dernier pour une inhumanité sans égale.

Dans cette vidéo, la signature de l'Etat islamique, « Message à... », habituellement suivie d'images d'otages agenouillés aux côtés de bourreaux masqués, n'apparaît pas. En fait, elle n'avait à l'origine pas de titre. Excepté l'intitulé inquiétant ajouté par Fox News : « AVERTISSEMENT — VIDEO A CONTENU EXTREMEMENT CHOQUANT : Un otage brûlé vif par l'EI ».

La vidéo commence par un extrait montrant le roi jordanien Abdallah qui explique que tous les pilotes jordaniens à qui l'on a demandé de se porter volontaires pour bombarder des cibles de l'EI dans le cadre de la coalition menée par les Etats-Unis « ont levé la main et se sont proposés ». Que le malheureux Muaz al-Kasasbeh ait été présent ou non, les événements qui ont suivi ont placé son destin entre les mains de l'EI.

Fox News n'a pas retranscrit la vidéo depuis l'arabe, mais le discours qui y est tenu est en partie prévisible : la Jordanie, une monarchie apostâte, s'est ralliée à plusieurs reprises aux Etats croisés occidentaux en Irak et en Afghanistan, ses forces militaires et ses services de renseignement ont collaboré avec les Américains et elle dispose de ses propres prisons secrètes. La vidéo évoque ensuite l'avion de chasse jordanien abattu à Raqqa, en Syrie, et la capture de Muaz al-Kasasbeh. Cette fois, un titre apparaît : « Apaiser les cœurs des croyants ». Ceci fait sans aucun doute référence au verset du Coran qui évoque le combat contre des ennemis que Dieu « châtiera par vos mains et couvrira d’ignominie. Il vous donnera la victoire sur eux, apaisera les cœurs des croyants » [Coran, 9.14].

Ce titre suggère que l'Etat islamique souffre des répercussions de la vaste campagne de bombardements aériens dont il est la cible, ce qui n'est pas surprenant compte tenu de la destruction massive de Kobané, largement orchestrée par la coalition. Cependant, si l'on considère ce qui est arrivé à des journalistes ou des travailleurs humanitaires innocents – tels que James Foley ou Peter Kassig, qui s'étaient rendus en Syrie pour aider des personnes associées aux rebelles (dont la plupart étaient, d'une certaine manière, islamiques) et avaient même été déclarés « citoyens protégés » et « innocents » par les dirigeants de l'EI eux-mêmes, comme par exemple dans le cas du travailleur humanitaire Alan Henning – il n'est pas surprenant non plus que l'EI déchaîne cette forme de vengeance vicieuse à l'encontre de ceux qu’il voit comme ses ennemis. (N.B. : l'EI emprisonnait, torturait, décapitait et crucifiait à la fois ses opposants islamiques et laïques en Syrie bien avant de proclamer un califat).

Je pense que l'aspect le plus négligé de cette vidéo est justement la raison pour laquelle l'EI justifie de tels actes de barbarie. Alors que la plupart des gens considèrent les actes accomplis par ce groupe au nom de l'islam comme insupportables, il est important de comprendre son point de vue.

Vêtu d'une combinaison orange similaire à celle des détenus de Guantánamo, Muaz al-Kasasbeh explique candidement qui il est et ce qu'il fait. Fait préoccupant pour les Etats arabes impliqués dans le bombardement de l'EI, il décrit précisément les types d'avions de chasse et de missiles qu'ils emploient et cite chaque pays impliqué ainsi que les différentes bases aériennes utilisées comme rampes de lancement pour les frappes aériennes. Parmi les participants, il mentionne la Jordanie, les Etats du Golfe et le Maroc. Il cite également une base aérienne jordanienne utilisée par les forces aériennes américaines et françaises. Il explique ensuite les modalités de coordination entre les différents pays ainsi que la désignation des zones où sont effectuées des missions de reconnaissance à l'aide d'avions et de satellites espions.

Puis, Muaz al-Kasasbeh s'adresse directement au peuple jordanien. « Notre gouvernement est un agent des sionistes... Nous disons que nous voulons défendre l'islam, alors pourquoi n'envoyons-nous pas nos avions pour [attaquer] les Nusayris [terme péjoratif désignant les Alaouites], les forces de Bachar al-Assad qui ont tué d'innombrables musulmans et les juifs qui sont tout près... Pour défendre al-Aqsa et les territoires musulmans de Palestine. » Enfin, il dit à la Jordanie d'arrêter d'envoyer ses fils combattre l'EI, sous peine de les voir finir comme lui. La vidéo se poursuit par des images des frappes aériennes de la coalition, de roquettes incendiaires et de corps d'enfants calcinés. On voit ensuite le lieutenant Kasasbeh en train de marcher, sans entraves et sans escorte, et observer, voire contempler, les effets dévastateurs des frappes aériennes qu'il a peut-être lui-même perpétrées, sous le regard d'hommes cagoulés et armés.

Ce qui se produit ensuite est incroyable. Comme pour les précédentes exécutions, une sorte d'appréhension surréaliste nous pousse à espérer qu'ils ne passeront pas à l'action. Mais la mort par le feu est tellement pire, tellement horrible que l'on a enseigné aux musulmans la peur du naari jahannam (le feu de l'enfer) depuis la naissance de l'islam. L'Etat islamique a justifié cette exécution par le feu par la loi islamique de la qisas (représailles). Parce qu'il a été touché de plein fouet, l’EI a outrepassé le fait que l'exécution par le feu soit clairement interdite, car perçue comme une forme de peine capitale de droit strictement divin. Les principes islamiques établis n'ont pas grand-chose à voir avec cela.

L'EI pourrait dévoiler les détails de ses procédures judiciaires afin que le monde musulman et le reste du monde (que l'EI aimerait sans doute inviter à se tourner vers l'islam) puisse décrypter par lui-même ses processus, ses plaidoyers et ses sources de droit.

L'Etat islamique a indiqué avoir rendu le califat au monde musulman « selon la méthodologie des califes bien guidés ». Si cela est vrai, le calife est absent. Même les tyrans du monde arabe apparaissent régulièrement en public et sur les réseaux sociaux pour expliquer leurs politiques, répondre à leurs détracteurs ou couvrir d'éloges leurs partisans. En revanche, Abou Bakr al-Baghdadi ne s'est que très peu exprimé depuis qu'il s'est proclamé calife.

Les partisans de l'EI devraient savoir que le deuxième calife « bien guidé » de l'islam, et le plus influent de l'Histoire, Omar ibn al-Khattab, tenait régulièrement des audiences publiques et avait été, en diverses occasions, jugé et châtié en public. Une fois, une femme le réprimanda dans la mosquée en raison de sa vision erronée de la dot. Une autre fois, on demanda au calife, réputé pour son mode de vie économe et ses vêtement rapiécés, pourquoi il avait plus de vêtements que les autres (son fils lui avait offert sa part puisque le calife était grand et que la part qu'on lui avait attribuée était insuffisante). En une autre occasion, on lui dit même qu'il perdrait le serment d'allégeance du peuple (bayah) et serait redressé par l'épée s'il s'égarait. Omar n'a pas emprisonné, torturé ou décapité l'homme qui avait dit cela ouvertement ; plutôt, il a remercié Allah du fait que des personnes si courageuses résident dans son califat. L'EI a emprisonné et exécuté de nombreuses personnes pour avoir refusé la bayah. Sa violence risque de s'aggraver.

L'autorité islamique d'al-Azhar en Egypte a appelé à l’exécution, crucifixion et amputation des membres de l'Etat islamique. La Jordanie, quant à elle, a exécuté deux kamikazes d'al-Qaïda dont l'attentat avait échoué et qui n'étaient pas liés à l'EI, appelant de ses vœux une riposte « sévère ». L'EI a eu amplement l'occasion de négocier des échanges d'otages. Mais dans la plupart des cas, il s'est contenté d'exiger de l'argent ou a simplement exécuté ses prisonniers. S'il est impossible de négocier ne serait-ce qu'un échange d'otages, l’intensification des frappes aériennes, et donc de la guerre, constitue la seule alternative.

A l'opposé, un échange d'otages sans précédent a eu lieu entre les Etats-Unis et les talibans afghans l'année dernière. Les talibans aussi avaient été bombardés par les forces de la coalition et avaient perdu bien plus de membres que l'EI. Cependant, les talibans sont parvenus non seulement à obtenir la libération de leurs prisonniers de Guantánamo en échange du sergent américain Bowe Bergdahl, mais ont également réussi à échanger des poignées de mains avec les Américains. Bowe Bergdahl était otage depuis cinq ans. En guise d'adieux, les talibans lui ont simplement dit : « ne reviens pas en Afghanistan ».

- Moazzam Begg est un ancien détenu de Guantánamo. Il occupe actuellement le poste de directeur des relations extérieures de l'organisation militante CAGE, basée au Royaume-Uni.

L'opinion exprimée dans cet article est celle de l'auteur et ne reflète pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Légende photo : des Jordaniens manifestent contre l'exécution du pilote jordanien Muaz al-Kasasbeh, le 4 février 2011 (AA).

Traduction de l'anglais (original).

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