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Ne croyez pas la rhétorique de la « course vers Syrte » en Libye

Même si certaines milices rassemblent le courage nécessaire pour attaquer Syrte, tant qu’il n’existe pas de véritable coalition, il est peu probable qu’elles y parviennent

La bataille contre l’État islamique (EI) en Libye a longtemps été considérée par les partisans de l’accord de paix supervisé par l’ONU comme l’intérêt commun par excellence, celui qui pourrait enfin unir les milices rivales du pays. Lancer une attaque coordonnée sur le siège de l’EI à Syrte serait la meilleure façon de mettre en pratique cette nouvelle unité et d’entreprendre de renforcer la confiance mutuelle.

À l’inverse, le fait que chaque milice prétende qu’elle seule peut vaincre l’EI et, de ce fait, est en droit d’obtenir des armes et de recevoir une formation de la communauté internationale, est la meilleure façon d’exacerber les divergences entre elles.

Après Kadhafi, les divisions se multiplient

Depuis la chute de Mouammar Kadhafi en octobre 2011, les milices se sont multipliées, alors qu’ont implosé les tentatives de consolidation de la gouvernance centrale. Les forces qui ont renversé Kadhafi se composaient de plusieurs soulèvements – chacun animé par des intérêts sociaux et locaux distincts – sans compter certains extrémistes qui ont rejoint le train en marche. Ces forces ont été brièvement réunies en 2011 par leur désir de renverser le tyran. Depuis lors, elles se sont segmentées en composantes mutuellement antagonistes, incapables de s’unir derrière une vision commune pour l’avenir.

Par conséquent, la Libye se précipite de crise en crise. La Banque mondiale prévoit la faillite totale de la Banque centrale libyenne d’ici 2019. La plupart des grandes villes sont déjà confrontées à des pénuries d’électricité et de médicaments. Avec la hausse actuelle des températures, il y a un afflux de migrants africains qui transitent par le pays sur le chemin vers l’Europe. Assassinats et enlèvements contre rançon sont devenus monnaie courante. Les organisations criminelles opèrent ouvertement.

Tout ce chaos favorise les interférences extérieures. Les puissances occidentales sont désireuses d’envoyer des forces spéciales et des bombardiers pour attaquer l’EI, tandis que l’Égypte et ses alliés demandent la levée de l’embargo sur les armes. En attendant, ils voudraient contourner l’embargo par l’envoi d’une assistance militaire à leur allié, le général Khalifa Haftar, par l’aéroport Benina de Benghazi – si celui-ci rouvre.

Pour enrayer la chute libre et contourner le processus en panne des Nations unies, l’idéal serait que les diverses milices traditionnelles parviennent à s’unir à nouveau contre un nouvel ennemi commun : l’EI. Un véritable gouvernement d’unité ne peut être forgé que par un consensus ascendant, pas imposé par le haut de la pyramide.

À ce jour, la seule vraie victoire contre l’EI est Derna : le premier bastion de l’EI en Libye. Le mois dernier, l’EI s’est retiré de la ville après une année de combats intenses contre une coalition de djihadistes et l’Armée nationale libyenne (ANL) de Haftar. En fait, c’est la seule zone en Libye pour laquelle on peut dire qu’une coalition contre l’EI a été efficace. Aujourd’hui, il est temps de tirer parti de cette alliance, en créant une mosaïque de coalitions locales contre l’EI à travers le pays.

Les développements actuels montrent que cet espoir est une chimère. Les divisions entre les milices qui ont déstabilisé la Libye pendant quatre ans s’intensifient. Au cours des dernières semaines, d’anciennes divisions politiques parmi les milices se sont réaffirmées, et ce avant l’avènement de toute bataille contre l’EI à Syrte – en conséquence, si une telle bataille se concrétise, c’est la garantie d’un effort concurrentiel plutôt que d’un effort de coopération.

Le conseil présidentiel du gouvernement d’union nationale supervisé par l’ONU et les groupes qui lui sont affiliés, principalement les « brigades » de Misrata, et l’armée nationale libyenne (ANL) dirigée par le général Haftar ont lancé une course rhétorique vers Syrte. Les brigades de Misrata et l’ANL sont les deux principales forces militaires en Libye ; chacune semble prêt à utiliser la lutte contre l’EI pour faire avancer sa propre domination et pour signaler à la communauté internationale qu’elle seule est le partenaire le plus fiable pour faire face à l’EI. Ces manœuvres sont susceptibles d’empêcher complètement l’émergence d’une véritable coalition contre l’EI capable de coordonner une attaque sur Syrte ou d’administrer le territoire conquis.

Le 3 mai, les perspectives d’un commandement unifié de l’armée libyenne pour « libérer » Syrte ont été anéanties après des affrontements entre l’ANL et les forces loyales à Misrata à 25 km à l’ouest de Zillah, une ville près de Syrte. Les unités de l’ANL basées dans la ville ont été attaquées par les forces alliées à Misrata. L’ANL a réussi à repousser les assaillants et a repris Zillah. Tous ces combats n’ont fait aucune victime dans les rangs de l’EI.

Au cours des deux dernières années, une guerre froide se joue entre Misrata et Haftar. Cette escalade drastique à Zillah peut indiquer que cette guerre froide a dégénéré et que cela pourrait éclipser le « conflit commun » supposé contre l’EI.

Tentatives malheureuses d’unir les rivaux

Reconnaissant la nécessité d’unir les milices libyennes et de renforcer sa propre position, le gouvernement d’union nationale du Premier ministre désigné Fayez el-Sarraj a prononcé un discours télévisé le 28 avril. Il cherchait à contrôler l’élan militaire des factions politiques rivales se déplaçant vers Syrte.

Sarraj a promis qu’une force libyenne d’envergure nationale sans aucune ingérence étrangère libérerait la ville du contrôle de l’EI. Le discours de Sarraj est survenu au lendemain de la publication par le Conseil militaire de Misrata (CMM) d’une déclaration reconnaissant le conseil présidentiel du gouvernement d’union nationale comme commandant militaire suprême de l’ensemble des forces armées libyennes à condition que de nouveaux commandants militaires soient nommés par le conseil présidentiel selon l’accord des Nations unies. Haftar y perdrait son poste à coup sûr.

Et malgré tous ces préparatifs, les forces de Misrata ont été surprises à leur tour. Les forces du CMM positionnées à Abu Grein, à 100 km à l’est de Misrata et 130 km à l’ouest de Syrte, ont été attaquées par des kamikazes de l’EI vendredi 6 mai. La réaction de Misrata a été la retraite.

Le même jour, le conseil présidentiel a publié une résolution établissant une salle d’opérations spéciales pour les opérations militaires contre l’EI. Malgré la convergence des unités militaires des factions libyennes rivales autour de Syrte pour une supposée bataille commune contre l’EI, les divisions politiques et ces développements signifient que la probabilité d’un conflit entre rivaux est beaucoup plus élevée que celle d’un véritable assaut sur Syrte.

Le jour même de la création d’une salle d’opérations spéciales par le conseil présidentiel, l’ANL de Haftar a publié un communiqué à tous les soldats dans la région occidentale leur ordonnant de passer sous le commandement de la salle d’opérations pour la région occidentale de l’ANL. Toutes les parties prétendent vouloir l’unité, mais seulement si elles la coordonnent et tiennent les reines.

Cela porte le nombre des « salles d’opérations pour Syrte » à trois : une pour l’ANL de Haftar, une pour le conseil présidentiel et une autre pour le défunt Congrès général national basé à Tripoli et soutenu par les islamistes. En bref, alors que chaque groupe prétend diriger l’assaut sur Syrte, en réalité, personne n’a attaqué Syrte, de précédentes positions établies ont été abandonnées et nulle action coordonnée ne s’est concrétisée.

Se battre pour le pétrole ne favorise pas l’unité

Ibrahim Jadhran, le leader fédéraliste et jadis opposant militaire de Haftar à l’Est, a récemment été remplacé à la tête du service de la Garde des installations pétrolières. Cette initiative a en outre alimenté les tensions entre l’ANL et le Conseil présidentiel, qui comptait apparemment sur le soutien politique et le contrôle militaire de la région clé pour la production de pétrole de Jadhran.

Suite à la révocation de Jadhran, les tensions entre l’Est et l’Ouest de la Libye ont éclaté au grand jour. L’Eastern National Oil Corporation (NOC), qui n’est pas reconnue par la communauté internationale, a bloqué le terminal Hariga à Tobrouk, le 4 mai, empêchant le chargement du pétrole. Cela prive le gouvernement d’union nationale d’une grande partie des revenus nécessaires et pourrait préfigurer une lutte pour le contrôle des ports pétroliers dans tout l’Est de la Libye.

Légalement, la compagnie pétrolière nationale de l’Ouest soutenue par le gouvernement d’union nationale contrôle les ports mais, en pratique, son homologue de l’Est basée à Tobrouk peut déployer ses partisans sur le terrain. Le bras de fer du pétrole a entraîné un blocus de facto de Hariga et de tous les pétroliers exportant le pétrole. Comme le bras de fer continue, le blocus pourrait s’étendre à Brega et menace de réduire encore davantage les exportations et les revenus de la Libye.

Le contrôle du mouvement fédéraliste de Jadhran sur le croissant pétrolier est maintenant fortement limité, surtout après l’arrivée du commandant Wanis Bukhamada des forces spéciales de l’Armée nationale libyenne pour gérer efficacement la coopération pacifique entre la Garde des installations pétrolières et l’armée dans la région. Cela signifie que le nouveau gouvernement et la communauté internationale ont effectivement perdu le contrôle de la région pétrolière libyenne.

Et comme toutes les parties veulent priver leurs opposants d’accès aux revenus pétroliers, l’économie libyenne est donc prise entre deux feux. Cela rend le nouveau gouvernement et la communauté internationale encore plus impopulaires alors que les Libyens sont confrontés à des pénuries d’électricité et doivent se serrer la ceinture tandis que les élites jouent des coudes.

« Mon frère et moi contre mon cousin, mon cousin et moi contre l’étranger »

La « course » vers Syrte est un trope utilisé par des acteurs non-djihadistes en Libye pour attiser la frénésie médiatique dans une tentative visant à obtenir un soutien international. Chacun proclame sa propre droiture et tente d’affaiblir ses ennemis tribaux et régionaux traditionnels en leur refusant l’accès aux fonds, aux armes et à un soutien politique. Personne ne peut dire si un quelconque combat sérieux contre l’EI se concrétisera un jour. Même si certaines milices rassemblent le courage nécessaire pour attaquer Syrte, tant qu’il n’existe pas de véritable coalition, il est peu probable qu’elles y parviennent.

Les décideurs occidentaux et les États de la région ne devraient pas faire confiance aux déclarations de leurs alliés libyens selon lesquelles ils sont « l’homme de la situation » pour vaincre l’EI. Les actes sont plus éloquents que les mots. Et jusqu’à présent, les allégations d’opposition à l’EI ont seulement divisé les Libyens plutôt que les unir.

- Jason Pack est le fondateur de EyeOnISISinLibya.com, président de Libya-Analysis et l’analyste en charge de l’Afrique du Nord auprès de Risk Intelligence.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : un Libyen passe devant un graffiti de l’ancien dirigeant libyen Mouammar Kadhafi dans sa ville natale de Syrte, le 13 octobre 2012 (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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