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Pourquoi le nouveau « calife » de l’EI est un Turkmène

La confirmation d’Abou Ibrahim al-Hachimi al-Qourachi en tant que successeur d’Abou Bakr al-Baghdadi souligne le rôle des Turkmènes au sein du groupe armé
Abou Ibrahim al-Hachimi al-Qourachi est le nouveau dirigeant de l’EI (capture d’écran)

Des responsables de deux services de renseignement ont récemment confirmé qu’Abou Ibrahim al-Hachimi al-Qourachi est le successeur d’Abou Bakr al-Baghdadi, calife autoproclamé du groupe État islamique (EI), qui a été tué par une frappe américaine en octobre.

Le fait qu’il se soit élevé aussi haut dans les rangs de l’EI révèle à quel point les Turkmènes irakiens jouent un rôle crucial dans ce groupe

Après la mort de Baghdadi, différents médias ont désigné Al-Qourachi comme son successeur sur la base d’un communiqué du groupe datant du mois d’août qui mentionnait son nom de guerre, mais il y a ensuite eu des rapports contradictoires quant au fait qu’il soit en vie et les responsables des renseignements devaient confirmer la succession. Le département d’État américain a mis sa tête à prix pour 5 millions de dollars.

Il y a trois raisons à cela, liées, premièrement, au sort des officiers irakiens à la dérive qui ont perdu leurs perspectives de carrière après l’invasion américaine de 2003 et à la décision de démanteler l’armée irakienne ; deuxièmement, à une expérience commune d’incarcération ; et troisièmement à la ville rurale de Tal Afar, dans l’ombre de Mossoul. Al-Qourachi est un Turkmène originaire de la ville irakienne de Tal Afar, et le fait qu’il se soit élevé aussi haut dans les rangs de l’EI révèle à quel point les Turkmènes irakiens jouent un rôle crucial dans ce groupe. 

L’EI a recruté parmi les officiers qui avaient perdu leur emploi et leurs perspectives d’avenir après le démantèlement des forces armées irakiennes par l’Autorité provisoire de la coalition en 2003, ou à qui on avait refusé un emploi en raison des politiques de débaasification, lesquelles ont affecté les sunnites arabes et turkmènes irakiens. 

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En 2014, alors que l’EI avait envahi Mossoul et s’était emparé de près d’un tiers de l’Irak, les Irakiens étaient nombreux aux postes de direction, notamment les anciens officiers de l’armée irakienne pendant l’ère du parti Baas. 

Si on prend en compte leurs noms de famille, la plupart des dirigeants du groupe étaient des sunnites arabes et turkmènes irakiens ayant fait carrière dans l’armée ou dans la sécurité. La plupart avaient atteint le rang de colonel et avaient servi dans l’armée de l’air ou les renseignements militaires. 

Un membre du Conseil de la choura, la plus haute instance décisionnaire exécutive du groupe, était Abu Muslim al-Afari al-Turkmani, qui a servi dans les renseignements militaires et dans les forces spéciales pendant l’ère baasiste. Il s’agissait d’un Turkmène de Tal Afar, qui avait servi dans l’armée irakienne sous Saddam Hussein.

Si dans les années 1950, un groupe informe et clivant de colonels connu sous le nom d’« Officiers libres » avait lancé un coup d’État à Bagdad en 1958 au nom du nationalisme irakien ou arabe laïc, ce sont des anciens officiers des forces de sécurité irakiennes de Saddam qui ont reconfiguré l’Irak et la région en 2014. 

Lien avec Camp Bucca

Pour que ces officiers se soient élevés dans la hiérarchie sous le règne de Saddam Hussein, ils ont dû professer par le passé le laïcisme du parti Baas.

Ces anciens officiers qui ont rejoint les rangs de l’EI et s’y sont élevés pourraient avoir été de véritables « musulmans sunnites ayant connu une renaissance » devenant plus religieux pendant la « campagne de la foi » de Saddam dans les années 1990, laquelle cherchait à réintroduire la religion dans la vie publique irakienne après les tragédies de la première guerre du Golfe en 1991 et les sanctions qui s’en sont suivies. 

D’autres officiers ont, peut-être, cyniquement cherché à manipuler le pouvoir de la foi. Certains sont peut-être devenus plus pieux pendant leur incarcération à Camp Bucca après 2003 et croyaient véritablement en la vision religieuse de l’EI.

Des soldats américains gardent la prison du Camp Bucca en périphérie de Bassorah, en Irak, en 2009 (AFP)

Comme Baghdadi, Al-Qourachi a été incarcéré au Camp Bucca géré par les Américains près de la frontière entre l’Irak et le Koweït à compter de 2004. Apparemment, c’était au sein de cette prison que Baghdadi et d’autres commandants de l’EI se sont réunis, formant un noyau.

Lorsque les prisonniers ont été relâchés, galvanisés et endurcis par leur incarcération, ils ont revitalisé le groupe en perte de vitesse après la mort de ses leaders Abou Ayyoub al-Masri, un fabricant d’explosifs égyptien, et Abou Omar al-Baghdadi, un autre ancien officier de Saddam Hussein, tués en avril 2010 lors d’un raid conjoint impliquant les forces irakiennes et américaines près de Tikrit.

L’une des questions soulevées par le fait qu’Al-Qourachi puisse être le nouveau « calife » de l’EI est qu’un Turkmène n’aura probablement pas la même ascendance arabe que Baghdadi

Le fait que deux membres importants de l’EI soient originaires de la ville rurale de Tal Afar, à proximité de la ville plus urbanisée de Mossoul, révèle une dynamique ayant un précédent dans l’histoire irakienne. Saddam et son clan venaient de la ville rurale de Tikrit, pourtant ils ont pris Bagdad via le parti Baas et un coup d’État militaire.

Les habitants de la ville rurale de Tal Afar, qui sont Turkmènes, ont pris Mossoul avec l’EI et une clique d’anciens officiers irakiens. Aujourd’hui encore, Mossoul serait un refuge pour les vestiges de l’EI, qui ont cherché à se fondre dans la ville. 

L’une des questions soulevées par le fait qu’Al-Qourachi puisse être le nouveau « calife » de l’EI est qu’un Turkmène n’aura probablement pas la même ascendance arabe que Baghdadi, qui prétendait descendre du prophète Mohammed, une ascendance fallacieuse dont s’est servie l’EI pour justifier le fait qu’il dirige.  

Al-Qourachi, bien que Turkmène, serait issu de la tribu Quraych, une condition préalable pour être calife sous la jurisprudence sunnite. Que son ascendance soit valable ou non, cela révèle une autre dynamique au Moyen-Orient, où l’appartenance ethnique n’est pas immuable. 

Historiquement, les tribus arabes et les descendants du prophète Mohammed se sont déplacés dans les zones culturelles turques, kurdes, perses ou indiennes et ont adopté la langue et la culture de ces régions.  

La trajectoire d’Al-Qourachi au sein de l’EI n’est absolument pas emblématique de tous les Turkmènes d’Irak, un groupe divisé entre chiites et sunnites, ayant tous souffert de brutalités sous l’EI. Il s’agit plutôt d’une histoire d’exclusion et d’incarcération qui a affecté certains membres de cette origine ethnique, que ce soit à travers le négation de perspectives d’emploi après 2003 ou la négligence des périphéries rurales irakiennes avant et après le règne de Saddam. 

- Ibrahim al-Marashi est professeur agrégé d’histoire du Moyen-Orient à l’Université d’État de Californie à San Marcos. Parmi ses publications figurent Iraq’s Armed Forces : An Analytical History (2008), The Modern History of Iraq (2017), et A Concise History of the Middle East (à paraître).

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Ibrahim al-Marashi is associate professor of Middle East history at California State University San Marcos. His publications include Iraq’s Armed Forces: An Analytical History (2008), The Modern History of Iraq (2017), and A Concise History of the Middle East (forthcoming).
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