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Syrie : une nation traumatisée

Un nouveau rapport indique que les conditions de santé mentale de la nation syrienne se sont dégradées à cause de la guerre, du traumatisme et du manque de ressources

De nombreux médias rivalisent de chiffres au sujet du nombre de victimes du conflit syrien au cours des quatre dernières années. Les statistiques de l’ONU concluent que cette guerre ignoble a causé la mort de 200 000 personnes dans la région. Mais l’on constate que les médias traditionnels affichent très rarement un traitement approprié et approfondi des expériences humaines de la guerre, au-delà d’un décompte des morts ou de la formulation de reproches à l’encontre de tel ou tel groupe armé. La tragédie des Syriens qui essaient de survivent à l’intérieur et à l’extérieur du pays se doit d’être examinée.

Le ministère syrien de la Santé a récemment publié un rapport faisant état de l’inquiétant manque de moyens du secteur de la santé mentale dans le pays. Ce rapport n’a pas été repris par les médias traditionnels occidentaux. Le ministère a déclaré au journal al-Watan que 40 % des Syriens ont de toute urgence besoin de soutien psychologique, et que 15 % des personnes souffrant de dépression sévère envisagent de se suicider.

Ceux qui sont touchés le plus durement par les problèmes de santé mentale sont les jeunes et les enfants, a ajouté le ministère, et l’expansion incontrôlée de la guerre à travers le pays amplifie le problème. Les modestes équipements sanitaires dont le pays dispose ne permettent pas d’offrir des services appropriés aux patients atteints de problèmes de santé mentale.

Le discours du gouvernement syrien sur les questions de santé mentale est tout à fait exact ; mes amis travaillant dans le secteur de la santé continuent de me faire part du niveau sans précédent de traumatisme qu’ils rencontrent chez les patients. Mais le gouvernement omet de préciser que la mauvaise qualité des soins prodigués dans les établissements psychiatriques des principales villes de Syrie existait avant même le début de la révolution.

Le gouvernement omet aussi de mentionner la façon dont sa propre machine de guerre extermine les populations et pousse beaucoup d’entre ceux qui parviennent à échapper à la mort entre les griffes de la dépression et du suicide. Dans son dernier entretien avec la BBC, le président Bachar al-Assad s’est contenté de parler des actes « héroïques » de son armée dans la lutte contre l’opposition et Daech (le groupe Etat islamique). Assad n’a pas évoqué la façon dont les Syriens vivant à l’intérieur et à l’extérieur du pays font face aux expériences traumatisantes de la vie dans un pays noyé dans la guerre et le sang.

Mais comment les Syriens font-ils face au traumatisme de la dépossession, de la guerre et des pertes au quotidien ?

Traumatisme et survie

La tragédie de la guerre en Syrie dépasse l’entendement. Au cours des quatre dernières années, les citoyens ordinaires dans le pays ont essayé de comprendre pourquoi il est impossible de mettre fin à cette tragédie. « Jusqu’à présent, ils n’y ont pas réussi », m’a expliqué le Dr Ramia, qui travaille dans l’un des derniers hôpitaux encore fonctionnels à Damas. « Parmi ceux qui se sont retrouvés dans l’impossibilité de faire face à l’absurdité de la guerre, beaucoup sont tombés dans la dépression et certains se sont déjà suicidés », a ajouté le Dr Ramia.

Mais beaucoup d’entre ceux qui n’ont pas pu échapper à une vie sous le feu de la guerre ont réussi à développer des tactiques de survie, fondées sur ce que nous appelons parfois l’indifférence ou le désenchantement. « Nous sommes une nation traumatisée », m’a confié un jour George, un ami qui travaille comme instituteur dans une école primaire de Damas. « Mais nous ne nous soucions pas des intentions des parties belligérantes. Nous voulons tout simplement vivre », a-t-il ajouté.

Lorsque je lui ai demandé comment ils parviennent à survivre dans ces moments difficiles et si la guerre continue de dégrader leurs conditions de santé mentale, il m’a répondu que c’est le cas, mais qu’ils ont beaucoup de choses à faire au quotidien qui leur permettent d’oublier ou de faire semblant d’oublier l’absurdité de la guerre. Ils jouent aux cartes, au football ou encore aux échecs, a-t-il décrit. Il y a également les commérages et les blagues au café. Lorsque je lui ai demandé quel genre de blagues les gens racontent aujourd’hui à Damas, George a mentionné des sujets stupides : la mort, les balles, l’extrémisme religieux et le sectarisme.

Je lui ai demandé de me raconter une blague. Il m’a répondu : « Un jour, un groupe d’amis s’est réuni dans un café pour jouer aux échecs. Un homme, un ami, s’est approché d’eux et a commencé à expliquer que le gouvernement allait bientôt s’attaquer aux graves pénuries d’énergie et d’électricité à Damas. Les autres faisaient semblant de ne pas l’entendre. Ils ont désormais appris à utiliser la technique du désenchantement ou, pour dire les choses avec sarcasme, la technique du "flegme". Ils ne croyaient pas que ce qu’il disait était vrai. Ils ignoraient l’homme. Mais lorsqu’il a commencé à raconter comment leur ancien voisin, Salim, qui habitait à deux pas, avait récemment été tué lors des raids du gouvernement dans la banlieue de la capitale, ils l’ont cru. Ils lui ont même proposé une chaise et offert une tasse de thé. » Cette histoire triste reflète clairement l’état d’esprit que les Syriens traumatisés ont adopté. Pour mon ami George, c’est une histoire drôle. Je me souviens qu’il ne pouvait s’empêcher de rire lorsqu’il me l’a racontée.

Traumatisme et héroïsme

En novembre dernier, le pape François a utilisé le mot « cimetière » pour décrire la tragédie à laquelle nombre de réfugiés syriens sont confrontés en traversent la Méditerranée dans l’espoir d’atteindre l’Europe. L’emploi du mot « cimetière » est ici lourd de sens. Si les Syriens sont devenus déterminés au point de finir par braver ce cimetière afin d’atteindre les rivages européens, dans quel genre d’endroit vivaient-ils alors avant de prendre la route pour l’Europe ? Est-il pire de vivre en Syrie que de finir dans un cimetière ? Est-il préférable de vivre dans un cimetière plutôt qu’en Syrie ?

Pour de nombreux Syriens avec qui j’ai discuté, le débat sur la tragédie des Syriens affrontant les dangers de la mer peut se transformer en un débat sur l’héroïsme. Parmi ces réfugiés qui sont parvenus à braver le cimetière méditerranéen, beaucoup ont tendance à « désapprendre » leur voyage tragique en s’érigeant en héros et non pas en victimes. « Après tout, qui est capable de sauter dans une fragile embarcation en bois et faire le voyage de la Turquie vers l’Europe tout en sachant d’avance que la mort viendra à sa rencontre ? »

Cette question est ce que m’a répondu un réfugié syrien que j’ai rencontré en Suède. « Nous avons montré au monde entier que c’est à nous, et uniquement à nous, que l’héroïsme revient », a déclaré Raed. J’ai moi-même observé que la tactique de survie que de nombreux Syriens ont développé dans le pays est devenue, une fois qu’ils se sont retrouvés dans la diaspora, un récit d’héroïsme. Je constate avec fascination qu’en confrontant les Syriens que je rencontre au traumatisme psychologique engendré par la guerre, beaucoup me répondent : « Nous n’avons pas à nous excuser du fait que notre nation est submergée de traumatismes. Mais les choses ne demeureront pas ainsi éternellement. Le parfum du jasmin reviendra lentement embaumer les vieux remparts de Damas et finira par dissiper l’odeur de la poudre, inchallah. »

En entendant cela, j’ai frissonné.
 

- Mohammad Sakhnini est un écrivain et journaliste basé à Londres. Il a vécu à Damas avant d’aller au Royaume-Uni pour y poursuivre des études de maîtrise et de doctorat en littérature anglaise à l’université d’Exeter. Ses articles ont été publiés dans plusieurs médias et revues universitaires.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduction de l’anglais.

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