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Pourquoi l’héritage de Nasser hante toujours les esprits en Égypte

Dans son ouvrage intitulé Nasser in the Egyptian Imaginary, l’auteur Omar Khalifah explore comment l’ancien président est devenu un élément central des rêves et des aspirations des Arabes, de leurs défaites et de leurs déceptions
La légitimité de Nasser et le pouvoir de son image sont toutefois on ne peut plus perceptibles à travers l’arrivée au pouvoir de l’ancien ministre de la Défense, Abdel Fattah al-Sissi (Illustration MEE)
La légitimité de Nasser et le pouvoir de son image sont toutefois on ne peut plus perceptibles à travers l’arrivée au pouvoir de l’ancien ministre de la Défense, Abdel Fattah al-Sissi (Illustration MEE)

Plus de cinquante ans après sa mort, Gamal Abdel Nasser est toujours présent dans l’imagerie égyptienne.

Alors que le 23 juillet marque l’anniversaire du coup d’État de 1952 contre le roi Farouk Ier par le Mouvement des officiers libres, dirigé par Mohammed Naguib et Nasser, le nom de ce dernier est abondamment évoqué encore aujourd’hui, on débat de son héritage, on brandit son portrait et on propage ses discours.

De tous les dirigeants arabes du siècle dernier, rares sont ceux qui, hormis Nasser, ont eu un impact durable qui s’est étendu aux autres pays arabes. Sa position inégalée, encore ressentie aujourd’hui, le fait passer de l’histoire à la mémoire, de la sphère des politologues aux œuvres des écrivains et des artistes – bref, du statut de figure réelle à celui de métaphore.

Qu’il soit glorifié ou diabolisé, magnifié ou déshonoré, salué en tant que symbole de liberté, d’anticolonialisme et de justice sociale, ou sali et considéré comme un dictateur impitoyable [...], Nasser est un sujet sensible et clivant

Qu’il soit glorifié ou diabolisé, magnifié ou déshonoré, salué en tant que symbole de liberté, d’anticolonialisme et de justice sociale, ou sali et considéré comme un dictateur impitoyable ayant entretenu un culte de la personnalité et popularisé le modèle de régime autoritaire parmi les Arabes, Nasser est un sujet sensible et clivant, un agglomérat de significations qui transcendent les effets directs de son règne pour s’inviter au plus profond de l’esprit de multiples générations d’Égyptiens et d’Arabes, devenant un support sur lequel ils projettent leurs rêves et leurs aspirations, leurs défaites et leurs déceptions. 

L’historien égyptien Sherif Younis conclut sa tentative d’analyse de l’idéologie nassérienne en affirmant que les détracteurs de Nasser, au même titre que ses panégyristes, témoignent de l’omniprésence permanente du président dans la vie égyptienne.

Selon l’historien, Nasser est la personnification ultime de la notion de « sauveur », ce rêve si ancré dans l’imaginaire égyptien. Pourquoi, s’interroge-t-il, ceux qui ont conscience de la fausseté de ce concept sont-ils eux aussi incapables « de laisser Nasser dans sa tombe et de le dépasser » ?

Pas encore de modèle politique alternatif

L’historien estime que les Égyptiens n’ont pas encore produit un modèle politique alternatif capable de remplacer celui de Nasser.

Ceux qui ne croient plus au « héros individuel » sont libérés d’une grande illusion, mais ne parviennent toujours pas à combler le vide laissé par Nasser, le représentant suprême de ce modèle.

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En d’autres termes, pour que les Égyptiens cessent d’invoquer Nasser et ses associations et puissent l’identifier à un passé lointain, un changement radical doit intervenir dans la manière dont ils se conçoivent vis-à-vis de leur réalité, de leur histoire et de leur État-nation – une transformation de leur imaginaire social.

Je cherche dans mon livre à identifier l’espace exact que Nasser a occupé dans l’imaginaire égyptien, ses histoires, ses trajectoires, ses formes, ses particularités et ses vicissitudes.

J’essaie de montrer que l’image de Nasser n’a pas suivi un parcours lisse, ininterrompu et singulier vers la gloire ou la disgrâce. Elle est plutôt passée par une multitude de jonctions et de tournants et a été produite par des discours concurrents, des opinions divergentes et des sensibilités contradictoires. 

La vision largement positive de Nasser, empreinte de romantisme, qui a proliféré dans la littérature et le cinéma égyptiens au cours des deux dernières décennies, cache une histoire beaucoup plus complexe et plurielle, celle d’une ascension et d’une chute.

Un homme photographie avec son téléphone une femme effectuant un salut devant un tableau représentant le président égyptien Gamal Abdel Nasser à son mausolée au Caire, le 28 septembre 2020 (AFP)
Un homme photographie avec son téléphone une femme effectuant un salut devant un tableau représentant le président égyptien Gamal Abdel Nasser à son mausolée au Caire, le 28 septembre 2020 (AFP)

En réalité, la survie de Nasser en tant que sujet de nostalgie pour de nombreux Égyptiens est en soi un signe de la position particulière dans laquelle il a été placé, compte tenu du coup de grâce qu’il a subi en 1967 et de l’intense campagne de dénassérisation lancée par son successeur. 

Une contribution majeure de cet ouvrage réside dans la mise au jour des voies par lesquelles de nombreux Égyptiens séparent Nasser de son régime. Alors que ce dernier peut être considéré comme oppressif, injuste et même brutal, Nasser est souvent détaché de ses excès et donc déchargé, avec l’idée selon laquelle il ignorait ou désapprouvait nécessairement ces mesures.

Désenchantement

La littérature et le cinéma égyptiens regorgent de personnages qui se réclament de Nasser et l’invoquent contre son propre régime, encouragés par une certaine croyance en son exceptionnalisme.

L’un des effets notables de cette tendance est que même parmi les films relevant de la phase de dénassérisation, Nasser lui-même n’était guère critiqué, et que son portrait, d’ailleurs, apparaissait rarement dans les salles d’interrogatoire et de torture.

S’agissant de délimiter les « plans » qui ont informé ces représentations, on pourrait parler d’une périodisation des images de Nasser à partir de 1952, qui a abouti à certaines phases, chacune d’entre elles étant marquée par une approche dominante vis-à-vis de Nasser.

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Alors qu’au cours des quatre années qui ont précédé la guerre de Suez de 1956, les écrivains émettaient de timides critiques à l’encontre de Nasser et manifestaient de l’inquiétude face aux mesures répressives qu’il initiait – tout en reconnaissant ses bonnes intentions et ses efforts sincères pour le bien du pays –, la période entre 1956 et 1967 a été fortement marquée par une glorification de Nasser, devenu un symbole et un héros de l’indépendance, de l’anticolonialisme et de la justice sociale qui, s’il a présidé un régime qui a pu être entaché de torture, de corruption et de persécution, pouvait néanmoins être séparé de ces méfaits et revendiqué par le peuple.

Cette longue période de foi en Nasser a été interrompue par la naksa (« défaite ») de 1967, qui a provoqué un clivage entre les écrivains et les cinéastes quant à la culpabilité de Nasser dans cette défaite désastreuse.

Il s’est ensuivi trois années de désenchantement à l’égard de Nasser, entrecoupées de traitements cinématographiques et littéraires allégoriques sévères à son égard, dont certains remettaient en question la séparation antérieure entre Nasser et le régime, et dont le point culminant a été le film Shey min el khouf (Un goût de peur) de Hussein Kamal, sorti en 1969. 

Les représentations négatives de Nasser ont atteint leur apogée sous Sadate (1970-1981), avec des attaques systématiques contre son héritage qui visaient à le réduire à des scènes de torture, de peur et d’oppression

Les représentations négatives de Nasser ont atteint leur apogée sous Anouar al-Sadate (1970-1981), avec des attaques systématiques contre son héritage qui visaient à le réduire à des scènes de torture, de peur et d’oppression.

Cette offensive visait à établir un contraste entre Nasser et Sadate et, par conséquent, à légitimer les changements radicaux initiés par ce dernier dans les orientations économiques, politiques et sociales de l’Égypte.

Un examen attentif de cette période montre cependant que ces représentations se trouvaient principalement dans les films et que la plupart des récits littéraires (à l’exception notable de Karnak Café de Naguib Mahfouz) ont gardé le silence à l’idée de réévaluer l’image de Nasser dans les années 1970. Tandis que la majorité des écrivains partageaient les orientations de classe de Nasser et ses idéaux de justice sociale et d’égalité, les films provenaient en grande partie du secteur privé et étaient régis par ses valeurs et sa position vis-à-vis de Nasser.

Contrairement aux écrivains qui ont observé l’effondrement du projet nassérien sous Sadate, un nombre considérable de producteurs de films ont trouvé dans cette décennie une occasion en or de laisser libre cours à l’inimitié qu’ils avaient nourrie au fil des ans à l’égard de Nasser et de ses politiques socialistes. 

La détérioration de la situation économique et sociale qui a été durement ressentie dans les dernières années de Sadate et qui a persisté tout au long de l’Égypte du président Hosni Moubarak a toutefois initié un retour d’une image positive de Nasser au début des années 1980, devenue dominante au cours des années suivantes.

Chose intéressante, ce retour en grâce de Nasser a quasiment éliminé la divergence reconnue au cours de la décennie précédente entre les écrivains et les cinéastes et les a unis dans l’invocation de Nasser face à une réalité en plein naufrage.

Ainsi, Nasser est devenu un martyr dans le Livre des illuminations (Kitab al-Tajalliyat) de Gamal Ghitany et un refuge pour la pauvre Zeinat dans Zeinat fi Janazat al-Ra’is de Salwa Bakr, tandis que des jeunes cinéastes progressistes ont commencé à revisiter l’image cinématographique de Nasser et à rejeter le traitement sensationnel de leurs prédécesseurs des années 1970.

Traduction : « Le film Nasser 56, où Ahmed Zaki campe le personnage de Nasser »

La résurgence d’une vision à dominante nostalgique de Nasser au cours des deux dernières décennies nous en apprend davantage sur les circonstances entourant ce retour en grâce en Égypte que sur le président.

Le fait que de nombreux Égyptiens aspirent toujours aux mêmes idéaux, rêves et aspirations que ceux que Nasser s’était efforcé de concrétiser montre bien que l’ère post-Nasser n’a été vécue qu’au niveau temporel en Égypte. La pauvreté, l’injustice sociale et l’hégémonie étrangère ont tellement imprégné le pays qu’elles sont devenues des composantes durables de la vie égyptienne.

Pire encore, les vagues d’extrémisme islamique, les affrontements sectaires et l’émigration de grands intellectuels, dont l’Égypte de Nasser était largement préservée, n’étaient que quelques-uns des symptômes d’une réalité en pleine décadence.

En outre, la mort prématurée de Nasser en 1970 a frappé une nation encore traumatisée par une défaite sans précédent et déshonorante dont les images et les souvenirs ne cessent de hanter l’imaginaire égyptien. 

Il faudra attendre que les Égyptiens se réveillent véritablement de ce cauchemar pour que 1967 puisse perdre une partie de ses associations nuisibles et devenir un moment lointain d’une époque révolue. Les exploits de l’armée égyptienne au cours de la guerre d’octobre 1973 ont formé un remède potentiel qui a rapidement été contrecarré par les politiques et orientations économiques de Sadate. Chose frappante, la guerre du Kippour n’a pas encore bénéficié d’un accueil chaleureux et de représentations favorables de la part des écrivains et cinéastes égyptiens.

Toujours légitime en 2011

Ce livre a été conçu près d’un an avant la révolution égyptienne de 2011 et toutes les œuvres dont il est question dans les chapitres précédents lui sont antérieures. Naturellement, il est encore trop tôt pour donner une réponse définitive quant à l’impact que les récents événements tumultueux en Égypte auront sur l’image de Nasser et sa signification pour les Égyptiens.

En réalité, la révolution en elle-même, même si elle se poursuit, est encore peu représentée dans les récits écrits ou visuels. Ahdaf Soueif (née en 1950) propose une analyse de cette situation dans un article au titre révélateur, « En temps de crise, la fiction doit s’effacer ». Publié en août 2012, l’article soutient que le temps n’est pas encore venu de produire un récit fictionnel mûr de la révolution. 

Si les romanciers égyptiens « ont produit des textes empreints de critique, de dystopie, de cauchemar » avant la révolution, il semblerait qu’ils aient tous « renoncé – pour le moment – à la fiction ». La révolution de 2011 n’est pas encore fictionnalisable dans la mesure où « la vérité immédiate est trop flagrante pour permettre à une vérité plus subtile de prendre forme. Car il faut plus de temps pour traiter la réalité, pour la transformer en fiction ».

Une citoyenne égyptienne tient une carte sur laquelle figurent les portraits de Gamal Abdel Nasser et Anouar el-Sadate aux côtés d’Abdel Fattah al-Sissi, alors ministre de la Défense, le 15 janvier 2014 (AFP)
Une citoyenne égyptienne tient une carte sur laquelle figurent les portraits de Gamal Abdel Nasser et Anouar el-Sadate aux côtés d’Abdel Fattah al-Sissi, alors ministre de la Défense, le 15 janvier 20

Une autre raison peut résider dans le fait que l’écriture d’un roman nécessite un temps de retrait du monde réel et de repli sur soi, loin des foules qui occupent la rue.

Et c’est là qu’Ahdaf Soueif, elle-même romancière de premier plan ayant également rejoint les rangs de la révolution, privilégie l’activisme politique à la production fictionnelle, ou le citoyen au romancier : « Vous, citoyens, devez être présents sur le terrain pour défiler, soutenir, discuter, initier, articuler. »

Bien que rédigées il y a plus de trois ans, le point de vue d’Ahdaf Soueif s’est en grande partie vérifié ; rares sont les figures littéraires majeures en Égypte qui ont produit une œuvre significative autour de la révolution de 2011 et de ses conséquences. 

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La présence de Nasser dans la révolution de 2011 est cependant abondamment établie. J’ai commencé mon introduction par un événement réel qui témoigne de la présence continue de Nasser dans la vie des Égyptiens.

Parmi les images de la place Tahrir qui ont circulé dans le monde entier, on a vu des groupes d’Égyptiens brandir des photos de Nasser, tandis que des témoignages en direct faisaient état de plusieurs stands à Tahrir qui diffusaient ses discours et des chansons célèbres qui lui étaient dédiées.

Depuis 2011, on peut parler de trois phases majeures qui ont souligné la légitimité de Nasser dans les événements actuels en Égypte. La première phase a donné lieu à de vifs débats concernant la position de Nasser vis-à-vis de la révolution de 2011.

La principale question qui a dominé ces débats était de savoir si la révolution de 2011 signifiait une rupture avec les trois décennies de Moubarak, avec l’Égypte de Sadate ou avec l’ensemble du régime de juillet 1952 – autrement dit, si les révolutionnaires égyptiens contemporains suivaient ou non le chemin de Nasser.

La journaliste égyptienne Nagla’ Bidir a par exemple formulé une mise en garde, à l’époque où l’Égypte était dirigée par le Conseil suprême des forces armées (CSFA), contre le fait d’homogénéiser l’armée égyptienne et de la percevoir comme une entité unique depuis Nasser, soutenant que ce dernier ne faisait pas partie du « régime militaire » contre lequel les révolutionnaires protestaient.

Le cinéaste égyptien Khalid Youssef a supposé que l’image positive de Nasser prendrait un nouvel élan dans le cinéma égyptien après la révolution, tandis que les romanciers Sonallah Ibrahim, Ibrahim Abdel Meguid et Gamal Ghitany ont unanimement déclaré que la révolution était un événement majeur contre le Nizam Yulyu (le « régime de juillet »).

Des véhicules de l’armée égyptienne roulent dans le désert, en 2020 (ministère égyptien de la Défense/AFP)
Des véhicules de l’armée égyptienne roulent dans le désert, en 2020 (ministère égyptien de la Défense/AFP)

Une exposition inaugurée quelques jours avant le premier anniversaire de Nasser après la révolution a par ailleurs suscité beaucoup d’attention et mis en évidence un clivage au sein de l’opinion publique vis-à-vis de la mémoire du président. L’exposition intitulée « Nasser, le rêve », dont le vernissage s’est déroulé en présence de la famille de Nasser, présentait des tableaux anciens et récents, dont certains avaient été réalisés après la révolution de 2011, mais qui montraient tous « le bon côté du tableau », comme le stipulait le titre d’une critique.

Publiée dans l’hebdomadaire al-Ahram, la critique reprochait aux organisateurs d’avoir tenté de lier Nasser à la révolution de 2011, soulevant la question suivante :  

Si Nasser doit être le symbole des rêves de justice, de liberté et d’égalité entre les gens, riches comme pauvres, alors pourquoi diable subissons-nous encore l’injustice et un manque de liberté au sein de la société égyptienne ? Et si les principes de la révolution de 1952 n’ont pas survécu, alors pourquoi célébrons-nous encore le rêve ? Un rêve qui, en d’autres termes, s’est avéré être un cauchemar. 

De la même manière, Nasser figure dans deux des premières réponses littéraires à la révolution de 2011. Le titre Mi’at Khatwa min al-Thawra (« À cent pas de la révolution »), écrit à la manière de Gabriel Garcia Marquez, introduit un journal intime qui adopte une position ambivalente vis-à-vis de la relation entre Nasser et les révolutionnaires de Tahrir.

L’écrivain, qui relate ses observations personnelles des dix-huit jours de protestations qui ont entraîné la chute du président Moubarak, oscille entre la description des masses à Tahrir qui « crient les blessures causées à leur dignité par trente années de règne du dictateur » et une annonce sans équivoque : « Le régime de la révolution de juillet a 62 ans […] Cette révolution est une rupture totale avec celui-ci ».

La peur des Frères musulmans et de l’ancien régime a certainement poussé de nombreux électeurs à rechercher une troisième voie

La comparaison entre le discours de démission de Nasser au lendemain de la défaite de 1967 et le deuxième discours de Moubarak le 1er février 2011, sous la forme d’une conversation entre une mère et son fils Khalid dans le roman 7 Ayyam fi al-Tahrir (« Sept jours à Tahrir ») de Hisham al-Khishin, est bien plus lourde de sens.

Connu pour son impact émotionnel puissant sur un grand nombre d’Égyptiens pendant la révolution – qui a créé une scission entre ceux qui croyaient aux concessions et aux promesses de Moubarak et ceux qui n’y croyaient pas –, le discours a convaincu Khalid et ses amis de quitter Tahrir et d’accorder à Moubarak le sursis qu’il demandait.

La mère de Khalid rappelle toutefois à son fils qu’elle y voit une manipulation des Égyptiens similaire à celle pratiquée par Nasser, établissant ainsi une continuité entre les deux présidents :

Ton enthousiasme, Khalid, me rappelle l’époque où Nasser a démissionné. Un seul discours a fait que ces braves gens ont rempli les rues pour supplier celui qui les a menés à la défaite et au déshonneur de rester. Tous les dirigeants égyptiens comprennent l’émotivité des Égyptiens et cherchent à l’exploiter pour servir leurs intérêts. 

Un nouveau Nasser : Sabahi ou Sissi ?

La deuxième phase a coïncidé avec l’ascension fulgurante de Hamdine Sabahi, qui a indéniablement relancé les questions relatives à la place du leader charismatique dans l’Égypte post-2011.

Nassériste depuis toujours, Sabahi a été l’outsider de l’élection présidentielle égyptienne de 2012, terminant à une étonnante troisième place, à quelques points seulement du futur vainqueur Mohamed Morsi, issu des Frères musulmans, et du Premier ministre de l’ère Moubarak Ahmed Chafik.

L’homme politique égyptien Hamdine Sabahi prend la parole en 2018 au Caire (AFP)
L’homme politique égyptien Hamdine Sabahi prend la parole en 2018 au Caire (AFP)

Décrit par de nombreux observateurs comme un homme politique relevant du style nassérien, Sabahi n’a pas caché ses penchants politiques, s’appuyant sur l’attrait de son héros auprès des masses. Il a cependant cherché à maintenir sa propre vision de la présidence, essayant d’éviter ce qu’il percevait comme les écueils de Nasser : « Je maintiendrais les principes de Nasser en matière de justice sociale tout en prônant un système complètement démocratique qui définit et limite clairement le rôle du président, ce que Nasser n’a pas fait. »

La légitimité de Nasser et le pouvoir de son image sont on ne peut plus perceptibles à travers l’arrivée au pouvoir d’Abdel Fattah al-Sissi

Le phénomène Sabahi ne peut pas être attribué uniquement au désir des Égyptiens d’un leader semblable à Nasser – la peur des Frères musulmans et de l’ancien régime a certainement poussé de nombreux électeurs à rechercher une troisième voie. Pourtant, sa présence a servi de rappel initial, sinon de préfiguration, de l’image de Nasser et de son attrait incessant parmi les Égyptiens ordinaires. 

La légitimité de Nasser et le pouvoir de son image sont toutefois on ne peut plus perceptibles à travers l’arrivée au pouvoir de l’ancien ministre de la Défense, Abdel Fattah al-Sissi.

La nouvelle intervention de l’armée égyptienne dans la sphère politique après des jours de manifestations massives contre le président Morsi est un épisode très connu. Le 3 juillet 2013, Sissi, alors chef de l’armée, a chassé Morsi du pouvoir, un événement contesté et décrit soit comme un coup d’État, soit comme une seconde révolution.

Près d’un an plus tard, Sissi est revenu sur sa décision initiale de ne pas se briguer la présidence et a remporté sans surprise l’élection présidentielle contre nul autre que Sabahi, mais cette fois avec une marge bien plus importante (96,91 % des suffrages). Avec l’émergence de Sissi et la naissance de ce que Juan Cole a décrit comme la « Sissi mania », Nasser a refait surface dans la vie égyptienne, peut-être d’une manière jamais observée au cours de la dernière décennie.

Les chaînes d’information ont diffusé des images de milliers d’Égyptiens avec des affiches représentant à la fois Nasser et Sissi. Certains des principaux intellectuels du pays, tels que Sonallah Ibrahim et Gamal Ghitany, ont fait l’éloge de Sissi et l’ont placé dans le prolongement de Nasser. Et Sissi lui-même, à différents moments et dans diverses interviews, a tiré parti de cette comparaison et a semblé plutôt flatté et honoré par celle-ci.

Toute recherche sur Google au sujet des comparaisons entre les deux hommes donne des dizaines de résultats, tant en arabe qu’en anglais, qui couvrent un large éventail de médias, qu’il s’agisse de chansons, de vidéos ou encore d’articles de presse et de reportages, qui engagent un débat animé sur le bien-fondé de cette comparaison. 

Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi s’exprime au Caire, en 2018 (présidence égyptienne/AFP)
Le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi s’exprime au Caire, en 2018 (présidence égyptienne/AFP)

Ce récent phénomène Sissi-Nasser, bien qu’inachevé, nous oblige néanmoins à nous pencher sur les perspectives quant à la place de Nasser dans l’imaginaire égyptien. Premièrement, la résurrection flagrante de Nasser et de son héritage au cours des deux dernières années en dit plus sur les Égyptiens que sur Sissi lui-même.

Jusqu’à son intervention en juillet 2013, Sissi était quasiment inconnu des Égyptiens ordinaires. La présence de son portrait aux côtés de celui de Nasser quelques mois après son accession au pouvoir est une forme de vœu pieux, qui traduit sans doute le désir des Égyptiens d’une figure semblable à celle de Nasser sur laquelle ils peuvent compter et auprès duquel ils peuvent trouver des solutions aux nombreuses difficultés qui les submergent.

Quelques voix parmi les Frères musulmans ont cherché à faire voler en éclats la comparaison entre Nasser et Sissi, la considérant comme un effort artificiel visant à légitimer un usurpateur autrement illégitime

Comme évoqué précédemment, les premiers mois qui ont suivi la révolution de 2011 avaient poussé les Égyptiens à envisager la possibilité de transcender le besoin d’un leader fort et de façonner un nouveau contrat social laissant à l’armée un rôle très limité dans la vie publique.

La « Sissi mania », en revanche, a apporté une réponse plus définitive à cette question. Quelle que soit la mesure dans laquelle elle a été orchestrée par les médias officiels et les responsables égyptiens, il demeure indéniable que la comparaison Sissi-Nasser a fait vibrer une corde nostalgique des Égyptiens.

Les associations évoquées par Nasser chez les Égyptiens ordinaires ont été une fois de plus un facteur décisif que ses successeurs ont pu continuer à s’approprier, à tort ou à raison. 

Deuxièmement, la manière dont Nasser a été revendiqué et approprié par les médias officiels égyptiens, les hommes d’affaires et l’entourage de Sissi, est révélatrice. Constitué en grande partie de personnalités dont les orientations sociales, politiques et économiques allaient à contre-courant de celles de Nasser, ce segment influent de la société égyptienne était néanmoins capable de sélectionner des aspects précis de Nasser qui leur permettaient de présenter Sissi comme son véritable héritier – le plus important étant sans aucun doute le fait que les deux hommes aient écrasé les Frères musulmans.

Comme l’ont relevé de nombreux observateurs, « la classe supérieure et la classe moyenne supérieure qui considèrent actuellement Sissi comme le nouveau Nasser et l’acclament ne toléreront pas que les politiques sociales et économiques de Nasser soient à nouveau acceptées en Égypte ».

Chose intéressante, Nasser est devenu un signifiant variable, une méli-mélo de références dont la signification déterminée ne repose pas tant sur ce qu’il a réalisé exactement et prôné que sur le pouvoir de ceux qui tirent parti de son image.

Il ne s’agit pas d’homogénéiser l’ensemble du segment de la société égyptienne qui a adopté cette vision de Sissi comme un nouveau Nasser et de le rendre fondamentalement anti-nassériste – on y retrouvait un nombre non négligeable d’intellectuels et d’activistes de gauche renommés en Égypte, ainsi que des membres de la propre famille de Nasser.

Il s’agit plutôt de relever comment Nasser peut être fragmenté en une multitude de Nasser, chacun répondant aux besoins de différents segments de la société égyptienne. 

Un Égyptien brandit un portrait de Nasser lors d’une manifestation à Beyrouth, en 2011 (AFP)
Un Égyptien brandit un portrait de Nasser lors d’une manifestation à Beyrouth, en 2011 (AFP)

Troisièmement, l’élection présidentielle de 2014 en Égypte a été une nouvelle manifestation de la légitimité de Nasser dans l’Égypte d’aujourd’hui et l’apogée de l’invocation de Nasser comme moyen d’attirer les Égyptiens ordinaires. Si l’élection de 2012 a opposé le nassériste autoproclamé Hamdine Sabahi à un membre des Frères musulmans et à une figure de l’ère Moubarak, celle de 2014 a été un duel entre Sabahi et Sissi ou, pour ainsi dire, entre Nasser et Nasser.

Si les deux candidats ont recherché auprès de Nasser et de son héritage un moyen de légitimer leurs projets et leurs plans, soutenus, bien que de manière disproportionnée, par des légions de médias et de personnalités, tous deux ont opté pour le Nasser qui correspondait le mieux à leurs intérêts. Finalement, et comme on pouvait plutôt s’y attendre, c’est l’ennemi puissant et virulent des Frères musulmans, le Nasser incarné par Sissi, qui a triomphé de la version socialiste de Nasser prônée par Sabahi. 

Quatrièmement, bien que le discours dominant parmi les Frères musulmans, tant en Égypte qu’ailleurs, ait consisté à considérer leur situation critique face à Sissi comme une réincarnation de leur conflit sanglant avec Nasser dans les années 1950 et 1960, quelques voix au sein de ce camp ont cherché à faire voler en éclats la comparaison entre Nasser et Sissi, la considérant comme un effort artificiel visant à légitimer un usurpateur autrement illégitime.

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Fait révélateur, il s’avère que Nasser, ennemi historique des Frères musulmans, a été en partie récupéré, non pas tant pour revoir le point de vue des Frères musulmans à son sujet que pour intensifier leur condamnation de Sissi, présenté comme un tyran impitoyable sans précédent dans l’histoire égyptienne. Ainsi, Yasir Abu Hilala, alors directeur général d’Al Jazeera, a établi dans une tribune publiée en 2014 sa liste des neuf différences entre Nasser et Sissi, soutenant que le seul point commun entre les deux hommes était l’uniforme militaire. 

Comme évoqué précédemment, le retour spectaculaire de Nasser depuis 2013 atteste de la puissance de son image et de sa capacité à hanter l’imaginaire égyptien à un moment aussi crucial de l’histoire égyptienne.

La question de savoir si le bilan de Sissi aura un impact sur le souvenir que les Égyptiens garderont de Nasser laisse le champ libre à toutes sortes de spéculations. Si les échecs de Sissi, que l’on peut aisément constater aujourd’hui, peuvent amener les Égyptiens ordinaires à abandonner la notion du sauveur et à la dissocier de leurs aspirations à un avenir meilleur, ils pourraient néanmoins renforcer l’exceptionnalité de Nasser et l’élever ainsi à un rang inégalé que ni Sissi, ni aucune autre figure politique n’a pu atteindre.

Cela pourrait prouver une fois de plus qu’aux yeux de nombreux Égyptiens, Nasser n’est pas seulement un personnage historique – un dirigeant qui a régné sur l’Égypte à une certaine époque de leur passé lointain, marquée par des réussites et de nombreuses chutes –, mais aussi une notion synonyme de justice sociale, de dignité et d’égalité.

Ces associations vont-elles suivre leur cours et finir par s’éteindre en Égypte ? Peut-être. Mais en attendant, comme l’ont montré les chapitres précédents, Nasser demeure une composante essentielle de l’imaginaire égyptien. 

Ce texte est extrait de Nasser in the Egyptian Imaginary (2016) d’Omar Khalifah, avec la permission de l’auteur.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Omar Khalifah is an associate professor of Arabic literature and culture at Georgetown University in Qatar. He received his PhD from Columbia University in 2013. In addition to modern Arabic literature, Khalifah’s research interests include Palestine studies, memory studies, world literature, and cinema and nationalism in the Arab world. His book Nasser in the Egyptian Imaginary was published by Edinburgh University Press in 2017, and his articles have appeared in Middle East Critique and Journal of World Literature.
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