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Attaque dans le Sinaï : pourquoi le régime n’a pas su empêcher cette atrocité pourtant prévisible

L’environnement sociopolitique actuel en Égypte est assez répressif pour provoquer encore plus de tragédies

L’attentat contre la mosquée al-Rawda le 24 novembre constitue de loin le pire massacre terroriste de l’histoire moderne égyptienne. Le bilan a dépassé les 300 victimes, bien plus que les 224 victimes résultant de l’attentat à la bombe contre le vol de la compagnie russe Metrojet le 31 octobre 2015.

À l’époque, il s’agissait de l’attaque la plus meurtrière en Égypte. Ces deux attaques, et avec elles l’essor de la plus forte insurrection égyptienne, se sont produites sous un régime dominé par les militaires dont les principales raisons d’être étaient la sécurité et l’antiterrorisme.

À LIRE : Trois façons de vaincre l’État islamique dans le Sinaï

Malgré cela, l’Égypte subit une insurrection de niveau moyen mais persistante dans le nord-est et deux faibles insurrections dans le désert occidental et dans la vallée du Nil. Actuellement, ces insurrections mettent en scène cinq organisations armées actives. Cela n’inclut pas les cellules dormantes et décapitées ainsi que les petites cellules dispersées à travers le pays.

Attaque sans précédent

La nature et la quantité des attaques sont sans précédent dans l’histoire de l’Égypte. Les insurgés ont utilisé des combinaisons de tactiques militaires conventionnelles, de guérilla et de terrorisme urbain de manière soutenue (mais pas intense), sur une vaste étendue géographique.

L’arsenal comprenait une combinaison d’artillerie de mortier de 120 mm et de 60 mm, de missiles sol-sol guidés et non guidés, de missiles sol-air guidés, de canons mitrailleurs antiaériens et de mitrailleuses lourdes, jusqu’aux fusils de précision, fusils automatiques, armes de poing et divers types et niveaux d’engins explosifs improvisés (EEI). En termes de quantité, le Centre semi-officiel Ahram pour les études politiques et stratégiques a enregistré 1 165 opérations armées entre 2014 et 2016.

Cela se traduit par une opération par jour pendant trois années continues. La base de données de l’auteur sur l’organisation Province du Sinaï (PS) comptabilisait à elle seule plus de 800 attaques entre 2014 et 2016, et plus de 300 attaques perpétrées au cours des neuf premiers mois de 2017.

Sur le plan international, l’attaque est bien plus meurtrière que les autres attaques contre des mosquées

La létalité des attaques est probablement la pire des données enregistrées. C’est sous le régime actuel que les deux pires attaques terroristes de l’histoire moderne égyptienne ont été perpétrées : l’attentat à la bombe du vol de la compagnie russe Metrojet (224 victimes) et l’attaque de la mosquée al-Rawda (au moins 305 victimes).

Cette dernière est cinq fois plus meurtrière que la pire attaque perpétrée sous le président Moubarak (57 victimes lors du massacre de Louxor en 1997) et dix-neuf fois plus meurtrière que la pire attaque perpétrée sous le président Morsi (16 morts à Karem Abu Salem en 2012).

Sur le plan international, l’attaque est bien plus meurtrière que d’autres attaques contre des mosquées, comme à Bagdad en janvier 2017 (52 victimes), à Kaboul en juin 2017 (150 victimes) et au nord-est du Nigeria en novembre 2017 (50 victimes). C’est la deuxième attaque terroriste la plus meurtrière de 2017 à ce jour, après l’attentat de Mogadiscio en octobre dernier (358 victimes).

Changement de cible, ratés de la sécurité

Environ 25 à 30 hommes armés ont attaqué la mosquée al-Rawda lors de la prière du vendredi. Cette mosquée est située dans le nord-ouest du Sinaï, une zone relativement moins agitée, près de la ville de Bir al-Abed. C’est l’une des quatre seules mosquées connues associées aux soufis dans le gouvernorat du Nord-Sinaï. Elle est généralement fréquentée et gérée par des membres du clan al-Jarir de la tribu al-Sawarka.

Cette dernière est la plus grande du Nord-Sinaï (certains des commandants et combattants de la province du Sinaï en sont issus). Cette attaque montre un changement significatif dans le choix des cibles de l’organisation Province du Sinaï. C’est la première fois que Province du Sinaï cible aveuglément les soufis. Avant novembre 2017, les attaques sans discrimination se limitaient à trois cibles : l’armée et les forces de sécurité, la communauté chrétienne copte et Israël.

PS a évité d’attaquer sans discrimination certaines des tribus d’où viennent les miliciens tribaux pro-régime (comme la tribu des Tarabins). L’ensemble de données de l’auteur a enregistré l’assassinat de 167 informateurs présumés lors de la première année d’opérations de PS (de novembre 2014 à octobre 2015) et de 74 autres présumés informateurs au cours de sa deuxième année (de novembre 2015 à octobre 2016).

Ces victimes ont été sélectionnées individuellement. Dans l’écrasante majorité des cas, PS a évité leurs familles et leurs clans.

Mais ce changement dans la sélection des cibles démontre un raté majeur dans la sécurité. Tout comme dans le cas de la communauté copte du Sinaï, Province du Sinaï menaçait et déclarait même que les dirigeants, les mosquées et les sanctuaires soufis figuraient sur ses listes noires depuis la mi-2016.

En janvier 2017, le magazine Rumiyah du groupe État islamique a publié une interview du commandant de la police morale au sein de Province du Sinaï.

Ce dernier nommait spécifiquement la mosquée al-Rawda et le clan al-Jarir comme des déviants, et par conséquent des cibles possibles. En mars 2017, Province du Sinaï a publié une vidéo de propagande propageant le dogme wahhabite, intitulée « La lumière de la charia ».

On attendait que ces mosquées soient protégées par les forces de sécurité ou l’armée. Cela n’est jamais arrivé

Cela montre que les militants de PS ont prévenu ceux qui adhèrent au soufisme, en ont kidnappé des dizaines, réclamé leur « repentance », décapité deux cheikhs soufis célèbres du Sinaï et affirmé clairement que les soufis sont une cible.

Étant donné que l’interview de Rumiyah citait trois des rares mosquées/centres soufis du nord du Sinaï et de la région nord du canal (al-Rawda, al-Arab et Saoud), et déclarait littéralement que « l’État islamique les éradiquera », on attendait que ces mosquées/centres soient protégés par les forces de sécurité ou l’armée.

Cela n’est jamais arrivé. Et si cela avait été le cas, cela n’aurait probablement pas empêché l’attaque en raison de la puissance de feu et du nombre d’hommes utilisés, de la détermination des assaillants et du manque de soldats. Mais cela aurait certainement réduit le nombre effroyable de victimes.

Négligence, incompétence ou opération sous faux pavillon ?

Ce même schéma d’avertissements, puis de menaces, puis d’attaques un an plus tard fut utilisé avec la communauté chrétienne copte dans le nord du Sinaï.

Il n’y a que cinq églises dans tout le gouvernorat. Le régime a non seulement échoué à les protéger, mais a aussi déplacé la majeure partie de la communauté du nord-est vers les rives occidentales du canal de Suez.

L’incompétence et/ou la négligence souvent répétées ont donné lieu à de multiples théories du complot. Certaines chaînes et personnalités de l’opposition tirent des exemples de l’Algérie dans les années 1990, au cours dequelles des unités spéciales de l’armée auraient été impliquées dans des massacres de villageois et, dans d’autres cas, des unités régulières auraient refusé de protéger les civils contre leurs assaillants.

Ils ont imposé ces scénarios sur la crise actuelle du Sinaï. À l’inverse, une opération sous « faux pavillon » est improbable.

Les tactiques de type agent provocateur et faux pavillon ne sont pas nouvelles en Égypte. Le cas le plus clair et le plus étayé remonte peut-être à mars 1954, date à laquelle six attentats à la bombe ont visé le restaurant Groppi, l’université du Caire et d’autres cibles civiles.

Les attentats ont été imputés aux Frères musulmans et aux factions communistes. Mais plus de dix ans plus tard, Abd al-Latif el-Baghdadi, ancien ministre de la Défense, en a dénoncé la perpétration par la police militaire de Nasser.

Son témoignage a été corroboré par Khaled Mohidyyin, un autre membre du mouvement des Officiers libres et ancien ambassadeur égyptien en Suisse, ainsi que par l’ancien président égyptien, le général Mohammed Naguib, dans leurs mémoires.

Au moins deux attentats à la bombe des années 1990 possèdent des caractéristiques similaires. Cependant, aucun haut responsable n’a confirmé cela à travers un témoignage détaillé comme ils l’ont fait dans le cas des attaques sous faux pavillon des années 1950. Toutefois, la principale différence est que ces attentats à la bombe faisaient toujours peu ou pas de victimes.

Ils étaient conçus pour terroriser les masses les poussant à la soumission, pas pour les massacrer. C’est différent des tragédies algériennes. Mais s’il y a eu un acte criminel dans le Sinaï, il est probable qu’il suivra le modèle précédent, et non ce qui s’est passé dans la mosquée al-Rawda.  

Transformation du conflit ?

Si une opération sous faux pavillon peut être exclue pour le moment, le conflit est susceptible de se transformer dans un futur proche. Cela impliquera probablement plus de belligérants, notamment un plus grand nombre de membres de la tribu Sawarka se battant directement contre Province du Sinaï.

Et peut-être davantage de confrontations entre PS et d’autres organisations armées basées au Sinaï, comme Jund al-Islam (Soldats de l’Islam) qui ont attaqué Province du Sinaï et condamné fermement l’attaque d’al-Rawda avec la Brigade de la Révolution (une petite organisation qui opère au Caire et dans le Delta).

Ces fractures peuvent donner lieu à des schémas de transformation similaires à ceux de l’Algérie (1996-1997) ou de l’Irak (2006-2008), où les luttes intestines et l’implication  de la société, plus poussée, ont marqué la fin d’une certaine phase dans les conflits.

Il y a cependant deux différences dans le cas de l’Égypte. Premièrement, les politiques contre-insurrectionnelles/antiterroristes et sociopolitiques du régime sont trop rigides et réactionnaires pour tirer profit de ces désaccords (contrairement aux politiques du président algérien Bouteflika en 1999-2006 et aux politiques des forces de la coalition du général Petraeus en 2007-2008).

Le plus problématique est l’actuel environnement sociopolitique en Égypte, suffisamment répressif pour provoquer encore plus de tragédies.

- Le Dr Omar Ashour est maître de conférence en Études sur la sécurité auprès de l’université d’Exeter. Il est l’auteur de The De-Radicalization of Jihadists:Transforming Armed Islamist Movements et How ISIS Fight: Military Tactics in Iraq, Syria, Libya and Egypt (à paraître). Vous pouvez lui écrire à l’adresse suivante : [email protected] ou sur Twitter @DrOmarAshour.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Des Égyptiens tiennent des bougies lors d’une veillée devant le Syndicat des journalistes dans la capitale, Le Caire le 27 novembre 2017, à la mémoire des victimes d’une bombe et d’une fusillade qui ont fait plus de 300 morts dans la province du Nord-Sinaï le 24 novembre (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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