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Au Liban, le sommet économique arabe déchaîne toutes les passions

La Syrie ne sera pas invitée et la Libye a décidé de boycotter le 4e sommet économique arabe à Beyrouth. Avant même d’avoir eu lieu, cet événement suscite de vives polémiques interlibanaises, qui cachent d’importants enjeux politiques

Le 4esommet économique et social arabe, qui doit se tenir à Beyrouth les 19 et 20 janvier, est censé être un événement important pour le Liban. Il permet de replacer le pays du Cèdre au cœur de l’action collective arabe et d’attirer l’attention des investisseurs, à un moment où il s’apprête à lancer de vastes chantiers de réhabilitation de son infrastructure, dans le cadre de la conférence CEDRE, au cours de laquelle les bailleurs de fonds internationaux ont promis plus de 11 milliards de dollars de prêts, en avril 2017.

Ce sommet est aussi la première manifestation de cette ampleur organisée à Beyrouth depuis l’accession de Michel Aoun à la présidence, le 31 octobre 2016. Le chef de l’État, dont l’élection avait suscité de grands espoirs de changements, mise sur cet événement pour redonner un souffle à son mandat, grippé par l’aggravation de la crise économique et l’impossibilité de former un gouvernement huit mois après les législatives de mai dernier.   

Mais au lieu de susciter espoir et optimisme, le sommet économique arabe a provoqué de profondes divisions au sein de la classe politique et de la population. Deux pays sont à l’origine de ces divergences, la Syrie et la Libye. Le premier de par son absence, le second de par sa présence… avant qu’il ne décide de le boycotter.

La Syrie déchaîne les passions

Forts du début de la normalisation des relations entre les pays arabes et la Syrie, les partis libanais proches de Damas ont demandé que le président Bachar al-Assad, dont le pays avait été suspendu de la Ligue arabe en novembre 2011, soit invité au sommet de Beyrouth. Le président du Parlement, Nabih Berry, a déclaré mercredi 9 janvier que « le sommet arabe ne [pouvait] pas avoir lieu sans la Syrie ».

Au lieu de susciter espoir et optimisme, le sommet économique arabe a provoqué de profondes divisions au sein de la classe politique et de la population. Deux pays sont à l’origine de ces divergences, la Syrie et la Libye

C’est le Hezbollah qui avait ouvert le bal, une semaine plus tôt, en estimant que le « climat positif arabe en faveur d’un retour de la Syrie sur la scène diplomatique » devrait inciter le Liban à inviter son voisin. De nombreux partis et personnalités proches de Damas leur ont emboîté le pas. Certains, dont Nabih Berry, ont appelé au report du sommet de Beyrouth si la Syrie n’y était pas représentée. 

La perspective de la participation de la Syrie a suscité une forte opposition d’une partie de la classe politique libanaise, y compris le Premier ministre désigné Saad Hariri. L’ancien député Farès Souhaid, personnalité notoirement anti-syrienne, a même menacé d’organiser une manifestation de protestation si le président Bachar al-Assad était invité à Beyrouth. 

Le siège réservé au représentant syrien est vide lors de la réunion des ministres arabes des Affaires étrangères à la veille de la troisième session du sommet économique et social arabe, à Riyad le 19 janvier 2013 (AFP)

Ces prises de positions antagonistes ont embarrassé le président Aoun et son ministre des Affaires étrangères, Gebran Bassil, qui soutiennent la participation de la Syrie, sans toutefois aller jusqu’à compromettre la tenue d’un sommet qui constitue, à leurs yeux, une occasion inespérée de replacer le Liban sur la scène économique régionale.    

Gebran Bassil, qui dirige le plus grand parti chrétien fondé par le président Aoun (Le Courant patriotique libre, CPL), avait d’ailleurs plaidé en vain auprès de certains pays arabes pour que la Syrie soit invitée.

À LIRE ► Pourquoi les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite tendent la main à Assad

« Il y a plusieurs mois, Bassil a entamé des contacts avec des pays du Golfe, tels que Bahreïn et le Koweït, ainsi qu’avec l’Irak, la Palestine, la Tunisie, la Jordanie et l’Égypte, sur la possibilité d’inviter la Syrie au sommet économique de Beyrouth », écrit le quotidien saoudien Asharq al-Awsat. « À l’issue de ces contacts, il a été décidé de repousser la décision au mois de mars, lors de la prochaine réunion de la Ligue arabe. »

La commission libanaise chargée de l’organisation du sommet, formée par le président Aoun, a tranché le débat, en soulignant que la question de la participation de la Syrie était du ressort du Conseil de la Ligue des pays arabes, au niveau des ministres des Affaires étrangères, et non pas une décision qui devait être prise par le Liban.

L’affaire Moussa Sadr refait surface

À peine la polémique sur la pertinence de la participation de la Syrie tombait que Nabih Berry, encore lui, frappait de nouveau. Ce leader chiite s’est fermement opposé à l’invitation de la Libye, arguant que les nouvelles autorités libyennes ne coopèrent pas pour tenter de faire la lumière sur la disparition, en 1978 lors d’un voyage à Tripoli, de l’imam libanais Moussa Sadr.

Ce dirigeant politique et religieux historique de la communauté aurait été assassiné, ainsi que ses deux compagnons de voyage, le cheikh Mohammad Yaacoub et le journaliste Abbas Badreddine, sur ordre de l’ancien dirigeant libyen Mouammar Kadhafi. Leurs corps n’ont jamais été retrouvés.

L’imam Moussa Sadr, fondateur du mouvement libanais chiite Amal, a disparu lors d’un voyage en Libye en 1978 (AFP)

Faisant écho à Nabih Berry, le Conseil supérieur chiite, la plus haute instance politico-religieuse de la communauté au Liban, a dénoncé dans les termes les plus sévères la présence de la Libye au sommet de Beyrouth.

« Nous condamnons l’invitation des autorités libyennes à participer au sommet économique, alors qu’il était demandé à l’État libanais de mettre en œuvre tous les moyens de pression envisageables sur la Libye afin de découvrir ce qui est arrivé à l’imam Moussa Sadr », a indiqué le Conseil dans un communiqué, publié à l’issue d’une réunion urgente vendredi 11 janvier.

Dans une menace à peine voilée, les dignitaires chiites ont mis en garde contre « les réactions populaires qui pourraient découler de l’invitation de la délégation libyenne » à Beyrouth. 

Actes d’intimidation contre le Libye

Ces propos ont été suivis, quelques heures plus tard, par des actes d’intimidation. Des partisans du mouvement chiite Amal, présidé par Nabih Berry, ont remplacé des drapeaux libyens par ceux de leur parti et des portraits de l’imam Sadr ont été accrochés sur la route de l’aéroport.

Des militants chiites ont par ailleurs brûlé un drapeau libyen à Saïda, au Liban-Sud, et les « Brigades Sadr », un groupe fantomatique qui avait revendiqué des attaques anti-libyennes à la fin des années 70 et dans la décennie suivante, ont menacé tout représentant de la Libye qui viendrait assister au sommet de Beyrouth.

« C’est un premier et un dernier avertissement à tous ceux qui représenteront la Libye en venant au pays de l’imam Sadr », prévient un communiqué signé par les brigades.

Dans une menace à peine voilée, les dignitaires chiites ont mis en garde contre « les réactions populaires qui pourraient découler de l’invitation de la délégation libyenne » à Beyrouth

En réaction, la Libye a annoncé, lundi 14 janvier, qu’elle boycotterait le sommet de Beyrouth. Le porte-parole du ministère libyen des Affaires étrangères, Ahmad al-Erbed, a annoncé sur Twitter que son pays avait décidé de ne participer « à aucun niveau » au sommet économique arabe. « Le siège de la Libye restera vacant », a-t-il ajouté.

Dans une interview à la chaîne Libya al-Ahrar, le ministre libyen des Affaires étrangères, Mohamed Siala, a imputé la décision de boycotter le sommet au refus des « services de sécurité à l’aéroport de Beyrouth » de laisser entrer au Liban une délégation d’hommes d’affaires libyens. Une information qui n’a pas été confirmée par les autorités libanaises.

Suite aux tensions suscitées par la présence de la Libye au sommet économique arabe à Beyrouth, de jeunes libyens ont investi l’ambassade libanaise pour enlever la plaque et la mettre à la poubelle (Twitter)

Le Haut-Conseil d’État libyen a de son côté appelé à la rupture des liens diplomatiques avec le Liban après les « offenses » faites au drapeau. Le porte-parole du Parlement libyen a dénoncé les « milices libanaises » qui ont porté atteinte aux couleurs nationales.

Par ailleurs, des photos montrant la plaque de l’ambassade du Liban en Libye foulée aux pieds ont circulé dans certains médias libyens ainsi que sur les réseaux sociaux. L’ambassadeur du Liban à Tripoli, Mohammad Sakiné, a confirmé ces faits.

Dans une lettre adressée lundi à son homologue libyen, Gebran Bassil a exprimé ses regrets pour la décision de Tripoli de ne pas participer au sommet. Il a dénoncé les actes anti-libyens qui ne reflètent pas sa position ni celle du Liban, a-t-il dit.

Les préparatifs se poursuivent

Ces polémiques autour du sommet de Beyrouth illustrent la dégradation des relations entre Nabih Berry d’un côté, le président Aoun et Gebran Bassil de l’autre, qui ont pourtant comme allié commun le Hezbollah. M. Berry avait déjà fermement critiqué la décision du ministre de la Justice, Salim Jreissati (proche de Aoun), de faire le point sur l’incarcération à Beyrouth sans procès depuis trois ans de Hannibal Kadhafi, l’un des fils de l’ancien leader libyen. 

À LIRE ► L’affaire du fils play-boy de Kadhafi et de l’imam disparu

Cependant, ce bras de fer à feuilleton cache d’autres enjeux liés à la politique interne libanaise. Nabih Berry cherche manifestement à affaiblir la présidence de Aoun et, par ricochet, celle de l’homme fort du mandat, Gebran Bassil, qu’il ne porte pas dans son cœur et qui est l’un des favoris pour la prochaine élection présidentielle.

Ces polémiques autour du sommet de Beyrouth illustrent la dégradation des relations entre Nabih Berry d’un côté, le président Aoun et Gebran Bassil de l’autre, qui ont pourtant comme allié commun le Hezbollah

Bien que celle-ci ne doit pas avoir lieu avant trois ans et demi en principe, tous les protagonistes libanais se positionnent déjà par rapport à cette échéance, en essayant de rassembler le plus de cartes possibles.

Pendant ce temps, les préparatifs pour la tenue du sommet se poursuivent. Vendredi 11 janvier, de vastes manœuvres simulant l’arrivée de délégations officielles à l’aéroport et leur déplacement vers leurs lieux de résidences ont été organisées avec la participation des forces de sécurité et du service du protocole. Sept-mille-cinq-cents soldats et policiers sont mobilisés pour assurer la sécurité des sept-mille personnes, dont sept-cents journalistes, attendues à partir du 18 janvier.

Paul Khalifeh est un journaliste libanais, correspondant de la presse étrangère et enseignant dans les universités de Beyrouth. Vous pouvez le suivre sur Twitter @khalifehpaul

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : des photos montrant la plaque de l’ambassade du Liban en Libye foulée aux pieds ont circulé sur les réseaux sociaux (Twitter).

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