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Au Yémen, la cobelligérance oubliée de l’Occident

Avec l’affaire Khashoggi et l'enlisement du conflit yéménite, Washington, Paris et Londres sont sous pression concernant leurs ventes d’armes aux Saoud. Mais ce débat omet une réalité encore plus dérangeante : leur cobelligérance oubliée au Yémen

Depuis son lancement au printemps 2015, l’offensive de la « coalition arabe » menée par le prince saoudien Mohammed ben Salmane au Yémen a été continuellement décrite comme une « guerre oubliée ». À l’évidence, si on la compare au conflit syrien, cette campagne a nettement moins attiré l’attention des médias occidentaux.

Or, sachant que ces derniers en ont tout de même parlé des milliers de fois, ce n’est pas cette opération de la « coalition arabe » qui a été oubliée, mais la cobelligérance des trois principales puissances militaires occidentales dans celle-ci.

Il y a deux ans, l’auteur de ces lignes pointait déjà l’implication directe des États-Unis, de la France et de la Grande-Bretagne dans cette guerre, sachant qu’un faible nombre de journalistes occidentaux l’avaient dénoncée. Depuis, malgré quelques rares exceptions, ce sujet sensible a été globalement ignoré. Or, la cobelligérance occidentale aux côtés de la « coalition arabe » était notoire dès les premiers stades de l’opération, baptisée « Tempête décisive » en mars 2015 puis cyniquement renommée « Restaurer l’espoir » le mois suivant.

La guerre invisible des puissances occidentales au Yémen

Comme le journaliste Régis Soubrouillard l’a souligné en avril 2015, le Pentagone américain, la direction du Renseignement militaire (DRM) et la DGSE françaises ont aidé l’Arabie saoudite à planifier ses bombardements et à sélectionner ses cibles au Yémen, notamment au moyen de renseignements satellitaires.

« La [DRM] et la DGSE ont reçu l’ordre express de l’Élysée de soutenir par tous les moyens l’offensive de Riyad contre les rebelles houthis », notamment dans le but de vendre des satellites aux Saoud

Citant un article du Canard enchaîné, mais ne mentionnant pas le rôle des Britanniques dans ce conflit, il a rapporté que « les “militaires américains supervisent cette guerre en tant qu’associés”, […] les opérations [étant gérées] par le CENTCOM, qui pilote toutes les [campagnes] américaines dans le Moyen-Orient et en Asie centrale. »

Reprenant une analyse d’IntelligenceOnline.fr, il a également ajouté que « les services […] français ont ouvert en grand les vannes des transferts de renseignement pour soutenir l’opération “Tempête décisive” au Yémen. La [DRM] et la DGSE ont ainsi reçu l’ordre express de l’Élysée de soutenir par tous les moyens l’offensive de Riyad contre les rebelles houthis », notamment dans le but de vendre des satellites aux Saoud et de relancer les activités gazières de Yemen LNG, que Total et ses partenaires avaient dû stopper en avril 2015.

Un soldat saoudien inspecte un avion de chasse américain F-15 C (AFP)

La « coalition arabe » est donc une expression qui nous fait oublier l’implication militaire directe des gouvernements américain, français et britannique dans ce conflit, dont les conséquences humanitaires sont désastreuses. Au fil des ans, plusieurs sources bien informées ont confirmé à l’auteur de ces lignes que les états-majors et les renseignements occidentaux étaient engagés dans cette guerre cataclysmique, qui affecte aujourd’hui plus de 22 millions de Yéménites.

Si la ministre [française] des Armées critique désormais ce conflit et en appelle à sa conclusion, elle nie l’utilisation pourtant avérée d’armements « made in France » contre les populations civiles au Yémen

Le 30 octobre dernier, le journaliste Claude Angeli résumait dans le Canard enchaîné la « cobelligérance inavouable de la France au Yémen », rappelant que les services secrets français et américains ont directement soutenu ce que Florence Parly a tout de même fini par qualifier de « guerre horrible » il y a quelques jours.

Or, si la ministre des Armées critique désormais ce conflit et en appelle à sa conclusion, elle nie l’utilisation pourtant avérée d’armements « made in France » contre les populations civiles au Yémen.

Interrogé pour les besoins de cet article, le spécialiste Tony Fortin souligne en effet que « les exportations d’armes françaises vers l’Arabie saoudite ont explosé peu avant et pendant le conflit. En fait, la France a préparé la guerre au Yémen au moyen du contrat DONAS, dédié initialement au Liban et dont les armes ont fini sur le théâtre d’opération yéménite (canons Caesar, drones Sagem SDTI...). Elle a également fourni des images satellitaires du Yémen à Riyad, et elle a mis à disposition ses forces spéciales auprès des Émirats », comme l’a révélé le grand reporter Georges Malbrunot durant l’offensive de Hodeida.

Tombes d’écoliers tués par un bombardement de la coalition menée par l’Arabie saoudite en août 2018 (AFP)

Contredisant des sources militaires concordantes, le ministère des Armées avait alors démenti la cobelligérance française « sur ce théâtre ». Au final, vu le manque d’intérêt médiatique pour cette question, Riyad et ses alliés sunnites sont souvent décrits comme les principaux, voire les seuls responsables du désastre humanitaire qui frappe le Yémen.

Or, comme nous l’avons expliqué, Washington, Paris et Londres leur apportent un soutien militaire direct depuis le printemps 2015, mais sans que leurs opinions publiques respectives n’en aient conscience. Une guerre invisible, en somme.  

Une offensive qui renforce les responsables de l’attentat contre Charlie Hebdo

Ces politiques illustrent une grave dérive au sein des démocraties occidentales. En effet, les gouvernements américain, français et britannique nient ou tentent de refouler leur implication dans les guerres secrètes qu’ils mènent avec leurs alliés pétromonarchiques, comme on a pu l’observer en Syrie.

Ces politiques illustrent une grave dérive au sein des démocraties occidentales. En effet, les gouvernements américain, français et britannique nient ou tentent de refouler leur implication dans les guerres secrètes qu’ils mènent avec leurs alliés pétromonarchiques

Ils peuvent donc opérer sans que leurs administrés n’en aient conscience, ce qui est extrêmement dangereux.

Dans le cas du Yémen, nous savons depuis août 2018 que l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont financé al-Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA), tout en intégrant des éléments de cette organisation dans leurs propres milices du fait de leurs compétences militaires « exceptionnelles ».

Or, AQPA est le groupe djihadiste qui a revendiqué l’attentat des frères Kouachi contre Charlie Hebdo, ces deux terroristes ayant admis leur affiliation à ce réseau lors d’un appel téléphonique à BFM TV.

En avril 2018, les miliciens d’al-Qaïda ont pris le contrôle de la ville portuaire d’al-Moukalla, l’une des villes les plus importantes du Yémen du point de vue économique et politique (AFP)

Pour les chancelleries occidentales qui soutiennent leurs alliés émiratis et saoudiens au Yémen, il est donc préférable que l’opinion publique ignore le fait que ces derniers financent AQPA. Ce sujet est particulièrement sensible en France, où l’assassinat de la rédaction de Charlie Hebdo avait suscité une vive émotion.

Pour les chancelleries occidentales qui soutiennent leurs alliés émiratis et saoudiens au Yémen, il est donc préférable que l’opinion publique ignore le fait que ces derniers financent AQPA

Malgré l’optimisme de certains experts, qui estiment qu’AQPA « ne présente plus une menace majeure », cette organisation a profité de plusieurs millions de dollars transmis par les Saoud et leurs partenaires émiratis pour qu’elle accepte de quitter sans combattre les villes qu’elle occupait, dont le port stratégique d’al-Moukalla.

En vertu de ces accords, les mercenaires d’AQPA auraient évacué ces territoires sans que les drones américains ne les frappent, emportant avec eux jusqu’à « 100 millions de dollars » volés durant des pillages.

Ils ont bénéficié également des armes livrées par la « coalition arabe » aux tribus sunnites qui les avaient recrutés contre les Houthis chiites.

Ainsi, selon Michael Horton, le fait de percevoir « AQPA comme une organisation faible et fragmentée pourrait refléter une incompréhension de [sa] stratégie au Yémen ».

En réalité, explique le chercheur, « AQPA est en train de tirer les leçons de six années d’échecs et de succès. L’un de ces principaux enseignements l’incite à adopter une stratégie plus pragmatique, qui requiert une structure décentralisée, ou nodale. [… Il est donc] plus probable qu’AQPA soit en train de s’adapter et de tirer profit des contours sans cesse mouvants de cette guerre au Yémen lancée il y a [plus de] trois ans. »

Des interdépendances qui nuisent à la lutte antiterroriste

En clair, la campagne yéménite de Riyad et d’Abou Dabi pourrait renforcer AQPA sur le long terme. Certes, cette organisation est ciblée depuis des années par le Pentagone, la CIA et le MI6. Toutefois, selon Michael Horton, « des éléments de l’armée américaine sont clairement conscients que la majorité des actions des États-Unis au Yémen favorise AQPA, ce qui suscite beaucoup d’inquiétude […] Néanmoins, soutenir les Émirats et l’Arabie saoudite contre ce que Washington perçoit comme l’expansionnisme iranien est prioritaire vis-à-vis de la lutte contre AQPA, et même de la stabilisation du Yémen. »

Comme on peut le constater, le fait que Washington, Paris et Londres aident militairement la « coalition arabe » dans ce pays n’empêche pas la branche yéménite d’al-Qaïda de recevoir clandestinement des millions de dollars transmis par les Saoudiens et les Émiratis, et d’envoyer des « centaines de combattants » appuyer leurs milices contre les Houthis.

« La France est tellement dépendante de ces contrats d’armements qu’elle se laisse entraîner dans des opérations visant la perpétuation massive de crimes de guerre »

En défendant les exportations d’armes françaises vers ces pétromonarchies, Emmanuel Macron a récemment affirmé que « la lutte contre le terrorisme se fait aussi avec ces États ». À l’aune des informations analysées dans cet article, les faits semblent lui donner tort, du moins au Yémen. Rappelons alors que les sociétés occidentales sont déstabilisées en profondeur par le terrorisme salafiste, notamment en France et en Grande-Bretagne.

Il serait donc temps que nos dirigeants fassent preuve de cohérence et qu’ils cessent de soutenir des États qui ont financé la militarisation de groupes islamistes armés en Syrie, au Yémen et dans d’autres pays.

L'ancien ministre français de la Défense Jean-Yves Le Drian, le président français Emmanuel Macron et le prince héritier des Émirats arabes unis Mohammed ben Zayed à l’Élysée le 21 juin 2017 (AFP)

Hélas, les interdépendances suscitées par les contrats d’armements et les partenariats stratégiques qui en résultent placent nos gouvernements dans une situation délicate, comme l’illustre la fébrilité d’Emmanuel Macron, de Theresa May et de Donald Trump sur cette question après l’assassinat de Jamal Khashoggi.

En effet, plus que de simples ventes de matériel, ces contrats impliquent des relations très étroites avec les États clients.

Comme nous le rappelle Tony Fortin, « Paris a largement participé à construire l’appareil de défense des Émirats à travers l’implantation de sociétés d’armement [françaises] à Abou Dabi. Une synergie qui a mené à de multiples transferts de technologies depuis dix ans. Grâce à la France, Abou Dabi a lancé dans l’espace son propre satellite de renseignement le 29 octobre dernier. L’élève a dépassé le maître, et c’est Paris qui est maintenant prêt à tout pour rester dans les pas de Riyad et d’Abou Dabi, qui partent à la conquête de l’Afrique. »

Dénonçant la toute-puissance du pouvoir exécutif dans ce domaine, il observe que « la France est tellement dépendante de ces contrats d’armements qu’elle se laisse entraîner dans des opérations visant la perpétuation massive de crimes de guerre. Il est donc temps d’instaurer un vrai contrôle parlementaire de l’exécutif et d’en finir avec le système oligarchique de la Ve République. Il en va de même aux États-Unis et en Grande-Bretagne, où les contrepouvoirs législatifs – bien que plus développés qu’en France –, ne suffisent pas à restreindre le sentiment d’impunité de l’exécutif et les graves dérives qui en résultent. »

La cobelligérance oubliée des puissances occidentales dans le désastre yéménite ne peut que lui donner raison.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.  

Photo : le secrétaire américain à la Défense, James Mattis, accueille le prince héritier et ministre de la Défense saoudien, Mohammed ben Salmane, au Pentagone, à Washington, le 16 mars 2017 (AFP).

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