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Champs de pétrole syriens : un enfer toxique

L’EI les exploite, la Russie et la coalition les bombardent : les trois provoquent de concert des dégâts considérables dans les champs de pétrole syriens, et la grave pollution ainsi provoquée met en péril la vie de milliers de personnes

Les images satellites se passent de commentaires : des formes noires en T salissent toute la région orientale de la Syrie, contrôlée par l’État islamique (EI).

À y regarder de plus près, ce sont de petites raffineries de pétrole improvisées – presque 6 000 sites, estiment les analystes – réparties autour de Deir Ezzor, principal centre de l’industrie pétrolière syrienne. On pense que des milliers d’autres vomissent dans l’atmosphère une épaisse fumée noire qui flotte au-dessus de tout le territoire contrôlé par l’EI – et couvre également certaines régions au nord, désormais sous contrôle kurde.

Les feux d’hydrocarbures libèrent dans l’air une multitude de substances nocives : plomb, dioxyde de soufre, dioxyde d’azote ou encore monoxyde de carbone

« L’industrie pétrolière syrienne a été déchiquetée », déplore David Butter, expert du Moyen-Orient à l’Institut Royal des Affaires internationales du Royaume-Uni.

« L’EI ne maîtrise pas les savoir-faire indispensables à une exploitation efficace des champs de pétrole dans les régions qu’il contrôle, et l’on peut redouter qu’il aura gravement endommagé les installations. Il faut dire aussi que beaucoup de ces puits de pétrole sont asséchés, proches de la fin de leur capacité de production – et n’oublions pas les dégâts considérables causés par la coalition et les bombardements russes ». 

Des enfants s’activent autour des têtes de forage

Pax, une organisation inter-églises basée aux Pays-Bas, se spécialise dans la résolution de conflits dans le monde entier. Elle a récemment publié un rapport exhaustif sur les impacts des activités pétrolières de raffinage, tant dans les régions syriennes contrôlées par l’EI que dans celles tenues par les Kurdes, démontrant ainsi leur impact pour la santé et l’environnement.

Les personnes exploitées sur ces installations de pétrole – nombre d’entre elles des enfants orphelins de guerre – sont de plus en plus exposées à toute une série de composés extrêmement toxiques, dénonce le rapport.

Les feux de pétrole libèrent dans l’air une multitude de substances nocives : plomb, dioxyde de soufre, dioxyde d’azote ou encore monoxyde de carbone.

« Il arrive régulièrement qu’explosent des barils de combustible et que se répandent des produits chimiques cancérigènes, sans même parler des inhalations de toxines : ces raffineries de pétrole improvisées affecteront pendant longtemps la santé des habitants et leur environnement », continue le rapport de Pax.

C’est un travail sale et dangereux, où les ouvriers s’activent au beau milieu de denses nuages de fumées toxiques

Au début du conflit syrien, les groupes de rebelles ont installé dans les régions sous leur contrôle des complexes de raffineries relativement basiques, passant souvent commande de divers équipements auprès des installations sidérurgiques parsemant la frontière turque. Les silos à grain, entre autres matériels, ont été aussi pillés pour les pièces mécaniques et les divers matériaux qu’elles contiennent.

Les clans et les tribus de la région nourrissent depuis longtemps une rancune tenace envers le gouvernement d’Assad, qui a permis à la région occidentale du pays (la plus riche) d’exploiter les ressources de sa région orientale (plus pauvre). Eux aussi ont installé leurs propres raffineries.

Pendant ce temps, des particuliers en mal de moyens de subsistance ont monté dans leur arrière-cour leurs propres « micro-raffineries ». Les gangs criminels n’ont pas voulu être en reste non plus.

Un sale travail

Les bombardements russes et les raids de la coalition contre les installations pétrolières se sont intensifiés, et le raffinage du pétrole dans les territoires sous contrôle de l’EI s’en est trouvé de plus en plus fragmenté et improvisé : pour traiter le pétrole brut, l’EI a souvent eu recours à des raffineries mobiles et modulaires. Récemment, le nombre de micro-unités s’est considérablement accru.

Il est relativement simple de construire et d’exploiter ces unités : on chauffe le pétrole brut dans des fours fabriqués à partir de barils, pour obtenir divers produits pétroliers. C’est un travail sale et dangereux pour lequel les ouvriers s’activent au beau milieu de denses nuages de fumées toxiques

Un rapport de l’UNICEF et de l’association caritative « Sauver les Enfants » a constaté qu’un grand nombre d’enfants travaillent sur ces exploitations.

« En Syrie, les enfants sont embauchés pour des tâches dangereuses, ce qui est particulièrement inquiétant dans des endroits comme le gouvernorat de Deir Ezzor en Syrie orientale, où la plupart des enfants déscolarisés sont exploités pour filtrer du pétrole brut et faire tourner les générateurs », a dénoncé le rapport, publié l’an dernier.

« Je déteste le marché au gazole et les vêtements que je porte là-bas : tout cela me rend malade »

La besogne implique souvent d’entretenir le feu sous un baril dédié au traitement du brut mais, plus dangereux, il s’agit aussi d’appliquer une couche de pétrole sur la paroi intérieure du baril pour conserver des températures très élevées.

Les enfants participent à d’autres formes d’exploitation du pétrole. Voici ce qu’a dit à Save the Children/UNICEF un enfant de 12 ans, Khalid, qui vient travailler après l’école sur un marché où se vend le gazole.

« Quand le vendeur livre le gazole au client, je doit me tenir debout à côté de lui pour éponger le liquide tombé à terre. Je déteste le marché au gazole et les vêtements que j’y porte : tout cela me rend malade. Un jour, j’ai vu que j’avais des taches rouges sur tout le corps et quand je suis allé chez le docteur, il m’a dit que c’était à cause du gazole ».

Le raffinage improvisé du pétrole ne détruit pas seulement la santé ; l’impact sur l’environnement est encore plus dramatique. Fleuves et rivières finissent par être contaminés : la terre est arrosée par la suie des feux d’hydrocarbures, qui la rendent stérile. Le bétail souffre et les récoltes en pâtissent.

Image vidéo datée du 23 novembre 2015 d’un film trouvé sur le site Internet du ministère de la Défense russe, censée montrer une attaque aérienne par l’aviation russe contre un champ de pétrole sous contrôle d’EI, dans la province de Deir Ezzor (AFP)

Bombardements et effets secondaires

L’EI contrôle désormais environ 60% de la production pétrolière syrienne, pour l’essentiel dans des régions autrefois exploitées par les conglomérats pétroliers Shell et Total, dans la Vallée de l’Euphrate et à proximité de Deir Ezzor.

Les bénéfices que l’EI retire de son trafic de contrebande à grande échelle – impliquant des centaines de camions de pétrole brut traversant la frontière pour livrer en Turquie et aux régions contrôlées par les Kurdes de l’Irak (mais aussi dans les régions contrôlées par les forces gouvernementales syriennes) – représentent une source essentielle de revenus, estimés avoir atteint à la belle époque un à trois millions de dollars par jour.

Les Russes comme les forces de la coalition menées par les États-Unis s’évertuent à tarir ce financement. À ce jour, les forces de la coalition, déployées dans le cadre de l’opération « Détermination absolue », affirment avoir détruit ou endommagé plus de 2 600 unités d’infrastructures pétrolières depuis fin 2014, époque à laquelle ont commencé les bombardements contre les régions où est extrait le pétrole.

On se pose aussi des questions sur l’intérêt stratégique de bombarder ces raffineries : les analystes font remarquer que l’EI tire ses revenus de la contrebande du pétrole brut, pas des produits raffinés

La Russie prétend elle aussi avoir détruit un grand nombre d’infrastructures impliquées dans le trafic, dont des centaines de camions citernes.

Des inquiétudes ont été exprimées quant à l’impact à long terme de ces bombardements, tant sur la santé des habitants de la région que sur l’environnement.

Dans un rapport au parlement publié en début d’année, les militaires britanniques – qui font partie de la coalition menée par les États-Unis – ont signalé le problème.

« Les frappes militaires contre l’EI doivent toujours être envisagées en gardant en tête qu’elle risquent de saper notre capacité ultérieure à reconstruire, après la guerre, les régions maintenant contrôlées par l’EI et d’aggraver les conditions de vie des populations encore sous l’occupation de Daech.

« Cibler l’industrie du pétrole de l’EI doit aussi prendre en compte l’impact sur l’environnement, ainsi que le risque encouru par des civils – pas nécessairement des combattants de l’EI – mais qui participent néanmoins à la chaîne d’approvisionnement du pétrole contrôlée par le groupe ».

Cibles mobiles

Certains se posent des questions sur l’intérêt stratégique de bombarder ces raffineries : les analystes font remarquer que l’EI tire ses revenus de la contrebande du pétrole brut, pas des produits raffinés

Dans une analyse formulée peu après le début des frappes aériennes de la coalition, un observateur de l’Institut américain pour l’Étude de la guerre a écrit dans le Washington Post que si les bombardements des raffineries étaient tactiquement spectaculaires, ils étaient stratégiquement insignifiants.

« L’EI détient le contrôle total des champs de pétrole – détruire de petites raffineries ne fera que déplacer la production : de micro-raffineries localisées dans les quartiers résidentiels prendront le relais des petites raffineries contrôlées par l’EI », a expliqué cet analyste.

Incontestablement, l’EI – et ses finances – ont pâti des frappes aériennes. Or le raffinage du pétrole n’en continue pas moins pour autant de vomir ses fumées toxiques ainsi qu’une pollution qui provoque de graves problèmes de santé et risque de transformer certaines régions orientales de Syrie en une friche environnementale.

Kieran Cooke, ancien correspondant à l’étranger pour la BBC et le Financial Times, collabore toujours avec la BBC et de nombreux autres journaux internationaux et radios.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Ce Syrien, ancien agriculteur dans la région d’Al Raqqa, déverse dans une fosse du pétrole brut venu de la province de Deir Ezzor – première étape du processus de raffinement jusqu’à obtention de carburant (AFP)

Traduction de l’anglais (original) de [email protected].

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