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Comment Saïf al-Islam est devenu une monnaie d’échange entre les factions libyennes

La confusion entourant la « pseudo-libération » de Saïf al-Islam prouve que les principaux acteurs en Libye ne sont pas prêts à oublier leurs différends pour le bien commun

La confusion entourant la « pseudo-libération » de Saïf al-Islam prouve que les principaux acteurs en Libye ne sont pas prêts à oublier leurs différends pour le bien commun

Avant même qu’il soit capturé et qu’on lui ait ignominieusement coupé le doigt, Saïf al-Islam Kadhafi avait le don de faire les gros titres des journaux, séduisant ses partisans et enrageant ses ennemis.

Saïf était l’élégante incarnation, pesant des milliards de dollars, de la détente entre la Libye de Mouammar Kadhafi et l’Occident. Les alliés de Saïf ont été le fer de lance des réformes économiques et de la libéralisation du marché qui s’est déroulée en Libye à partir de 2003, ainsi que du capitalisme de connivence qui les ont accompagnées.

Entre 2003 et 2010, l’ascendant de Saïf a aussi correspondu à la normalisation de la Libye, qui est passée de la tyrannie idéologique imprévisible de son père au style de quasi-monarchie kleptocrate « ordinaire » qui n’est que trop familier au Moyen-Orient et en Afrique.

Et pourtant, quand Saïf a eu l’occasion d’appuyer les revendications raisonnables des protestataires du Printemps arabe en février 2011, et de s’employer à améliorer les droits de l’homme, les libertés de la société civile et les opportunités économiques, il s’est dérobé et s’est rangé aux côtés de son père, déterminé à conserver le pouvoir à tout prix. Il s’est montré haineux dans des harangues au vitriol qui comparaient les rebelles à des rats qu’il fallait écraser. 

En novembre 2011, au lendemain de la mort de son père, Saïf a été capturé habillé en Touareg alors qu’il tentait de s’enfuir au Niger. Les miliciens qui l’ont capturé étaient originaires de Zintan, une petite ville dans les montagnes de Nafusa, au sud-ouest de Tripoli, dont les habitants s’étaient couverts de gloire lors des tout premiers jours ayant suivi la révolution en luttant victorieusement contre les forces de Kadhafi. La population de Zintan est peu nombreuse, et la ville arabe est entourée de villages berbères abritant des milices rivales.

Monnaie d’échange

Les Zintanis n’avaient jamais fait très bon ménage avec les Misratais, les islamistes, les Berbères et les milices djihadistes aux côtés desquels ils avaient combattu pour aider à renverser Kadhafi. Ces tensions ne firent que s’accentuer après la révolution car Zintan, en tant que petite ville de montagne, a eu du mal à rivaliser à la fois stratégiquement et financièrement avec Misrata, la troisième ville de Libye et la plaque tournante du commerce maritime du pays. Toutefois, Saïf a procuré aux Zintanis une influence déterminante, leur conférant une position de force et amenant le Conseil national de transition (CNT) à leur offrir le poste de ministre de la Défense dans le premier gouvernement post-Kadhafi. Depuis, ils ont refusé de remettre Saïf aux différents gouvernements transitoires libyens. Saïf est aussi recherché par la Cour pénale internationale (CPI) pour crimes de guerre, et en 2015 il a été condamné à mort par contumace par un tribunal de Tripoli, parce que les milices zintanies qui le détiennent ont refusé l’autorisation de le transporter à Tripoli pour le procès.

Avec la prise de Tripoli en 2014 par des milices misrataises et islamistes soutenant le Congrès général national (CGN), basé à Tripoli, et la division subséquente de la Libye entre deux gouvernements, les Zintanis sont devenus la principale force dans l’ouest du pays à soutenir la Chambre des représentants et son gouvernement basé à l’est, à Tobrouk et Beïda. Plusieurs postes importants de ce gouvernement oriental sont occupés par d’anciens hauts fonctionnaires de Kadhafi – en particulier le général Khalifa Haftar – et c’est le reproche essentiel que lui font les islamistes et les Misratais, qui ont souffert de facon disproportionnée sous le régime de Kadhafi.

La soi-disant libération de Saïf

Comme les Zintanis et Haftar ont été mis au pilori parce qu’ils ont fait partie des troupes de Kadhafi, on a longtemps spéculé qu’ils pourraient collaborer avec Saïf et le relâcher, pour appeler les anciens sympathisants de Kadhafi à se joindre à eux dans la lutte contre les Misratais et les organismes politiques auxquels ils s’opposent, qu’il s’agisse du CGN ou du gouvernement d’union nationale (GUN), sous l’égide de l’ONU. C’est pourquoi la semaine dernière, la nouvelle sensationnelle de la libération de Saïf al-Islam Kadhafi n’est pas parue tellement invraisemblable. Il semblait possible que la Chambre des représentants et les Zintanis veuillent faire passer un message et créer une nouvelle coalition. De plus, la chorégraphie semblait coller.

Le 6 juillet, l’avocat britannique Karim Khan a annoncé que Saïf avait été libéré le 12 avril, suite à la loi d’amnistie votée par la Chambre des représentants en 2015. Khan a déclaré qu’il allait déposer une requête auprès de la CPI pour que les charges contre Saïf soient abandonnées, et que Saïf pourrait jouer un rôle positif dans le processus de réconciliation en Libye. Sa version a été corroborée par le geôlier supposé de Saïf, le colonel al-Ajmi al-Atri, de Zintan, qui a annoncé le 7 juillet qu’il avait relâché Saïf conformément à un décret ministériel du ministre de la Justice de la Chambre des représentants, et que Saïf était libre en Libye.

Cependant, malgré la logique apparente de ce discours, il est presque certainement faux. Ni Karim Khan, ni les Zintanis, ni les médias traditionnels n’ont fourni de preuve que Saïf avait réellement été libéré, et il est presque certain qu’il se trouve toujours dans une prison zintanie improvisée.

Une absence de représentation légale

Alors que les médias se désintéressent du sort de Saïf, c’est aussi le cas de sa famille et de ses anciens partisans. Son dossier a été pris en charge par l’avocat des droits de l’homme Mishana Hosseinioun.

Au cours d’un entretien avec les auteurs de cet article, elle a affirmé que Khan n’avait jamais été désigné comme avocat par Saïf. Le Dr Hosseinioun fait campagne pour que Saïf dispose d’une représentation légale de son choix, et pour que l’Union africaine entreprenne de faire respecter la décision de la Cour africaine et envoie une délégation pour lui rendre visite, étant donné qu’on n’a plus eu aucune preuve qu’il était encore en vie depuis sa comparution au tribunal en 2014.

Curieusement, son avocate australienne, Melinda Taylor, avait été détenue pendant presque un mois à Zintan en 2012 après avoir été accusée d’espionnage et d’avoir tenté de faire parvenir à Saïf des messages codés – ce qui était presque certainement faux.

Étant donné que Saïf n’a pas disposé d’avocats officiels, Mishana Hosseinioun a porté l’affaire devant l’Union africaine et obtenu un jugement réprimandant la Libye et les milices zintanies pour leur traitement et la détention irrégulière de Saïf. Premièrement, ce jugement a établi que la Libye avait violé et continuait à violer les droits de Saïf Kadhafi d’après les articles 6 et 7 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples ; deuxièmement, il a ordonné à la Libye de faire respecter et de protéger les droits de Saïf ; et troisièmement, de faire un rapport à la Cour dans un délai de 60 jours après la publication du jugement pour rendre compte de sa mise en œuvre.

Il relève du mandat de l’Union africaine de faire respecter les décisions de la Cour africaine, et donc de contraindre les autorités libyennes, quelles qu’elles soient (qu’il s’agisse du GUN ou de la Chambre des représentants) à agir. La fausse libération de Saïf et la manière dont les autorités de la Chambre des représentants ont traité l’affaire montrent bien que ce sont des machinations politiques, et non pas un souci de justice – à l’égard de Saïf ou de ses victimes présumées – qui sont à l’origine de cette manœuvre.

Mishana Hosseinioun a garanti que Saïf n’a pas lui-même désigné Karim Khan, et qu’il demeure prisonnier à Zintan. Jusqu’à ce que Khan fournisse des preuves pour confirmer ce qu’il avance et démontrer que Saïf l’a bien choisi comme avocat, il ne peut prétendre agir au nom de Saïf. En bref, il paraît probable que Khan et d’autres personnes ont mis en scène ce coup publicitaire à cause de l’impact qu’il est susceptible d’avoir sur la politique libyenne, et ils semblent avoir particulièrement bien joué.

Réactions divergentes suite à la « libération » de Saïf

La nouvelle de la libération de Saïf a provoqué un vent de panique, en particulier chez les révolutionnaires purs et durs, les groupes islamistes et les partisans du gouvernement d’union nationale (GUN), renforçant leurs craintes d’une contre-révolution totale menée par les anciennes forces du régime et encouragée par la Chambre des représentants et le processus de médiation de l’ONU. Le 10 juillet, le Conseil présidentiel du GUN a publié une déclaration dénonçant les commentaires du colonel al-Atri, insistant sur le fait que la libération de Saïf était une entrave à la justice et que le Conseil avait l’intention de coopérer avec la CPI sur son cas. Le conseil municipal de Zintan, la ville natale d’Atri où Saïf était emprisonné, a publié un communiqué démentant sa libération (applaudi par le Conseil présidentiel), mais des sources locales affirment que le conseil municipal n’a rien à voir avec le cas de Saïf, qu’il ne sait pas où il se trouve, et qu’il a seulement publié ce communiqué pour détourner l’attention politique braquée sur la ville.

Les réactions divergentes à l’annonce de la libération présumée de Saïf mettent en lumière les fissures présentes dans la Libye d’aujourd’hui. Il n’y a pas eu de processus officiel de vérité et réconciliation, aucun consensus en vue de former un véritable gouvernement d’union, et pas de formation d’une véritable coalition anti-État islamique (EI).

La principale préoccupation des Misratais, des islamistes et des soi-disant « révolutionnaires » semble être d’empêcher le général Haftar et certains fidèles présumés du régime de Kadhafi d’accéder au pouvoir, alors que du côté d’Haftar, personne n’est disposé à renoncer à ses griefs contre Misrata afin de collaborer avec le GUN pour combattre l’EI. En dépit de ses crimes, Saïf devrait avoir droit à un procès équitable et non à une exécution extrajudiciaire comme son père. Cela constituerait un acte de justice essentiel à la construction d’un nouveau régime.

La pseudo-libération de Saïf prouve que les principaux acteurs ne sont toujours pas plus prêts à oublier leurs différends pour le bien commun qu’ils ne l’étaient avant que le GUN ne soit formé. C’est ce fait, plus encore que le traitement inhumain dont Saïf fait probablement encore l’objet en captivité, qui constitue la véritable tragédie révélée par ce fiasco. Personne ne semble prêt à oublier les anciennes rancunes afin de s’unir pour construire le futur de la Libye.

- Jason Pack est le fondateur de EyeOnISISinLibya.com, président de Libya-Analysis, et analyste pour l’Afrique du Nord chez Risk Intelligence.

- Rhiannon Smith est partenaire chez EyeOnISISinLibya.com et responsable de programme pour le Moyen-Orient à la Judge Business School de l’université de Cambridge. Elle a vécu à Tripoli d’octobre 2011 à janvier 2014.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Dans une salle à Tripoli, des journalistes assistent à l’interrogatoire par des juges (cachés) de Saïf al-Islam, fils de Mouammar Kadhafi, le dirigeant libyen assassiné, diffusé en direct depuis la ville de Zintan, à l’ouest de la Libye, le 22 juin 2014 (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par Maït Foulkes

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