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Décodage des élections iraniennes

La renaissance du mouvement réformateur iranien est due au fait que beaucoup à Téhéran n’ont pas oublié les huit années d’humiliation du mandat d’Ahmadinejad

Le 26 février, 34 millions des 55 millions d’électeurs iraniens ont pris le chemin des urnes pour décider de la composition des deux assemblées : l’Assemblée des experts et le Parlement, majlis.

Les principales responsabilités du majlis sont la législation et la surveillance ; ses 290 membres sont élus pour un mandat de quatre ans. Les 88 membres de l’Assemblée des experts sont quant à eux élus pour un mandat de huit ans. Cette assemblée est constitutionnellement chargée de la supervision et de l’élection du guide suprême iranien. Sur le papier, cet organe dispose même du pouvoir de révoquer ce dernier.

Les élections se sont présentées comme un choc frontal entre deux camps. Les modérés (également connus sous le nom de pragmatistes), les réformistes et les conservateurs modérés se sont réunis et ont formé une coalition autour d’un discours central qui était « le rejet du radicalisme ». Le groupe de candidats au majlis soutenu par cette coalition a été nommé « Liste de l’espoir », tandis que sa liste pour l’Assemblée des experts a été nommée « Amis de la modération ».

Le leader de facto du groupe était l’ancien président modéré Akbar Hachémi Rafsandjani. Dans un communiqué, il a demandé aux Iraniens de participer activement aux élections pour empêcher « l’institutionnalisation de l’extrémisme politique et religieux dans la société ».

Leurs rivaux, « ceux qui suivent les principes » (nom qu’ils se sont donnés) ont présenté leur propre liste : la « Coalition de ceux qui suivent les principes ». Celle-ci est composée de conservateurs et conservateurs radicaux.

Bien que le gros de la bataille se jouait entre ces deux camps, un troisième groupe est entré dans la course sous la bannière des « indépendants ». Même si ce groupe pourrait jouer un rôle important dans les deux assemblées, les médias iraniens et occidentaux n’en ont pratiquement pas parlé. Le rapprochement de ce groupe avec l’un des deux grands courants pourrait renforcer considérablement la position de ces derniers vis-à-vis de leurs rivaux.

En ce qui concerne le majlis, l’élection de 226 de ses membres a été finalisée, tandis que les 64 sièges restants ne disposent pas d’un gagnant clair, ce qui signifie qu’un deuxième tour sera nécessaire, lequel ne devrait pas avoir lieu avant avril ou mai.

Curieusement, différentes sources ont rapporté des cartographies disparates basées sur l’affiliation des candidats. Les sources proches de « ceux qui suivent les principes » affirment que le groupe a remporté la majorité, tandis que celles plus proches des modérés affirment le contraire. Cependant, après un examen attentif de ma part, la conclusion la plus fiable est que 83 sièges vont aux modérés/réformistes, 78 aux conservateurs, 60 aux indépendants et 5 à des minorités religieuses.

Quoi qu’il en soit, l’ensemble des estimations effectuées par ces sources divergentes indique que, jusqu’à présent, le poids des deux camps au majlis est aussi proche de l’équilibre politique qu’on pouvait s’y attendre. Néanmoins, il faut attendre que les indépendants commencent à prendre parti et que les résultats du second tour soient totalisés pour savoir définitivement quel camp détient le plus de pouvoir.

En ce qui concerne l’Assemblée des experts, compte tenu de la disqualification massive des candidats modérés par le Conseil des gardiens, ultra-conservateur, qui approuve les candidats, la tactique que les modérés ont adoptée était d’appuyer les candidats conservateurs de second rang, certains avec des tendances plus modérées, pour empêcher les personnalités radicales d’entrer à l’assemblée.

Cette approche a fonctionné. Deux des trois personnalités conservatrices radicales qui constituaient la cible principale de ce plan (les ayatollahs radicaux Mohammad Yazdi et Mohammad Taghi Mesbah-Yazdi) ont perdu leurs sièges à l’Assemblée. En outre, la troisième personnalité, Ahmad Jannati, secrétaire du Conseil des gardiens, est arrivé dernier à Téhéran et a conservé de peu son siège à l’Assemblée. Rafsandjani est arrivé premier, rassemblant un record de 2,3 millions de votes.

Cependant, le principal dans ces élections est le résultat des élections au majlis à Téhéran, la capitale. La mégalopole de 6,4 millions d’électeurs détient 30 sièges au majlis. Les candidats de la « liste de l’espoir » ont tout raflé, remportant les 30 sièges dans une victoire sans précédent. Gholam-Ali Haddad Adel, figure de proue des conservateurs, n’a pas réussi à se hisser au-delà de la 31e place et a été éliminé.

Ce qui est arrivé et pourquoi

La tension perpétuelle entre modernité et tradition est une vieille histoire au sein de la société iranienne qui remonte à la Révolution constitutionnelle iranienne de 1905–1907. Cette bataille ne se joue pas entre le soutien des modernistes aux progrès industriels et technologiques et leur rejet par les traditionalistes. Non, il s’agit d’un affrontement entre deux systèmes de valeurs ; un choc des civilisations au sein d’une civilisation.

Dans l’ère prérévolutionnaire, la modernisation et en même temps l’occidentalisation (largement considérée comme un plan américain) sont entrées en collision avec les traditions islamiques de la société iranienne. Ce projet de modernisation s’est déroulé en l’espace de 50 ans sous la surveillance des deux rois de la dynastie Pahlavi. En fin de compte, lors de la victoire de la révolution islamique iranienne en 1979, l’ère de l’occidentalisation a pris fin, ouvrant la voie à une époque dominée par les traditionalistes.

Cependant, cela n’a pas marqué la fin de cette bataille. La tension a persisté, changeant de forme et d’intensité, d’une période à l’autre. Téhéran était au cœur de cette bataille. Les affrontements sont devenus sanglants en 2009 avec l’émergence du Mouvement vert suite aux élections présidentielles contestées qui ont abouti à la victoire de Mahmoud Ahmadinejad. À l’époque, ce dernier représentait l’élite au pouvoir. L’épine dorsale du Mouvement vert était constituée de citadins des classes moyenne et moyenne supérieure, principalement des Téhéranais, qui rejetaient l’imposition forcée des codes islamiques. Ils n’ont pas fait la moindre demande économique au cours des soulèvements.

Tandis que ces élections approchaient, Rafsandjani et Rohani, lui-même disciple de l’école de pensée de Rafsandjani, ont commencé à affronter franchement et violemment les conservateurs. Les attaques de Rafsandjani visant le Conseil des gardiens étaient sans précédent dans l’histoire de la République islamique et visaient à s’attirer le soutien de la partie précitée de la société, en premier lieu à Téhéran mais aussi dans d’autres grandes villes.

Bien qu’il soit vrai que la défaite de « ceux qui suivent les principes » émanait de la poursuite de ce vieux litige inachevé, ce n’était pas le seul facteur.

Le fait est que les modernistes de Téhéran n’avaient pas oublié les huit années d’humiliation du mandat d’Ahmadinejad et le soutien de « ceux qui suivent les principes » à son égard. Toutefois, la goutte d’eau qui a fait déborder le vase fut la disqualification massive des candidats modérés/réformistes par le Conseil des gardiens, laquelle a été suivie par une démonstration de force et une fanfaronnade de leur part.

En outre, les accusations et la propagande négative massive a atteint de nouveaux sommets quand les radicaux ont dénoncé les modérés comme « anglophiles » et ont affirmé que leur liste de candidats avait été faite au Royaume-Uni par des scribes gouvernementaux travaillant dans les bureaux de BBC Persian.

Le ressentiment et la haine dans le camp des adversaires des radicaux s’est manifestée dans leurs réactions sur les réseaux sociaux, principalement Telegram, qui pour la première fois lors des élections iraniennes, a joué un rôle important dans la mobilisation de cette frange des électeurs.

Jon Krosnick, professeur de science politique à l’Université de Stanford, a mené une étude ambitieuse sur les attitudes électorales couvrant une période de 24 ans. Il conclut que l’aversion est une raison beaucoup plus convaincante pour jeter son bulletin de vote. « Si vous détestez au moins l’un des deux candidats, alors vous êtes vraiment motivés à participer – donc en d’autres termes, c’est vraiment le fait de détester un candidat qui motive la participation », soutient-il.

Quelques jours avant les élections, Tabnak, l’un des sites les plus populaires en Iran, a réalisé un sondage. À la question « Pourquoi je participe aux élections du 26 février », 65 % ont répondu : « Pour empêcher mes adversaires d’être élus. »

La spectaculaire victoire des modérés à Téhéran – empêchant « ceux qui suivent les principes » de gagner ne serait-ce qu’un siège sur trente – indique clairement la naissance d’une colère et d’une aversion intersubjective parmi les modernistes et un solide facteur de motivation pour leur vote en faveur de la liste de l’espoir.

L’explication que Vahid Yaminpour, un analyste politique iranien proche des radicaux, a donnée à la « débâcle » de « ceux qui suivent les principes » à Téhéran est que, dans cette ville, les sentiments pro-occidentaux sont répandus. Comme mentionné précédemment, cette tendance est forte dans une grande fraction de la population de Téhéran et a certainement été la base de l’émergence de ce phénomène.

Cependant, si ce facteur était seul responsable de la défaite des conservateurs, il serait intéressant de savoir pourquoi ce scénario ne s’était pas déjà réalisé lors des élections de 2012.

Pourquoi tous « ceux qui suivent les principes » qui ont été élus en 2012 à Téhéran ont-ils perdu leurs sièges, y compris Haddad Adel, qui était arrivé premier aux élections de 2012 ? La réponse doit être vue dans l’émergence de la colère et de la haine parmi la partie libérale de la population téhéranaise en raison de la position injuste et très autoritaire de « ceux qui suivent les principes ». La population a de nouveau démontré qu’elle ne peut pas être ignorée.

Shahir Shahidsaless est un analyste politique et journaliste freelance qui écrit principalement sur la politique nationale et étrangère de l’Iran. Il est également le coauteur de l’ouvrage Iran and the United States: An Insider’s View on the Failed Past and the Road to Peace, publié en mai 2014.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : des journaux iraniens couvrant les résultats des élections et vendus à Téhéran le 1er mars 2016 (AA).

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation

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