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En Tunisie, des années de protestation convergent vers une revendication : la justice économique

Elles ont commencé sous différentes bannières et hashtags. Désormais, les manifestations fusionnent dans une offensive plus large pour redéfinir qui contrôle l’économie de la Tunisie

TUNIS - En avril 2017, selon le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), 1 441 mouvements de protestation ont été recensés dans toute la Tunisie,

Du jamais vu depuis janvier 2016, où les protestations, parties de Kasserine, se sont étendues à tout le pays. Pour les étouffer, le gouvernement dut imposer un couvre-feu national et promettre des mesures économiques populistes.

Les gouvernements successifs ont non seulement ignoré les doléances régulièrement formulées par le peuple, mais ils lui ont rendu la vie encore plus difficile

Cette fois, le président a réagi en déployant l’armée au sud, officiellement pour protéger les ressources du pays, simultanément dans la capitale, pendant que les plus importants médias et décideurs politiques attaquaient le bien-fondé des manifestations – destinées à contrer un projet de loi favorable à l’amnistie des cas de corruption – et s’efforçaient de les discréditer.

Or ces dernières semaines, la plupart des protestations sur divers problèmes semblent se concentrer autour de la seule question de la justice économique. La réaction du régime – qui a fait intervenir les forces de l’État pour défendre les seuls intérêts de quelques privilégiés – ne fait qu’unir contre lui les mouvements d’opposition.

Des années de protestation

Il est crucial de se souvenir que depuis 2008 au moins­­­, les protestations couvent en permanence en Tunisie. Elles ont culminé avec le soulèvement de masse de 2011, mais elles continuent depuis, et même avec encore plus de véhémence.

En 2015, il y eut 5001 mouvements de protestations dans tout le pays et, en 2016, ce nombre a augmenté jusqu’à environ 8 000, selon le décompte de la veille mensuelle du FTDE. Les quatre premiers mois de cette année, le FTDE en a relevé plus de 4 000.

Certes, un grand nombre de facteurs sont à l’origine de cette agitation sociale, mais on perçoit une tendance générale : les gouvernements successifs ont non seulement ignoré les doléances régulièrement formulées par le peuple, mais ils lui ont rendu la vie encore plus difficile.

En avril 2014, des habitants de Ben Guerdane, ville du sud-est de la Tunisie, font face à la police anti-émeutes, pendant une grève générale, déclenchée suite à la fermeture d’une importante plateforme de contrebande, à la frontière entre Tunisie et Libye

Entre autres : inégalités régionales, blocages autour du développement des équipements publics et corruption, dont l’accumulation a joué en faveur de la dégradation rapide de services publics de base, dont les soins médicaux, l’éducation, l’accès à l’eau à un prix abordable, l’électricité et le logement.

En même temps, reviennent les gendres, unanimement détestés, de l’ancien président Zine el-Abidine Ben Ali. Et, de toute évidence, leurs activités prospèrent...

De grandes promesses, d’encore plus grandes revendications

Dans ce contexte, les manifestations d’avril et mai au sud du pays, près de Tataouine, se sont transformées en une poudrière alimentée par une demande venue de la base, de plus en plus pressante, pour un nouveau contrat social. 

À 100 kilomètres environ au sud-ouest de Tataouine, des protestataires ont installé un camp à El Kamour, menaçant d’entraver la circulation et le transport des ressources en hydrocarbures extraites de leur région, à moins que leurs revendications pour bénéficier d’une plus grande part des richesses produites – notamment par le biais de emplois et du développement public – soient satisfaites.

Certaines compagnies ont pris leurs précautions : elles ont déplacé une partie de leur personnel ou ont interrompu provisoirement la production. Quand le Premier ministre Youssef Chahed a visité Tataouine, fin avril, pour démontrer ostensiblement sa volonté de restaurer la confiance entre manifestants et gouvernement, il a été hué par des « Dégage ! » le slogan le plus populaire du soulèvement de 2011. 

Le 13 mai 2017, un sit-in devant la station de pompage de pétrole d’El Kamour, dans le gouvernorat de Tatatouine, au sud de la Tunisie (AFP)

Pendant sa visite, Chahed a fait une série de promesses pour le développement régional et son gouvernement a offert 150 embauches, immédiatement disponibles dans le secteur pétrolier, en plus de 350 autres contrats de plus de trois mois, ainsi que 30 millions de dinars (11 millions d’euros) destinés à financer un programme public.

Mais les habitants ont rejeté ces offres, se plaignant que malgré la richesse de leur région en ressources naturelles, aucune de ces richesses n’a été investie pour répondre aux besoins basiques en infrastructures locales de base qui se font sentir depuis des décennies.

Difficile pour les manifestants de négocier avec l’État à propos du secteur pétrolier, parce que ce secteur est en grande partie privatisé

Deux semaines plus tard, les manifestants ont rejeté l’offre du gouvernement en lui présentant une liste d’exigences : 1 500 emplois dans le secteur pétrolier, 3 000 affectés à l’environnement et à des projets de parcs, et un fonds de développement régional de 100 millions de dinars (36 millions d’euros).

Mais il est difficile pour les manifestants de négocier avec l’État en ce qui concerne le secteur pétrolier parce qu’il est en grande partie privatisé, et qu’il n’existe que de rares projets communs entre les compagnies privées et la compagnie pétrolière d’État.

C’est ainsi que les demandes plus radicales à la marge prennent aussi de l’ampleur : les revendications exigent la renégociation par l’État de nouveaux contrats avec les compagnies étrangères pour obtenir de meilleures conditions.

Le facteur de convergence

Ces demandes se sont amplifiées récemment, le 13 mai, quand, au beau milieu d’une énorme manifestation contre la loi de réconciliation et d’amnistie en faveur des corrompus, une partie des milliers de manifestants se sont mis à scander des slogans de soutien aux manifestants de Tataouine et que d’autres ont même exigé la nationalisation des ressources nationales.

Si les revendications pour une meilleure gouvernance des ressources naturelles et contre la loi de réconciliation ont initialement commencé indépendamment l’une de l’autre, elles semblent désormais converger.

Si les revendications pour une meilleure gouvernance des ressources naturelles et contre la loi de réconciliation ont initialement commencé indépendamment l’une de l’autre, elles semblent désormais converger

L’histoire des mouvements de protestation autour de la gouvernance des ressources minérales naturelles a commencé lorsque la Cour des comptes de la Tunisie a constaté en 2012 que l’État n’avait pas correctement supervisé les concessions étrangères dans le secteur des hydrocarbures, et qu’au moins à une occasion, l’État a bizarrement cédé ses droits sur une partie d’un site de production lucratif, incitant ainsi beaucoup de gens à dénoncer des pratiques douteuses, suspectes de corruption.

Cette perception de « mauvaise gestion » des ressources naturelles par l’État s’est accentuée depuis, avec les manifestations spontanées en 2015 sous la banderole « Winou el Pétrole » ? : littéralement « Où est passé le pétrole ? » – exigeant plus de transparence sur la politique énergétique de l'État.

Ce mouvement sert de tremplin aux manifestions actuelles à Tataouine, et bénéficient également du mouvement de protestation à Kerkenna, né à la fin de l’été 2016, au cours duquel fut bloquée la production d’une compagnie étrangère de pétrole et de gaz étranger, et qui exigeait un meilleur partage des richesses fournies par les ressources locales.

En janvier 2011, une station-service appartenant à un neveu du président évincé, Zine el-Abidine Ben Ali, a été pillée à Monastir, à 160 km de Tunis (AFP)

Et c’est pourquoi le 10 mai, jour où le président Béji Caïd Essebsi a ordonné le déploiement de l’armée – au cours d’un long discours prévu depuis longtemps pour être retransmis à la télévision nationale – il s’est heurté aux protestations de certains officiers militaires qui ont posté des photos de leurs étoiles et de symboles militaires – accompagnés de messages rappelant qu’il ne relevait pas de leur compétence de protéger les compagnies étrangères d’hydrocarbures.

La gestion par l’État de cette crise économique devenue crise politique a exacerbé les tensions. L’annonce par le président du déploiement de l’armée risque soit de flétrir l’autorité de la présidence et plus généralement d’affaiblir le contrôle des civils sur les militaires. On peut redouter également qu’il opposera l’armée aux manifestants. Ces scénarios sont tous les deux extrêmement dangereux.

Pendant ce temps, les politiques économiques de l’État ont été en grande partie dictées par les conditions de prêt du FMI. Cette dernier mesure la valeur de la performance économique en termes de PIB, et n’a de cesse de réduire les déficits budgétaires – avec, pour résultat inéluctable, des mesures d’austérité impopulaires.

Ces indicateurs macroéconomiques sont des girouettes bien insuffisantes pour relever les principaux défis économiques tunisiens, à savoir les inégalités entre régions et la corruption, et ils ne peuvent conduire qu’à générer de mauvaises politiques. Beaucoup de gens rejettent la responsabilité du désastre sur le FMI – en dépit de sa rhétorique expliquant le contraire – et stigmatisent la dévaluation drastique du dinar le mois dernier, initiative hautement impopulaire.

Hashtag contre zombie

Le pays a besoin d’une politique économique proactive. Or, le président s’est contenté de ne présenter qu’un seul projet législatif au parlement – projet qui dût être retiré deux fois devant l’opposition populaire qu’il a suscitée depuis sa présentation en 2015, et encore en 2016.

Ce projet avait été préparé dans le but explicite d’amnistier les détournements de fonds publics. Malheureusement pour eux, un mouvement « #Jenepardonnepas » s’est rapidement répandu pour s’y opposer

C’est cette même législation de « réconciliation » qui a fait l’objet de mouvements de protestation dans la capitale la semaine dernière, quand on s’est aperçu qu’avaient été remis au goût du jour, et pour la troisième le mois dernier, l’annonce du retour insistant de ce projet législatif mort-vivant.

Initialement, cette loi avait été écrite dans le but explicite que soient amnistiées les personnes impliquées dans des détournements de fonds publics. Cependant, un mouvement hashtag appelé Manich Msamah (« Je ne pardonne pas ») s’est répandu dans tout le pays en opposition au projet. Les législateurs ont donc gardé secrets les détails législatifs.

Quand le site d’oppostion Nawaat, a publié des détails fuités quant à la stratégie média du gouvernement en faveur de la promotion de ce projet de loi en avril, le co-fondateur du site fut convoqué par les autorités, et comme il refusait de révéler ses sources, il fut interrogé et harcelé pendant six heures.

Manifestations en juillet 2016, sur l’avenue Habib Bourguiba à Tunis contre le projet législatif de « réconciliation » (AFP)

Les adversaires du projet y voient un moyen de contrecarrer les objectifs de la révolution – particulièrement la justice transitionnelle – et prétendent qu’il minimise la responsabilité de chacun tout en légalisant la corruption.

Ils l’interprètent aussi comme un moyen, offert aux partis actuellement au pouvoir, de rembourser les financiers de leur campagne, simple allégation à ce jour.

Les partisans disent que, grâce à lui, la croissance économique reprendra, puisque l’État récupèrera une quantité encore non précisée de l’argent perdu du fait de la corruption, tout en pointant un environnement positif pour les investisseurs et hommes d’affaires craignant des poursuites judiciaires et juridiques pour leurs méfaits passés.

Certains ont réfuté l’argument selon lequel cette loi est capable de relancer l’économie, et le gouverneur de la banque centrale à même admis, lors de sa conférence de presse du 9 septembre 2015, que le gouvernement n’avait aucune idée de combien lui rapportera cette loi.

La récente protestation massive – au moins 5 000 participants au centre de Tunis – bien que les chiffres officiels annonçaient un taux de participation moins élevé en minimisant le nombre de manifestants à 1 200 – a attiré plusieurs partis politiques et législateurs de l’opposition, ainsi que la Ligue des droits de l’homme tunisienne (LTDH). De jeunes activistes jouaient le rôle de force motrice de la protestation, surtout les chefs du mouvement hashtag Manich Msamah.

Voici pour finir le plus important : les manifestants ont non seulement condamné le projet de loi, mais ils ont aussi scandé des slogans en faveur des manifestants de Tataouine, et certains en ont même appelé à la nationalisation de ressources. L’un des organisateurs de Manich Msamah, dans un récent entretien, a promis que la loi accorderait l’amnistie à ceux qui avaient la main mise sur l’économie.

Cette affaire a commencé avec l’opposition à un article de législation ; elle risque bien de se transformer et entrer en synergie avec d’autres courants de protestation sociale, pour devenir un grand mouvement, fustigeant non seulement corruption et copinage, mais promouvant aussi un plus large projet politique, dont l’ambition sera de redéfinir qui contrôle l’économie tunisienne.

- Fadil Aliriza, chercheur indépendant et journaliste, étudie actuellement la politique à Tunis. Vous pouvez le suivre sur Twitter @fadilaliriza

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : des Tunisiens participent à une manifestation contre la corruption le 13 mai 2017 à Tunis. Ils protestent contre un projet de loi visant à amnistier les fonctionnaires poursuivis pour soupçon de corruption en échange du remboursement des fonds détournés (AFP)

Traduction de l’anglais (original) par Dominique Macabies.

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