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France – Russie : les errements d’une diplomatie en quête de crédibilité

À trop vouloir combiner puissance et droit-de-l’hommisme à géométrie variable, la France ne parvient finalement ni à servir ses intérêts, ni à défendre les causes auxquelles elle dit tenir

Le 9 octobre 2016, s’entretenant avec un journaliste, le président français François Hollande se demandait s’il était pertinent de maintenir la visite prévue dix jours plus tard du président russe Vladimir Poutine à Paris. Poutine fera vite savoir en réponse qu’il « reporte » sa visite, ajoutant que celle-ci pourra avoir lieu « quand le président français se sentira à l’aise ». Coup de froid dans les relations franco-russes, ou attitude gratuite d’humiliation de la part du président russe ?

La France et la Syrie : une stratégie du flou

Le président Hollande semble faire du dossier syrien, plus que du décret d’intégration de la Crimée à la Russie, un principe d’appréciation de la nature des relations franco-russes. Dans les premiers mois qui suivirent son entrée en fonction, François Hollande avait hésité sur l’attitude à adopter vis-à-vis des évolutions syriennes, choisissant néanmoins de maintenir la rhétorique critique maniée par son prédécesseur, Nicolas Sarkozy, contre le président syrien.

Ces hésitations initiales vont vite le céder à une politique d’interférence dans les affaires syriennes. Outre le maintien de liens étroits avec le Conseil national syrien (CNS, première des structures formelles d’opposition au président syrien), le président validera la livraison d’armes à une partie (à ce jour non officiellement identifiée) des rebelles anti-Assad.

Cette aide prévaudra dès 2012, malgré la présence d’un embargo européen total sur la livraison d’armes en Syrie, levé à son tour à la mi-2013 sous double-pression française et britannique. Les déclarations de l’ancien ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, en décembre 2012, selon lesquelles le Front al-Nosra (extension du mouvement al-Qaïda en Syrie) faisait « du bon boulot », posent à ce jour encore la question de la nature des destinataires de l’armement français.

En remettant en question la validité de la visite de Vladimir Poutine, François Hollande s’est mis une fois de plus dans une situation dans laquelle ses envolées lyriques précédent son sens de la mesure

La France rejoindra aussi la coalition anti-Daech constituée par les États-Unis en septembre 2014, en acceptant la fourniture d’un soutien aérien incluant des frappes mais se limitant exclusivement au territoire irakien. Changement de cap un an plus tard, quand François Hollande parlera de « vols de reconnaissance au-dessus de la Syrie ». Le 27 septembre 2015, Paris opère ses premières frappes anti-Daech sur le territoire syrien. L’objectif apparent pour la France est de montrer que ses capacités et sa détermination à lutter contre Daech la rendent capable de se positionner sur plusieurs fronts, à l’instar des États-Unis.

La Russie lancera, elle, dès le 30 septembre 2015, une stratégie basée sur des objectifs officiels similaires : la lutte contre Daech. François Hollande tentera de ramener la stratégie russe dans le giron de la coalition menée par les États-Unis lors d’une visite à Moscou en novembre 2015, mais sans succès.

Les aspirations russes de grandeur

Maintes spéculations ont supposé, ces dernières années, un possible « lâchage » du président Assad par Vladimir Poutine. Pourtant, jusqu’ici, rien n’a pu étayer la thèse d’une désolidarisation russe du président syrien. La question de l’avenir du président syrien a d’ailleurs été exclue des derniers pourparlers russo-américains en date.

Il y a de cela trois ans encore, de nombreux observateurs de la politique étrangère russe nous faisaient état de ce que la Russie prenait très au sérieux la menace islamiste radicale, du fait qu’elle y était confrontée elle-même, dans le Caucase notamment. En parallèle, certains de nos interlocuteurs soulignaient que la Russie se sentait gardienne des intérêts de l’orthodoxie chrétienne, dont les adeptes sont présents en Syrie comme ailleurs au Moyen-Orient.

La politique moyen-orientale décomplexée de la Russie cherche pour beaucoup à tirer profit du moment de crise américain au Moyen-Orient

Selon Anton Mardasov, directeur du département d’analyse des conflits du Moyen-Orient à l’Institut de l’Innovation et du Développement à Moscou, la Russie prétend officiellement vouloir « la stabilisation du pouvoir légitime » en Syrie, « la création des conditions pour un compromis politique » entre les parties en conflit et « la lutte contre le terrorisme ». Mais Mardasov pense qu’on assiste plutôt à la quête par Moscou de la création des conditions pour un dialogue d’égal à égal avec les États-Unis, qui viendrait de pair avec à la fois la volonté de faire monter les prix du pétrole et celle de couper l’herbe sous le pied « des terroristes ».

Pour autant, près de six ans de conflit plus tard, et à un moment où la Russie, pourvoyeuse d’un efficace système de défense aérienne, dispose également d’une base aérienne permanente en Syrie, on peut aussi voir dans le soutien russe à la Syrie une façon – au demeurant rationnelle – de profiter de ce qu’elle perçoit comme une course à l’instabilité provoquée en premier lieu par les politiques de plusieurs pays occidentaux.

La Russie n’est en rien une championne des droits de l’homme, et ses actions stratégiques n’ont cure des questions d’ordre moral. Mais outre qu’elle est loin de jouer seule dans cette catégorie, on peut penser que sa politique moyen-orientale décomplexée cherche pour beaucoup à tirer profit du moment de crise américain au Moyen-Orient, marqué par des tensions plus ou moins prononcées avec l’Arabie saoudite (en raison surtout de l’accord sur le nucléaire iranien), l’Irak (soutien par les États-Unis « des combattants sunnites » dans la lutte contre Daech), la Turquie (soutien par Washington de forces kurdes en Syrie et en Irak et refus de délivrer Fethullah Gülen à la Turquie) ou encore le Qatar (écarté du dossier syrien au profit de l’Arabie saoudite).

Certes, la Russie ne s’attend pas à ce que l’un quelconque des pays arabes ou du Moyen-Orient troque soudainement ses relations avec Washington pour un rapprochement avec Moscou. Cependant, elle sait faire usage de cet espace ouvert de projection de puissance qu’incarne aujourd’hui la Syrie. Et elle ne veut surtout pas voir un pays comme la France s’en mêler.

Entre quête de respect et stratégie de l’humiliation

Car la politique moyen-orientale décomplexée, et parfois effrontée, de la Russie est logiquement sous-tendue par l’envoi de messages à l’adresse tant de qui succèdera à Barack Obama aux États-Unis, qu’à qui voudrait s’ériger en donneur de leçons.

Possiblement, François Hollande, en remettant en question la validité de la visite de Vladimir Poutine, s’est mis une fois de plus dans une situation dans laquelle ses envolées lyriques précédent son sens de la mesure. Et à agir ainsi, il a donné au président russe l’opportunité d’ajouter l’insulte (le « report » de sa visite en France) à l’injure (la Russie a opposé le 8 octobre 2016 son veto à un projet de résolution français demandant l’arrêt des bombardements à Alep). Une situation dont il convient de retirer les vraies leçons.

Car la France aura beau être tentée de jouer dans « la cour des grands », à trop hausser le ton, elle ne manquera pas de se heurter à plus fort qu’elle. Certes, la France bénéficie de leviers diplomatiques considérables, tant grâce à son poste de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU que du fait de son statut d’important pourvoyeur d’armes au Moyen-Orient, notamment. Néanmoins, ce sésame n’est pas un passe-droit, comme on le voit d’ailleurs sur le cas de la Syrie, où la France a échoué à provoquer de réelles inflexions.

La France aura beau être tentée de jouer dans « la cour des grands », à trop hausser le ton, elle ne manquera pas de se heurter à plus fort qu’elle

Qui plus est, à trop vouloir combiner puissance et droit-de-l’hommisme à géométrie variable, la France ne parvient finalement ni à servir ses intérêts (être un acteur réellement incontournable, au Moyen-Orient et au-delà), ni à défendre les causes auxquelles elle dit tenir (consolidation des droits de l’homme et de l’État de droit et contribution à un meilleur développement socio-économique).

Si la France clarifiait le camp dans lequel elle souhaite se situer – privilégier la force sur l’État de droit, ou opter pour l’inverse –, elle en sortirait grandie et gagnerait en respectabilité, et donc en influence.

Barah Mikaïl est directeur de Stractegia, un centre basé à Madrid et dédié à la recherche sur la région Afrique du Nord – Moyen-Orient ainsi que sur les perspectives politiques, économiques et sociales en Espagne. Il est également professeur de géopolitique et de sécurité internationale à l’Université Saint Louis – Campus de Madrid. Il a été auparavant directeur de recherche sur le Moyen-Orient à la Fundación para las Relaciones Internacionales y el Diálogo Exterior (FRIDE, Madrid, 2012-2015) ainsi qu’à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS, Paris, 2002-2011). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et publications spécialisées. Son dernier livre, Une nécessaire relecture du « Printemps arabe », est paru aux éditions du Cygne en 2012.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : le président russe Vladimir Poutine (à gauche) et son homologue français François Hollande lors d'une précédente visite à Paris en octobre 2015 (AFP).

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