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L’accord énergétique turco-kurde pourrait ouvrir la voie à l’éclatement de l’Irak

En dépit des difficultés initiales, cette coopération est sur le point d’engendrer de profonds changements dans la région

Lorsqu’ils ont signé un accord sur l’énergie en novembre 2013, le gouvernement turc dirigé par l’AKP (Parti de la justice et du développement) et le gouvernement régional du Kurdistan (KRG), au nord de l’Irak, ont été confrontés à un défi majeur.

Leur accord, portant sur l’exportation de 45 milliards de barils de pétrole puisés dans le Kurdistan irakien et acheminés via le port turc de Ceyhan, était une initiative de coopération risquée dans une région chaotique, et n’a pas bénéficié de la reconnaissance internationale. Perçu comme un fait accompli, l’accord a été condamné par le gouvernement central de Bagdad, qui a déclaré que toute vente ne recevant pas son approbation était inconstitutionnelle. Cette position a également été soutenue par le gouvernement américain.

En outre, selon l’accord, les recettes seraient déposées auprès de la banque Halkbank, appartenant à l’État turc, qui avait attiré l’attention de Washington en raison de versements effectués par des exportateurs d’énergie iraniens en livres turques (les sanctions américaines empêchaient alors l’Iran d’être payé en euros ou en dollars et les exportateurs iraniens achetaient de l’or grâce à leurs devises turques qu’ils revendaient ensuite à Dubaï en devises étrangères). Peu de temps après la signature de l’accord énergétique, Halkbank a fait les unes internationales lorsque son gestionnaire a été arrêté le 17 décembre pour avoir reçu des pots-de-vin en échange de l’organisation de virements illégaux vers l’Iran.

Doté d’un tel but et de telles modalités organisationnelles, l’accord sur l’énergie semblait presque illégitime sur le plan international et n’a par ailleurs jamais été bien accueilli par l’opposition nationale en Turquie. Il n’a jamais été voté par le Parlement – puisqu’il ne s’agit pas d’un document juridique entre deux États – et le PKK (le Parti des travailleurs du Kurdistan, groupe armé) et ses affiliés politiques kurdes l’ont vertement condamné, reprochant à l’AKP et au KRG de poursuivre leurs propres intérêts économiques.

Une coopération obscure mais fonctionnelle

Au lieu d’essayer de persuader les parties intéressées et de promouvoir cet accord sur la scène internationale, Ankara et Erbil ont poursuivi leur coopération en secret. Le pétrole a commencé à être expédié de Ceyhan en mai 2014 sans mention de l’identité des clients, jusqu’à ce que les médias internationaux aient rapporté la livraison d’un million de barils de pétrole au port israélien d’Ashkelon le 20 juin. L’implication d’Israël a changé la donne, d’une part en raison des bonnes relations de Tel Aviv avec un Washington réticent, qui ne s’est en réalité pas opposé à l’expédition, et, plus important, en raison de l’émergence d’une perspective de marché concrète, qui a incité Erbil et Bagdad à signer l’« accord du 2 décembre ». Conformément à ce dernier, le KRG devait recevoir 17 % du total des recettes en échange de la vente de 300 000 barils de pétrole par jour et devait fournir 250 000 barils supplémentaires par jour à la société d’État irakienne en charge de la commercialisation du pétrole (SOMO).

À l’issue d’un plan de répartition des revenus entre le KRG et Bagdad, l’accord énergétique turco-kurde semblait bénéficier d’une plus grande approbation internationale. Cependant, il était encore ambigu, principalement en ce qui concerne les acheteurs du pétrole à Ceyhan. Ce qui est certain, à ce jour, c’est que les acheteurs de première main sont particulièrement intéressés par le marché israélien, fournissant 77 % de ses besoins en énergie. Selon un article du Financial Times, 19 millions de barils de pétrole pour une valeur d’1 milliard de dollars ont été acheminés en Israël au cours des trois derniers mois.

Ankara et Erbil soutiennent que leurs intentions sont uniquement commerciales et ne veulent pas donner l’impression qu’ils agissent comme partenaires énergétiques d’Israël. Un responsable du KRG a mentionné récemment que son gouvernement ne s’attachait pas à la destination finale mais aux paiements des acheteurs de première main, et que cette attitude axée sur le profit était légitimée par la nécessité urgente de payer les forces locales peshmergas qui luttent contre le groupe État islamique dans le nord de l’Irak. De son côté, le ministre turc de l’Énergie, Taner Yıldız, a déclaré à la presse turque la semaine dernière que ce n’était pas la Turquie mais l’Irak qui vendait du pétrole à Israël, soulignant que le gouvernement turc se tenait encore à distance vis-à-vis de Tel Aviv depuis le raid du Mavi Marmara en 2010.

Les rêves énergétiques n’ont pas de frontières

En vérité, l’accord énergétique turco-kurde fonctionne de manière assez singulière au vu du contexte régional, impliquant deux pays en conflit – la Turquie et Israël – et du fait qu’une région autonome kurde est engagée dans un rapport constructif avec le gouvernement de l’AKP, dont les relations avec les factions kurdes de Turquie sont en revanche plus tumultueuses. L’accord énergétique, presque marginal lors de sa conclusion en 2013, commence à servir plus clairement les ambitions régionales à la fois de l’AKP et du KRG.

Tout d’abord, pour le gouvernement turc, avoir un rôle central dans la livraison de pétrole et la gestion de ses revenus est l’occasion de redorer son image sur le plan régional, égratignée au cours de ces dernières années. Surtout, l’implication d’Israël en tant que marché lucratif et stable contribue à son aspiration à devenir la plaque tournante de l’énergie dans la région. Avec un plan de livraison d’une certaine manière obscur, le gouvernement lui-même s’engage également dans une relation indirecte avec Israël, ce qui pourrait ouvrir la voie à une coopération énergétique plus explicite et plus large, comme la construction d’un pipeline du gisement Léviathan en Israël jusqu’en Turquie. Les chances que cela se produise peuvent sembler minces au vu de la crise diplomatique actuelle entre les deux pays. Toutefois, compte tenu du fait que la Turquie canalise déjà de grandes quantités de pétrole qui comblent les besoins énergétiques d’Israël, il ne serait pas étonnant de voir des solutions pragmatiques venir servir les intérêts économiques.

Par ailleurs, le gouvernement turc dirigé par l’AKP exerce un contrôle financier sur l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement et sur les revenus du KRG par l’intermédiaire d’Halkbank. De manière très opportune pour Ankara, la réputation internationale de la banque s’est améliorée après l’accord sur le nucléaire iranien, puisque les milieux d’affaires intéressés par l’Iran s’adressent désormais à elle en raison de ses liens opérationnels là-bas. Il s’agit également d’une évolution positive pour le KRG, qui avait auparavant émis certaines réserves vis-à-vis de la banque. Après les allégations portées contre le directeur d’Halkbank, Erbil et Bagdad avaient convenu conjointement de méthodes de paiement alternatives, mais cette coopération aurait signifié pour le KRG le partage du contrôle des revenus du pétrole avec le gouvernement irakien.

Depuis juillet 2015, avec l’approbation d’Ankara, Erbil vend le pétrole indépendamment au motif que les versements de Bagdad restaient insuffisants pour financer ses besoins urgents, notamment en matière de sécurité contre le groupe EI. En outre, le dépôt des recettes pétrolières sur son propre compte à la Halkbank permet au KRG de contourner Bagdad, qui perçoit l’attitude d’Erbil comme une manière de « rompre les ponts ». Selon Arez Abdullah, le président de la commission chargée du pétrole et du gaz au Parlement irakien, l’accord entre Erbil et Bagdad est désormais nul et non avenu, marquant le « début de la désintégration de l’Irak ».

Il serait prématuré de suggérer que le cadre actuel des exportations de pétrole marque le détachement du KRG vis-à-vis de Bagdad et la formation d’un nouvel État kurde, mais un tel scénario sera certainement évoqué à mots couverts par l’élite politique d’Ankara. En outre, un État kurde indépendant dans la région est clairement soutenu par Tel Aviv et il faut noter que l’AKP partage une position similaire en soutenant les ventes de pétrole unilatérales d’Erbil.

Comme l’a exprimé l’an dernier le porte-parole de l’AKP Hüseyin Çelik, le gouvernement turc réserverait un bon accueil à un État kurde indépendant et riche en pétrole qui servirait ses ambitions énergétiques : « Si l’Irak est divisée, ce qui est inévitable, le KRG sont nos frères. Malheureusement, la situation en Irak n’est pas bonne et la division semble proche. »

Aujourd’hui, il devient évident que les rêves de l’AKP dans le domaine de l’énergie pourraient également jouer un rôle dans cette division de l’Irak, que cela soit intentionnel ou non de la part du gouvernement turc.
 

- Ozan Serdaroglu est un chercheur spécialisé sur la Turquie et le Proche-Orient. Il s’intéresse tout particulièrement au développement politique et économique, aux relations euro-méditerranéennes et aux questions énergétiques.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : un soudeur irakien travaille dans une raffinerie près du village de Taq Taq, dans la région irakienne autonome du Kurdistan, le 31 mai 2009 (AFP).

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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