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La France est-elle un médiateur sincère dans le conflit libyen ?

Les véritables motivations de la France, de plus en plus politiquement engagée en Libye, suscitent des interrogations

La France va accueillir ce mardi 29 mai une conférence internationale sur la Libye où devraient être rassemblés les principaux dirigeants politiques libyens, dont Aguila Saleh, président de la Chambre des représentants à Tobrouk, Khaled al-Mishri, le président du Haut Conseil d'État à Tripoli, Fayez el-Sarraj, le président du Conseil présidentiel et Khalifa Haftar, chef de l'Armée nationale libyenne (ANL) dans l'Est de la Libye.

La France aurait également invité de nombreux pays impliqués dans le conflit libyen, dont les quatre autres membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU, ainsi que l'Italie, l'Allemagne, la Turquie, les Émirats arabes unis, le Qatar et les six voisins de la Libye.

L'Union européenne, l'Union africaine et la Ligue arabe sont également invitées. L'objectif principal de la réunion est de faire en sorte que les quatre parties libyennes s'engagent à un accord sous les auspices de l'ONU, et de rapidement commencer à organiser des élections avant la fin de 2018.

La France pousse à la signature d'un accord composé de treize points clés

Cependant, selon un projet de document largement diffusé, la France pousse à la signature d'un accord composé de treize points clés : l'unification immédiate de la banque centrale libyenne, la consultation sur l'élaboration d'un calendrier pour la tenue d'un référendum sur le projet de Constitution, avant ou après les élections, l'adoption et l'application de lois électorales pour les élections 2018 proposées, et la tenue d'une conférence inclusive, en Libye ou à l'étranger, pour suivre la mise en œuvre de cet accord, dans un délai de trois mois.

Si cette rencontre se déroule à Paris comme prévu ou peu de temps après, ce ne sera pas la première que la France organise. En juillet 2017, Emmanuel Macron, alors nouvellement élu président, avait organisé une réunion similaire à Paris entre le chef du Gouvernement d’union nationale (GNA) Fayez el-Sarraj et Khalifa Haftar.

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Cette réunion d'une journée avait abouti à une déclaration en dix points, signée par les deux hommes, décrite comme un accord décisif, dans laquelle ils s'engageaient à un cessez-le-feu et à organiser des élections nationales « le plus tôt possible ».

Rétrospectivement, cette rencontre, à laquelle avait aussi assisté Ghassan Salamé, l'envoyé spécial des Nations unies en Libye nouvellement nommé, n'a pas produit de résultats tangibles sur le terrain et a plutôt été perçue comme un succès diplomatique pour le nouveau président français que comme une avancée dans le conflit libyen.

La colère et les critiques de l'Italie

Cette initiative française a provoqué la colère et les critiques de l’Italie, qui y a vu une tentative de la France de s’attribuer à elle-seule la paternité et le mérite de la résolution du conflit libyen.

On peut toutefois reconnaître que, cette fois-ci, la rencontre semble plus inclusive puisque les présidents de la Chambre des représentants à Tobrouk et du Haut Conseil d'État à Tripoli, qui représentent les principales parties à l'accord politique de 2015, ont été invités. La France a également convié de nombreux autres pays et les principales parties prenantes concernées par la Libye.

Pour la France, les principales priorités de la Libye sont la lutte contre les islamistes et la menace terroriste plutôt que la migration

Mais les soupçons restent encore importants, surtout du côté italien, sur les véritables motivations derrière le nouveau rôle de premier plan que la France souhaite jouer en Libye, et sur la tenue de cette conférence internationale – surtout à l'heure où l'Italie est occupée par ses propres dynamiques internes et un changement de gouvernement. 

Il semble que l’Italie se retrouve avec un nouveau gouvernement de droite, formé par une coalition entre le Mouvement 5 étoiles (M5S, antisystème) et la Ligue (extrême droite nationaliste), sur le point de prendre le pouvoir dirigé par Giuseppe Conte comme Premier ministre.

Des migrants sur le port commercial de Tripoli avant leur transfert vers un centre de détention à Tripoli, le 22 octobre 2016 (AFP)

Pour les politiques italiens, l'engagement politique croissant de la France en Libye, au plus haut niveau, est en effet perçu comme une mise à l’écart de l’Italie et compromet ses intérêts en Libye, essentiellement concentrés sur l'endiguement du flux de migrants qui traversent la Méditerranée et l'approvisionnement en gaz libyen, ainsi que d'autres avantages commerciaux pour les entreprises italiennes.

Mais pour la France, les principales priorités de la Libye sont la lutte contre les islamistes et la menace terroriste plutôt que la migration, qui n'affecte pas la France aussi directement que l'Italie. 

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La France poursuit activement ses gains commerciaux en Libye. Le mois dernier, la compagnie française Total a considérablement renforcé sa présence sur le marché libyen de l'énergie avec l'acquisition de 16,33 % de parts dans les concessions Waha de l'américain Marathon Oil pour 450 millions de dollars.

L'accord devrait permettre à Total d'accéder aux principales réserves de pétrole avec une production immédiate et un potentiel d'exploration important.

Un soutien militaire et logistique bien connu à Haftar

La rapidité et la vigueur avec lesquelles la France s'implique en Libye ont également amené certains à se demander si elle pouvait être considérée comme un médiateur sincère, compte tenu de son soutien militaire et logistique bien connu à Haftar et de son alignement étroit avec les deux principaux sponsors arabes de Haftar, les Émirats arabes unis et l'Égypte.

L’évolution de la France, en faveur d’un soutien à Haftar, a été principalement défendue par le ministre des Affaires étrangères du nouveau gouvernement Macron, Jean-Yves Le Drian, aussi ministre de la Défense de 2012 à 2017 sous le gouvernement du précédent président François Hollande.

L’évolution de la France, en faveur d’un soutien à Haftar, a été principalement défendue par le ministre des Affaires étrangères du gouvernement Macron, Jean-Yves Le Drian (AFP)

Au cours des trois dernières années, la France a soutenu militairement Haftar en déployant des conseillers et des forces spéciales à l'Est de la Libye. La France a publiquement reconnu son soutien militaire en juillet 2016, après la mort de trois soldats des forces spéciales françaises, tuées dans un accident d'hélicoptère près de Benghazi.

L'adhésion de la France à Haftar lui a donné une légitimité politique et militaire, l'a rendu plus acceptable sur la scène internationale et l'a encouragé dans sa campagne militaire commencée en 2014.

Le Fezzan offre à la France une extension géographique naturelle de sa présence et de son influence dans les pays limitrophes et proches, tels que le Tchad, le Niger et le Mali

Historiquement parlant, la Libye n'était pas une colonie française comme la Tunisie et l'Algérie voisines. Mais la France a brièvement administré de manière directe (1944-1951) la région du Fezzan (au sud de la Libye) après la défaite de l'Italie pendant la Seconde Guerre mondiale.

La France entretient depuis des contacts étroits avec les forces tribales locales du Fezzan, une région potentiellement riche en réserves de pétrole, de gaz et de minerais, y compris de l’uranium. La signification géopolitique du Fezzan est qu'il offre à la France une extension géographique naturelle de sa présence et de son influence dans les pays limitrophes et proches, tels que le Tchad, le Niger et le Mali, où la France a une très forte présence militaire, économique et politique.

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L'un des principaux objectifs de la conférence de Paris est de promouvoir de rapides élections présidentielles en Libye, avant la fin de l'année et avant même l'adoption d'une nouvelle Constitution par référendum. Beaucoup voient cela comme une étape coordonnée entre la France, les Émirats arabes unis et l'Égypte pour promouvoir la prise de pouvoir de Haftar en Libye, principalement à travers une élection précipitée alors qu'il connaît une popularité croissante.

Les trois pays soutiennent et encouragent activement Haftar à prendre le contrôle militaire de la ville de Derna, à l'est de la Libye, afin de renforcer sa position militaire et lui donner un contrôle total sur l'Est. La campagne militaire contre Derna a commencé au début du mois, avec, comme prévu, de graves conséquences pour la ville et les civils.

la France considère Haftar comme l'allié potentiel qui pourrait le mieux servir les intérêts français en Libye et dans l'ensemble de l'Afrique du Nord et de l'Ouest (AFP)

Il est clair que la France considère Haftar comme l'allié potentiel qui pourrait le mieux servir les intérêts français en Libye et dans l'ensemble de l'Afrique du Nord et de l'Ouest, notamment en renforçant les alliés proches de la France au Tchad, au Niger et au Mali.

La France semble très pressée de promouvoir son agenda restreint en Libye et d'inciter tous les différents acteurs libyens et internationaux à le soutenir. Cependant, des pays comme les États-Unis et l'Italie ont récemment exprimé leur inquiétude quant à la tenue d'élections sans bases constitutionnelles solides.

De nombreuses parties libyennes, importantes et influentes, insistent également sur le fait que les élections ne devraient avoir lieu qu'après l'adoption d'une nouvelle Constitution permanente par voie de référendum.

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La France pourrait être en mesure de marquer un autre succès diplomatique, de courte durée, en organisant une conférence de haut niveau sur la Libye, qui une fois de plus, ne changera pas réellement la réalité sur le terrain. Le problème fondamental, c’est que la France n'est pas perçue comme un médiateur sincère en Libye, mais plutôt que son intermédiation est biaisée en faveur d'un camp par rapport à l'autre dans ce conflit profondément polarisé.

Comme l'a souligné un expert libyen, le soutien unilatéral de la France à Haftar ne fera qu'ajouter à l'intense confusion de l'ingérence étrangère dans le conflit libyen. Une solution réelle et durable au conflit libyen ne peut être réalisée qu'en promouvant un régime civil fondé sur la primauté du droit, la bonne gouvernance et la construction d'institutions démocratiques.

Régresser de la loi d'un dictateur militaire despotique à un autre n'est pas une solution viable en Libye.

Guma El-Gamaty, universitaire et homme politique libyen, est à la tête du parti Taghyeer en Libye et membre du processus de dialogue politique libyen soutenu par l’ONU.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : le Premier ministre Fayez el-Sarraj, le président français Emmanuel Macron et le maréchal Khalifa Haftar en conférence de presse près de Paris le 25 juillet 2017 (AFP).

Traduit de l'anglais (original).

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