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La princesse en couverture de Vogue détourne la lutte des militantes saoudiennes

La vérité sur les princesses saoudiennes, c'est qu'elles ont effectivement détourné la lutte des femmes en faveur de la vieille propagande sur le rôle progressiste de la royauté

Le 15 mai, le régime saoudien a arrêté plusieurs militantes de longue date qui, depuis 1990, faisaient campagne pour lever l’interdiction de conduire. À partir du 24 juin, les femmes pourront prendre le volant et la propagande saoudienne fait grand battage autour des images des premières femmes à recevoir leur permis de conduire des mains de fonctionnaires.

Mais il semble que le régime saoudien ne donne certains droits d’une main que pour reprendre la liberté des femmes de l’autre.

Le nouveau virage saoudien

Pour ajouter l’insulte à la blessure, Vogue Arabia a publié une photo de la princesse Hayfa bint Abdallah al-Saoud (fille du défunt roi Abdallah) – toute de blanc vêtue, au volant d’une voiture de luxe, sur fond de dunes de sable – afin de faire le buzz autour du grand jour où les femmes auront le droit de conduire.

Il n’est pas surprenant que Vogue – le magazine féminin de luxe sur papier glacé, dans lequel on peine à trouver un seul paragraphe digne d’être lu, noyé au milieu des pages de publicités pour des articles de luxe – ait publié cette photo d’un membre de la famille royale, hors contexte et en exclusivité.

La photo va dans le sens du nouveau virage amorcé par l’Arabie saoudite, où le pays fait figure de terrain de jeu où se réalise la promesse de puissance, d’ouverture et de prospérité à venir.

Au moment même de la diffusion de cette image de la princesse, toute de blanc vêtue et roulant dans le désert, construite comme une icône du changement révolutionnaire à venir, les militantes saoudiennes qui défendent les droits des femmes depuis les années 1990 sont bannies et restent sous les verrous

Dans ce récit, les femmes jouent un rôle central puisqu’aujourd’hui, le bien-être des nations se mesure à l’aune de ce que dépensent les femmes, leur indice d’autonomisation se confondant avec leur pouvoir d’achat.

Leur droit fondamental de citoyennes à part entière est souvent balayé sous le tapis par cette si superficielle propagande. Vogue ne s’intéresse pas à leurs droits, mais à la manière dont les femmes vont devoir s’intégrer dans une économie de services, en mal de jolis visages pour masquer son incapacité à assurer à tous vie décente, salaire minimum et absence de surveillance et répression.

La couverture de Vogue Arabia publiée en juin 2018 a déclenché l’indignation sur Internet (capture d’écran)

Vogue promeut chez les femmes une sorte de culture de la consommation, dans l’intention de les appâter avec des produits ostentatoires, et les amener à prendre mode et maquillage pour outils d’autonomisation.

Certes, des Saoudiennes (une minorité) sont devenues de ferventes consommatrices des produits de luxe offerts sur le marché saoudien. Reste que, sur les réseaux sociaux et sous divers pseudonymes, de nombreuses de militantes ont réagi négativement aux promesses de cette Blanche-Neige du désert, filmée au volant d’une luxueuse automobile, parce qu’elles n’oublient pas que les sept nains restent détenus dans les prisons saoudiennes.

Une royauté progressiste ?

La promotion des princesses avant-gardistes fait partie intégrante du récit saoudien autour d’une famille royale progressiste. Depuis la fondation du royaume en 1933, la sœur du fondateur, Noura, a été magnifiée à l’image d’une femme énergique et cultivée, totalement engagée à seconder son frère dans sa mission : imposer l’hégémonie saoudienne à toute l’Arabie.

Son nom était régulièrement invoqué pendant les « guerres djihadistes » qu’Ibn Saoud déclara contre les populations arabes pour les ramener à l’islam véritable. Son cri de guerre, Akhu Noura (le frère de Noura), inspirait son œuvre : domestiquer l’Arabie et en contrôler la population.

Il fallait en effet féminiser la virilité de ses raids successifs, pour faire croire que les guerres qu’il livrait visaient à protéger l’honneur de ses propres femmes d’abord, et de toutes les femmes arabes ensuite.

Sous le roi Fayçal, son épouse, Iffat, et leurs filles – Loulouwa et Sara notamment – figuraient en bonne place dans ce récit : des pionnières luttant pour la diffusion de l’éducation et de l’action caritative en faveur des femmes. L’introduction de l’éducation de masse pour les filles est attribuée à ces premières initiatives, minimisant ainsi la contribution des hommes et des femmes qui, dans la première moitié du XXesiècle, avaient appelé à étendre l’instruction aux jeunes filles.

Traduction : « Apprenez-en davantage et agissez pour ces militantes, emprisonnées pour avoir fait campagne en faveur des ‘’femmes au volant’’ dans #SaudiArabia Beep4Freedom http://amn.st/6016DiKme http://amn.st/6016DiKme »

Les princesses progressistes éclipsent les actions de toute une génération d’intellectuels tels que Muhammad Awad, Ahmad Sibai, Abdullah al-Qasimi, Sarah bu Humaid et Samira Khashoggi, qui ont très tôt œuvré pour que les femmes aient droit à l’instruction.

Avec la promotion du commerce mondial et de l’esprit d’entreprise, Amira al-Tawil, épouse de Walid ben Talal, en est venue à jouer un rôle de princesse en vogue. Cela a duré plus d’une décennie avec des photos à sensation et des interviews livrées aux amateurs d’un aperçu de l’opulence de la vie royale. Or, Amira est maintenant divorcée et son mari a subi de graves humiliations depuis sa détention au Ritz-Carlton en novembre.

Diviser la famille

D’autres princesses malheureuses, souvent taxées de dissidentes par la famille royale, ont attiré l’attention des médias. Entre autres, la femme d’affaires Basma bint Saoud, surnommée « la princesse d’Acton » (quartier de Londres) par les médias britanniques, où elle a vécu après s’être exilée d’Arabie saoudite.

Par ailleurs, les sœurs de la princesse en couverture de Vogue auraient été détenues contre leur gré par le roi Abdallah et privées de liberté, selon leur mère jordanienne, Anoud al-Fayez, fille d’un ministre jordanien, offerte au roi comme épouse à l’âge de 16 ans.

Bien sûr, le mariage n’a pas duré et elle a cherché à s’exiler à Londres, laissant ses deux filles en otage sur place, comme le montrent les interviews qu’elle a accordées à la télévision britannique.

Si le prince héritier Mohammad ben Salmane a ainsi tenu à faire de Hayfa la première conductrice du royaume, c’est peut-être dans le but d’humilier son frère, ancien commandant de la Garde nationale saoudienne, Mitab ben Abdallah, détenu au Ritz-Carlton avec Walid. Mohammad ben Salmane joue la carte de la division dans sa propre famille, en mettant certains en détention et d’autres à l’honneur, pour les affaiblir tous davantage.

La princesse Reema bint Bandar al-Saoud prend la parole le 28 février 2018 au Conseil Atlantique à Washington, DC (AFP)

Au moment même de la diffusion de cette image de la princesse, toute de blanc vêtue, roulant dans le désert, est construite comme une icône du changement révolutionnaire à venir, les militantes saoudiennes qui défendent les droits des femmes depuis les années 1990 sont bannies et restent sous les verrous. 

D’autres militantes sont interdites de s’exprimer dans les médias, au motif qu’elles risquent de revendiquer une quelconque contribution à la levée de l’interdiction de conduire. Aujourd’hui, les journalistes étrangers, qui affluent en Arabie saoudite, auront bien du mal à trouver une femme à interviewer, à moins de s’adresser à celles qui, désignées par le gouvernement, font les louanges de Mohammed ben Salmane. Car toute référence aux activités du mouvement féministe est passible d’accusations telles que communication avec des entités étrangères et incarcération.

Détourner la lutte des femmes 

Plutôt que poser derrière un volant dans un décor de dunes, les femmes saoudiennes qui bénéficieront de la levée de l’interdiction de conduire seront plus enclines à se rendre au travail après avoir conduit les enfants à l’école, en empruntant les rue et avenues encombrées de Riyad.

Elles trouveront sans aucun doute plus intimidant de conduire sur des routes conçues pour copier les grandes villes américaines au lieu d’être construite comme une capitale fonctionnelle et conviviale pour les automobilistes et les piétons. Pour arriver à destination, elles doivent désormais se frayer un chemin dans un espace urbain masculin hostile.  

À LIRE ► House of Cards, version saoudienne : pourquoi Mohammed ben Salmane voit des ennemis partout

Vogue et la princesse ont effectivement détourné la lutte des femmes en faveur de la vieille propagande sur le rôle progressiste de la royauté. Les hommes saoudiens sont habitués à ne pas être crédités des changements et des progrès au sein du royaume, car toute avancée est toujours attribuée aux princes, mais désormais les princesses ont rallié la course à la marginalisation et à l’exclusion de la contribution des citoyennes lambda.

Il faut dire que, lors des rares apparitions officielles dans la sphère publique, les princesses saoudiennes se livrent la plupart du temps une concurrence féroce pour se montrer. Les voilà maintenant vouées à détourner les contestations des militantes saoudiennes.

Ce n’est que le début du combat des Saoudiennes ordinaires. Peut-être que la princesse bien manucurée de Vogue ne les empêchera pas de poursuivre le long combat dont elles sortiront sans aucun doute victorieuses.

- Madawi al-Rasheed est professeure invitée à l’Institut du Moyen-Orient de la London School of Economics. Elle a beaucoup écrit sur la péninsule arabique, les migrations arabes, la mondialisation, le transnationalisme religieux et les questions de genre. Vous pouvez la suivre sur Twitter : @MadawiDr.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : une Saoudienne s’entraîne au volant d’une automobile à Riyad le 29 avril 2018, avant la levée de l’interdiction de conduire imposée aux femmes (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.

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