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La Tunisie s’attaque aux symptômes plutôt qu’à la cause des émeutes contre l’austérité

Pendant la semaine de protestations, les institutions étatiques, les médias et les partis politiques ont eu recours à diverses techniques pour priver en permanence l’opposition de leaders

Une grande fierté locale porte cette petite ville agricole, à environ 35 kilomètres à l’ouest de Tunis, mais il n’y a pas grand-chose à quoi s’accrocher. Comme dans de nombreuses régions pauvres du pays, les emplois sont rares, ainsi que les offres d’emploi, et la fierté vire alors à la colère.

« Tebourba est une prison », assène Oussema Ellafi, chômeur de 32 ans dont la carte d’identité nationale mentionne sa profession d’artiste – il joue de la darbouka, un tambour traditionnel. « Si on a des relations, on a du travail. Ceux qui le méritent n’en ont pas. »

« Vous vous rendez au bureau [de la municipalité] pour demander qu’on vous trouve du travail et on vous répond qu’il n’y a que des travaux agricoles. De quoi on nous parle ? Ils se moquent de nous, ils nous donnent une pilule pour nous endormir... Crève de faim et tais-toi ».

« Nous avons parlé pacifiquement avec les gens, nous leur avons dit de nous donner des emplois, nous avons présenté des candidatures et affirmé que nous avions des certificats, mais il ne s’est rien passé. Cette histoire de rester tranquille dans son coin, ça ne mène à rien »

- Oussema Ellafi, chômeur tunisien de 32 ans

La semaine dernière, le pays a connu des troubles sérieux déclenchés par une nouvelle loi budgétaire, entrée en vigueur le 1er janvier dernier, qui augmente les taxes à la consommation, réduit certaines subventions et coïncide visiblement avec une pénurie de biens subventionnés et une forte dévaluation de la monnaie dont l’impact sur le budget reste incertain.

Mais avant même l’adoption du budget, la Tunisie dépendait de prêts du Fonds monétaire international (FMI) conditionnés à la mise en œuvre de politiques d’austérité largement soutenues par les partenaires européens et américains de la Tunisie.

En conséquence, la priorité économique de la Tunisie consiste à réduire le déficit budgétaire plutôt que créer des emplois, même si les sondages montrent que l’emploi, selon les Tunisiens, apparaît invariablement comme l’une des plus importantes questions de gouvernance.

À LIRE : INTERVIEW - Henda Chennaoui : « Le contrat entre la société et les politiques est rompu »

En fait, les politiques d’austérité de la Tunisie vont dans le sens inverse, puisqu’elles impliquent de réduire les emplois publics, historiquement l’un des principaux gisements d’emplois du pays.

L’impact est rude dans les villes pauvres comme Tebourba, et dans les quartiers pauvres de la capitale, où le chômage dépasse la moyenne nationale et où, si les jeunes ont un emploi, c’est principalement dans l’économie informelle, elle-même aujourd’hui sous pression.

« Nous avons parlé pacifiquement avec les gens, nous leur avons dit de nous donner des emplois, nous avons présenté des candidatures et affirmé que nous avions des certificats, mais il ne s’est rien passé. Cette histoire de rester tranquille dans son coin, ça ne mène à rien », affirme Ellafi. « Personnellement, je préférerais que ça s’embrase. Je préférerais que le mécontentement monte, mon frère. »

C’est à Tebourba, pendant une manifestation le 8 janvier, que Khemaies Yeferni a trouvé la mort. Sa famille, des militants et des habitants de la région ont témoigné qu’il avait été frappé par un véhicule des forces de sécurité, affirmation confortée par des photos postées sur les médias sociaux.

Des manifestants tunisiens affrontent les forces de sécurité à Tebourba, le lendemain de la mort de Khemaies Yeferni (AFP)

Pourtant, moins d’une heure après la diffusion de la vidéo montrant la mort de Khemaies Yeferni, le ministère de l’Intérieur a déclaré qu’un anonyme était mort, victime d’une crise d’asthme, et qu’une autopsie était prévue. On attend toujours la publication du rapport.

À l’instar de cette réaction, les institutions de l’État, le gouvernement, les médias et les partis politiques ont utilisé cette semaine des techniques visant à désarmer et à diviser l’opposition au régime néolibéral tunisien, plutôt qu’à prendre résolument en compte les préoccupations des manifestants en ces temps d’austérité.

Et si des programmes d’aide sociale ont bien été annoncés samedi, ils ne promettent qu’un soulagement dans le futur, alors que l’austérité pénalise dès à présent la population.

Dimanche – septième anniversaire des soulèvements qui ont vu la chute de Ben Ali – les manifestants scandaient « faim et pauvreté ».

Arrestation des leaders potentiels

Avant le début des manifestations, les forces de sécurité avaient arrêté leurs leaders potentiels – de jeunes citadins instruits, qui ont lancé la campagne Fech Nestannew (Qu’est-ce qu’on attend) et dessiné des graffitis, distribué des tracts tout en s’organisant sur les médias sociaux pour lutter contre l’austérité et la loi de finances de 2018.

Des avocats ont tout de suite pris leur défense et réussi à les faire libérer, mais des arrestations et des mises en liberté similaires se sont succédées tout au long de la semaine, ce qui a émoussé le leadership naissant et l’organisation des manifestations.

Néanmoins, les dirigeants syndicaux étudiants – pour la plupart de gauche – au cœur de la nouvelle campagne de Fech Nestannew, continuent d’essayer de rallier les formes plus sporadiques d’opposition pour traduire en politique législative nationale la violente colère qui monte devant l’état de l’économie.

« C’est une politique d’intimidation, une campagne visant à terroriser la population, à lui faire peur et à manipuler l’environnement médiatique »

- Henda Chennaoui, porte-parole de Fech Nestannew et journaliste

« Les citoyens n’ont pas besoin de descendre dans la rue pour dire non à la loi de finances de 2018 », affirme Warda Atig, un des fondateurs de Fech Nestannew, interpellé lors de la première vague d’arrestations de dirigeants, le 6 janvier.

« Quand on dit ‘’Faites baisser les prix’’, cela revient à dire non à la loi de finances de 2018. Quand on est au chômage, cela revient à dire non à la loi de finances de 2018. Quand on dit ‘’Ne vendez pas des institutions publiques au privé’’, cela revient à dire non à la loi de finances de 2018. »

D’autres leaders potentiels ont également été arrêtés. Ahmed Sassi, ancien membre éminent de l’Union des diplômés chômeurs et professeur de philosophie, a été arrêté à son domicile jeudi, puis relâché. À Gafsa, des membres locaux du plus grand bloc d’opposition parlementaire, le Front populaire, ont été accusés de destruction de biens, arrêtés puis relâchés.

Ce genre de harcèlement de l’opposition, et l’arrestation d’environ 800 personnes en une semaine, ont suscité une déclaration du Haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, qui a exhorté le gouvernement tunisien à ne pas cautionner les arrestations arbitraires et à veiller à ce que les personnes arrêtées bénéficient d’une procédure régulière.

« Nous sommes en présence d’une politique d’intimidation, une campagne visant à terroriser la population, à semer la peur et à manipuler l’environnement médiatique », a déclaré Henda Chennaoui, porte-parole de Fech Nestannew et journaliste au sujet des arrestations.

Selon elle, des dizaines de militants engagés dans leur campagne ont été détenus puis libérés, la détention et la libération étant devenues monnaie courante. Avec l’aide de groupes de défense des droits de l’homme et d’avocats, les militants de Fech Nestannew s’efforcent d’obtenir des chiffres précis.

Les forces de sécurité tunisiennes arrêtent un manifestant dans la banlieue de Tunis, le 10 janvier (AFP)

Entre-temps, elle précise que ceux qui ont été libérés racontent des conditions de détention horribles ainsi que des arrestations massives et arbitraires de gens présumés avoir été impliqués dans des destructions de biens.

Le directeur régional d’Amnesty International pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord a également utilisé le mot « intimidation » pour décrire la campagne d’arrestations, affirmant que « les autorités tunisiennes visent des personnes qui exercent pacifiquement leur droit à la liberté d’expression et de réunion ».

Reporters sans frontières a publié une déclaration dans laquelle l’ONG « condamne le harcèlement policier à l’encontre des journalistes qui ont couvert la vague de protestations contre l’austérité qui dure depuis dix jours en Tunisie ».

Le Club des correspondants étrangers d’Afrique du Nord a déploré la convocation du journaliste Mathieu Galtier, que les forces de sécurité sont venues chercher à son domicile le 11 janvier dernier, et a exigé qu’il révèle ses sources après sa couverture des événements à Tebourba, pour le journal français Libération.

D’anciennes techniques anciennes mais aussi des nouvelles

Au-delà des arrestations, a été lancée une campagne médiatique plus large contre le mouvement de protestation. Le ministère de l’Intérieur a partagé des vidéos réalisées à partir d’images compilées par sa propre équipe de médias, montrant des confrontations avec les citoyens – de façon totalement biaisée, sur fond de musique dramatique et présentant ensuite des séquences de biens endommagés.

Le porte-parole du ministère s’est exprimé tôt mardi matin, niant l’existence de toute manifestation lundi soir, parlant seulement de pillage et vandalisme.

Pendant sa campagne médiatique, le ministère a utilisé d’anciennes techniques anciennes mais aussi des nouvelles. L’une des anciennes consistait à tenter de faire l’amalgame entre terrorisme et manifestations, prétendant que des « takfiristes », islamistes radicaux, avaient été arrêtés, ressuscitant ainsi le croque-mitaine qui avait alimenté le fantasme d’un projet contre-révolutionnaire antérieur, surtout en 2013.

Une de ces nouvelles techniques est inspirée des mouvements d’opposition : un hashtag, inventé pour imiter les hashtags populaires comme Manich Msamah (Je ne pardonne pas) et le plus récent Fech Nestannew, a été utilisé pour contre-attaquer : Matahraqsh Bledek Touness Mehtajetlek (Ne brûlez pas votre pays, la Tunisie a besoin de vous).

Des tactiques policières ont également été adoptées par des journalistes autoproclamés. Le 9 janvier, la télévision nationale tunisienne, financée par une taxe spéciale sur les factures d’électricité, a accueilli Kussay ben Fraj, militant étudiant et membre de la campagne Fech Nestannew. L’entretien ressemblait plus à l’interrogatoire d’un prisonnier : on lui a fait dire qu’il n’avait pas dit, orientant même l’entretien pour qu’il tourne à une mise en accusation systématique.

L’un des présentateurs a concocté une histoire selon laquelle le militant serait le fils adoptif d’un homme d’affaires et commerçant perdu de réputation, Chafik Jarraya, arrêté pour avoir menacé la sécurité de l’État dans le cadre d’une campagne anticorruption menée début 2017, qui, visiblement, ne visait que les ennemis politiques d’un groupe d’élites gouvernementales.

« Rien que des vandales »

Enfin, les politiques y sont eux aussi allés de leurs commentaires. Le Premier ministre Youssef Chahed a d’abord réagi mardi matin en disant que, dans une démocratie, les protestations ne sont légitimes qu’à condition d’avoir lieu le jour et non la nuit, dans le but, clairement, de délégitimer certaines des manifestations.

Le lendemain, vendredi, son porte-parole, Mofdi Mseddi, s’est montré beaucoup plus sévère : il a affirmé, dans un communiqué envoyée aux journalistes étrangers, qu’« il ne s’agit aucunement de manifestants, rien que des vandales ». Il a utilisé le mot « casseurs » qui signifie « vandales » en Tunisie.

Le parti Ennahda – au pouvoir, et qui se comporte comme un partenaire aux ordres de la coalition gouvernementale de consensus – a publié une déclaration mettant en cause l’instrumentalisation des protestations par des « anarchistes de gauche ».

Un éminent cheikh tunisien, avec des centaines de milliers d’adeptes sur Facebook, a posté un sondage sur sa page, avec la question : « Devrait-on classer le Front populaire parmi les organisations terroristes ? ». Après la parution de quelques milliers de réponses, les résultats montraient 76 % de oui, contre 24 % de non.

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Toutes ces techniques ont déstabilisé les leaders du mouvement de protestation – des jeunes urbains instruits – les forçant à perdre beaucoup de temps devant les médias à professer leur pacifisme, à se concentrer uniquement sur les restrictions budgétaires de 2018, à nier qu’ils souhaitent la chute du régime ou l’extension de la révolution, et à se distancer d’accusations d’anarchisme.

Mais, à Tebourba et dans les villes et les régions pauvres du pays, sourd une colère différente, plus crue et désespérée.

Interrogés sur Fech Nestannew la semaine dernière, les jeunes gens de Tebourba qui avaient protesté jour et nuit ne semblaient pas avoir entendu parler du mouvement.

Sans leadership, ni structure organisés, les manifestations de l’opposition resteront probablement volatiles.

- Fadil Aliriza est chercheur indépendant, étudiant en sciences politiques, et journaliste à Tunis. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @fadilaliriza.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Le président tunisien Béji Caïd Essebsi salue la foule rassemblée dans les rues de Mnihla, dans le gouvernorat de l’Ariana, le 14 janvier 2018, pour marquer le septième anniversaire du soulèvement qui inaugura les révoltes arabes (AFP).

Traduit de l’original (anglais) par Dominique Macabies.

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