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Le règne de la terreur imposé par Mohammed ben Salmane ne rendra pas l’Arabie saoudite stable

L’emprisonnement de vieux piliers de la religion d’État est une purge qui coûtera cher à Mohammed ben Salmane et à ses alliés occidentaux. La répression à court terme de la dissidence est une stratégie suicidaire sur le long terme

Le régime saoudien a récemment arrêté Safar al-Hawali, un cheikh salafiste de 68 ans qui souffre de graves problèmes de santé. D’autres membres de sa famille ont également été envoyés en prison. Le cheikh a rejoint son vieux compère des années 1990, le cheikh Salman al-Ouda, qui est en détention depuis septembre.

Tous deux furent les dirigeants d’un mouvement d’opposition qui s’est fait connaître sous le nom de Sahwa (« réveil ») à la suite d’une mobilisation survenue en 1990, lorsque le régime invita les États-Unis et d’autres forces arabes et étrangères à le défendre contre une invasion imminente du dirigeant irakien Saddam Hussein. Mais les deux cheikhs diffèrent radicalement dans leurs interprétations de l’islam, de la place des femmes, de la politique, des relations avec l’Occident et de l’avenir de l’oumma musulmane.

La sphère publique réduite au silence

Alors qu’al-Hawali aspire à revenir à l’idéal originel du premier État saoudien, fidèle à l’enseignement du fondateur du wahhabisme au XVIIIe siècle, Mohammed ben Abdelwahhab, al-Ouda aspire à une entité politique musulmane moderne, avec une Constitution et un gouvernement représentatif. Le premier a un pied dans le passé, le second regarde vers l’avenir.

Après avoir arrêté d’autres de leurs collègues, comme Awad al-Qarni ou des Sahwis moins connus, le prince héritier Mohammed ben Salmane a peut-être désormais réussi à réduire au silence la sphère publique saoudienne et à étouffer les voix dissidentes.

Depuis qu’il est devenu prince héritier, il a semé la terreur dans de nombreux groupes – la famille royale, l’élite économique, les libéraux, les éléments non idéologiques, les personnalités tribales et, plus récemment, les activistes des droits des femmes. Mais plutôt que de renforcer sa position, ces mesures semblent le laisser sur des bases bancales, dans l’incapacité de créer une coalition pour régner par le consentement plutôt que par la terreur.

Le dénommé terrorisme islamique n’est pas plus terrorisant que certains projets laïcs qui ont entraîné l’éradication de minorités, l’écrasement des libertés et la répression de la dissidence

Nombreux sont ceux qui, en Occident, encouragent la détention par Mohammed ben Salmane d’islamistes, souvent qualifiés de radicaux, indépendamment de la diversité de leurs interprétations et de leurs stratégies pour poursuivre leurs objectifs religieux et politiques. C’est là une approbation erronée d’une politique qui s’est retournée contre lui par le passé, dans la mesure où elle n’a produit que des solutions à court terme à un problème politique profond qui nourrit le radicalisme.

Les objectifs islamistes comprennent souvent une pléthore d’aspirations tenues en grande estime, par exemple l’État islamique/le califat, l’application de la charia, l’islamisation de la sphère publique, l’émancipation des femmes selon un certain programme, la poursuite d’une politique étrangère « islamique », l’édification de l’islam – et uniquement de l’islam – en tant que cadre de référence pour la conduite de la quasi-totalité des affaires de l’oumma musulmane.

Que nous soyons d’accord ou non avec ces objectifs, l’arrestation de ceux qui les prônent ne peut qu’accroître la popularité de tels projets, les pousser à la clandestinité et les faire exploser sous nos yeux quand nous les pensons éteints.

Le religieux et le profane

En dépit de ces aspirations générales, les islamistes divergent tellement entre eux que leurs différences théologiques et politiques internes sont inconciliables.

Alors que nous avons l’habitude de considérer le religieux et le profane comme deux catégories distinctes et radicalement différentes, érigeant ainsi les islamistes en antithèse des activistes laïcs, la réalité est que de nombreux islamistes sont plus proches des laïcs que, par exemple, des djihadistes.

En outre, le dénommé terrorisme islamique n’est pas plus terrorisant que certains projets laïcs qui ont entraîné l’éradication de minorités, l’écrasement des libertés et la répression de la dissidence. Si l’État islamique a annihilé des minorités ethniques et religieuses au Moyen-Orient, des dirigeants laïcs ont également contribué à des nettoyages ethniques et à des discriminations sur fond de divisions sectaires, ethniques et nationales.

Que nous soyons d’accord ou non avec les objectifs islamistes, l’arrestation de ceux qui les prônent ne peut qu’accroître la popularité de tels projets, les pousser à la clandestinité et les faire exploser sous nos yeux quand nous les pensons éteints

D’Atatürk en Turquie au shah d’Iran, en passant par divers présidents et monarques arabes, un autoritarisme déguisé en projets laïcs a été mis en place pour moderniser les nations. Mais en réalité, le terrorisme est un dénominateur commun et, dans certains cas, aucune grande différence ne peut être identifiée entre certains projets religieux et laïcs.

L’objectif a toujours été de gouverner sans tenir compte de la diversité et des droits de l’homme. Les nouveaux venus sur ce terrain, tels que Mohammed ben Salmane, peuvent accorder aux femmes le droit de conduire et d’aller à des concerts, dans des stades et des théâtres, mais peuvent également envoyer des activistes des droits des femmes en prison.  

Néanmoins, qualifier de nombreux islamistes de « radicaux » est un moyen trop facile de les mettre dans le même panier. Cela crée un vaste filet dans lequel ils sont regroupés pour faciliter leur marginalisation et même justifier leur arrestation, leur torture et leur décapitation. L’étiquette d’« islamiste » en elle-même, comme celles de « fondamentaliste » et d’« islam politique » qui l’ont précédée, reste ambiguë et sujette à débat dans les cercles académiques.

Les plus véhéments et les plus répandus sont ceux qui se considèrent comme des missionnaires, tels que les tablighis, qui exploitent un réseau transnational de prédicateurs déterminés. Si le personnel peut être au cœur du politique, peu d’observateurs pensent toutefois que la poursuite de la piété personnelle est simplement une forme de religiosité acceptable qui n’a rien à voir avec le développement communautaire.  

Nos catégories rigides quant à la définition du religieux et du profane restent otages de leur héritage européen des Lumières et n’expliquent pas l’intersection entre les deux dans tous les aspects de la vie, même en Occident. Mais la modernité occidentale nous force à les voir comme des mondes à part.  

Une véritable transformation

D’autres personnes qualifiées d’islamistes disposent effectivement d’un projet politique évident, comme n’importe quel parti politique à travers le monde, même si leurs stratégies divergent. Alors que beaucoup sont heureux de participer à des élections et de siéger dans des Parlements impuissants, d’autres cherchent une véritable transformation des institutions politiques de l’intérieur afin qu’elles correspondent à un idéal islamique.

Mohammed ben Salmane, alors vice-prince héritier, assiste à la séance d’ouverture du Conseil de la Choura, en décembre 2016 (AFP/palais royal d’Arabie saoudite)

Un autre groupe est toutefois susceptible de s’engager dans une lutte armée après avoir conclu à l’inefficacité de la mobilisation pacifique, des œuvres de charité, de l’éducation et de la prédication. Ses membres condamnent leurs frères qui s’engagent dans ce qu’ils considèrent comme des stratégies futiles et contre-productives.

Les islamistes qui adhèrent à la lutte armée ne sont pas nécessairement des rebelles violents dès le départ. Ils peuvent évoluer et n’adopter la violence aveugle qu’après avoir jugé que les dictatures sont au-delà de la réforme et de la rédemption. En réalité, les plus violents d’entre eux sont ceux qui ont fait directement l’expérience de la violence que les dictatures peuvent infliger aux activistes, de la torture au viol.

Beaucoup de Saoudiens ont intensifié leur violence et leur terrorisme entre 2003 et 2008 contre le régime et les étrangers après avoir été victimes d’actes de torture dans les prisons saoudiennes. Il ne s’agit pas là de justifier le terrorisme, mais d’identifier les conditions favorables à l’émergence d’un tel terrorisme. Les prisons ont toujours été et resteront des incubateurs de la violence future, bien que parfois, elles puissent être des lieux de rédemption et de nouvelles réflexions sur des projets politiques entre prisonniers de conscience et dissidents.

Une stratégie suicidaire

Qualifier tous les islamistes de radicaux est un abus de langage. En outre, tous les radicaux ne sont pas violents. L’histoire européenne témoigne de la tolérance affichée à une époque antérieure par les sociétés et les gouvernements à l’égard des anarchistes, des penseurs radicaux et des idéologues intransigeants. Tant qu’ils ne prêchaient pas la violence comme moyen de parvenir à une fin, ils étaient autorisés à continuer de rêver d’utopies radicales.

Il est certainement préférable de laisser les radicaux évacuer leur colère dans les livres que de les pousser à prendre les armes

Cependant, Mohammed ben Salmane refuse de croire qu’il existe d’autres visions que celles que les cabinets de conseil en gestion lui concoctent. Une fois qu’il les adopte comme des visions, elles deviennent sacro-saintes et les critiquer devient un acte de trahison contre le futur roi.

Dans une telle atmosphère, le dernier livre de Safar al-Hawali, intitulé Les musulmans et la civilisation occidentale, est forcément pire que tout manifeste révolutionnaire distribué par une cellule souterraine déterminée à renverser le régime.

L’ouvrage est une combinaison d’interprétations théologiques et d’histoire qui examine les relations entre les musulmans et l’Occident. Or Mohammed ben Salmane est déterminé à empêcher la publication d’écrits sur des questions épineuses et préfère que ceux qui en discutent soient envoyés en prison.

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L’Occident ne doit pas être aveuglé par ce règne sans précédent de la terreur en Arabie saoudite. Ni Mohammed ben Salmane, ni sa vision n’apporteront la stabilité et la sécurité que, selon les gouvernements occidentaux, le régime saoudien serait capable de fournir.

L’emprisonnement de vieux piliers de la religion d’État est une purge qui coûtera cher à Mohammed ben Salmane et à ses alliés occidentaux. La répression à court terme de la dissidence est une stratégie suicidaire sur le long terme.

Il est certainement préférable de laisser les radicaux évacuer leur colère dans les livres que de les pousser à prendre les armes.

- Madawi Al-Rasheed est professeure invitée à l’Institut du Moyen-Orient de la London School of Economics. Elle a beaucoup écrit sur la péninsule arabique, les migrations arabes, la mondialisation, le transnationalisme religieux et les questions de genre. Vous pouvez la suivre sur Twitter : @MadawiDr.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : le prince héritier d’Arabie saoudite Mohammed ben Salmane assiste à une rencontre organisée pour discuter de la crise économique jordanienne, le 11 juin 2018 (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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