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Les deux guerres simultanées lancées par le gouvernement provisoire turc

Ce sont les priorités stratégiques des partis politiques, et non la guerre menée sur deux fronts contre l’EI et le PKK, qui détermineront la tenue d’élections anticipées en Turquie

Le 20 juillet, la ville de Suruç, dans le sud de la Turquie, a été le théâtre d’un attentat suicide qui a coûté la vie à plusieurs dizaines de personnes et blessé de nombreuses autres. La quasi-totalité des victimes étaient des activistes kurdes, syriens et turcs. La cible était une conférence accueillant des groupes de défenses des droits de l’homme et de la société civile. Les responsables turcs ont attribué l’attentat suicide à l’organisation État islamique (EI). Il s’agirait dans ce cas du premier acte terroriste perpétré par ce groupe sur le territoire turc.

Pendant la semaine qui a précédé l’attentat à la bombe de Suruç, les villes et villages de l’est et du sud-est de la Turquie, habités par une majorité de Kurdes, ont subi (pour la première fois depuis le début du processus de paix kurde, en mars 2013) une série d’attaques qui, affirme-t-on, ont été perpétrées par le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ou par des sympathisants de ce groupe.

Les attaques visaient des patrouilles militaires ainsi que des locaux des services de police et de sécurité ; le gazoduc reliant l’Iran à la Turquie a également été la cible d’attaques à la bombe. Au début du mois d’août, les opérations du PKK avaient fait pas moins de 25 victimes dans l’armée turque, la police et la population civile.

Dans des déclarations faites fin juillet, de hauts responsables turcs, dont le président de la République et le Premier ministre, ont clairement affiché la détermination de l’État turc à faire face à la fois à l’État islamique et au PKK.

Ankara a annoncé la conclusion d’un accord permettant à l’armée de l’air américaine d’utiliser la base aérienne d’Incirlik dans le cade de la campagne contre l’État islamique, ainsi que l’intention de la Turquie de rejoindre cette campagne. En échange, les États-Unis devaient prendre en considération les préoccupations de la Turquie en Syrie. Les offensives menées par les avions de l’armée de l’air turque contre des positions du PKK ont illustré la politique de tolérance zéro de la Turquie face à la double menace terroriste émanant de l’État islamique et du PKK.

En d’autres termes, la Turquie est désormais officiellement en guerre contre l’État islamique et le PKK en même temps. Deux dangers majeurs menacent la Turquie dans cette guerre. Le premier provient de la capacité de l’État islamique et du PKK à mener des activités terroristes à l’intérieur des frontières turques. Même si les camps du PKK sont situés du côté kurde irakien des montagnes de Qandil, le parti a refusé depuis le début du processus de paix de révéler où ses armes sont cachées ou de retirer ses unités réparties dans toutes les régions à majorité kurde de la Turquie.

De plus, bien que la Syrie et l’Irak constituent les principales sphères d’activité des opérations de l’organisation État islamique, on estime que plusieurs centaines de jeunes Turcs (qui se trouvent être pour la plupart des Kurdes) ont rejoint l’organisation au cours des dernières années. Généralement, il n’est pas difficile pour ces éléments de rentrer en Turquie depuis les fronts syriens et irakiens. L’auteur de l’attentat à la bombe dans la ville de Suruç était lui-même un Kurde turc affilié à l’organisation État islamique.

Le second danger qui menace la Turquie à ce moment critique est lié au fait que le gouvernement turc actuel, dirigé par Ahmet Davutoğlu, est un gouvernement intérimaire et donc provisoire. Ce n’est pas un gouvernement stable avec une majorité parlementaire. En bref, le pays traverse une phase dans laquelle un gouvernement intérimaire doit prendre de grandes décisions, dont celle de faire la guerre ou la paix.

Cette simultanéité entre la crise de gouvernance d’une part, et l’escalade soudaine de la confrontation avec l’organisation État islamique et le PKK d’autre part, a entraîné l’émergence d’une lecture de la situation qui considère que la guerre relève en fait du choix du parti au pouvoir, en particulier celui du président Erdoğan et de ceux qui le soutiennent, et que ces derniers cherchent à entraver les négociations en cours portant sur la formation d’un gouvernement de coalition et à emmener le pays vers des élections anticipées.

En d’autres termes, les dirigeants influents du Parti pour la justice et le développement (AKP) estiment qu’en dépit de tous les dangers que la guerre représente, le climat de guerre serait propice au succès de sa quête de majorité parlementaire à l’issue d’élections anticipées et à son retour au pouvoir dans un gouvernement unipartite. Cependant, une lecture de ce type est incorrecte.

Ce n’est un secret pour personne que la Turquie soutient la révolution syrienne et que certaines des factions de la révolution ont réussi à réaliser des avancées tangibles dans le nord de la Syrie au cours des derniers mois.

Malgré les énormes pressions auxquelles Ankara a été soumis depuis que les États-Unis et leurs alliés ont commencé leurs bombardements aériens contre l’organisation État islamique, la Turquie est restée à l’écart. Ankara jugeait tout d’abord qu’entrer en guerre contre l’organisation État islamique ne servait pas ses intérêts, et considérait la situation comme un produit du régime d’Assad et de la guerre qu’il a menée contre son peuple. Par ailleurs, le gouvernement turc estimait que l’administration Obama n’avait pas satisfait à sa demande que la confrontation avec l’organisation État islamique s’inscrive dans le cadre d’une stratégie plus globale en Syrie, comprenant la création de zones protégées dans le nord du pays.

Officiellement, il semble bien que l’organisation État islamique soit sous un seul et même commandement (et dirigé par un seul et même « calife ») à la fois en Syrie et en Irak. Cependant, certains éléments indiquent que les choses ne se passent pas du tout de cette manière, et que ceux qui dirigent l’organisation en Syrie sont des groupes beaucoup plus radicaux et nihilistes que leurs homologues en Irak, et ne sont pas syriens pour la plupart. De toute évidence, ces éléments ne tiennent pas compte des aspects tactiques et stratégiques de la bataille qui fait rage en Syrie.

L’organisation État islamique en Syrie a mené la plupart de ses combats contre les autres groupes révolutionnaires, et ses avancées sur le terrain proviennent principalement de ces batailles plutôt que d’affrontements contre les forces d’Assad et de son régime. Au cours des derniers mois, lorsque la balance de la guerre a commencé à pencher en faveur des révolutionnaires syriens, l’organisation État islamique a continué de poignarder dans le dos les groupes révolutionnaires alliée à la Turquie. L’opération à Suruç n’est rien de plus qu’une nouvelle manche, plus stupide et plus nihiliste, de l’escalade injustifiable et incompréhensible de l’organisation État islamique contre la Turquie et ses alliés syriens.

Bien évidemment, le PKK constitue une toute autre histoire. Depuis le début du processus de paix, le gouvernement turc a promis de légiférer sur un ensemble de lois qui ont satisfait un grand nombre des revendications culturelles et linguistiques des Kurdes, et a réalisé des progrès sérieux vers la reconnaissance de l’existence d’une identité kurde, le renforcement des libertés politiques et l’adoption de programmes de développement sans précédent dans les régions du sud-est du pays.

L’engagement du gouvernement d’Ahmet Davutoğlu à l’égard des négociations de paix n’est pas moins fort que celui du gouvernement Erdoğan, qui a initié le processus, et semble même plus important. Les dirigeants kurdes en Turquie et dans les montagnes de Qandil le savent très bien. C’est ce qui rend le retour du PKK à des activités terroristes incompréhensible et injustifiable.

Des commentateurs turcs ont imaginé que les chefs du parti dans les montagnes de Qandil ont voulu faire pression sur le gouvernement d’Ahmet Davutoğlu dans le but de parvenir à des gains rapides. Une telle analyse ne repose pas sur des bases solides. Les Kurdes, tout comme les autres, se rendent compte que le gouvernement Davutoğlu est un gouvernement intérimaire incapable de prendre des décisions majeures ou de faire adopter de nouvelles lois portant sur le processus de paix.

L’analyse plus logique est que le succès du Parti démocratique des peuples (HDP) aux élections a suscité l’inquiétude des dirigeants du PKK dans les montagnes de Qandil, craignant que les dirigeants du HDP ne leur coupent l’herbe sous le pied. Les dirigeants du PKK ont employé la lutte armée pour mettre à mal le processus de paix, même temporairement, et pour indiquer clairement à tous ceux que cela peut concerner que l’avenir du processus dépend de la décision des dirigeants dans les montagnes de Qandil et non de celle de leurs camarades élus du HDP. En outre, un certain nombre d’éléments indiquent que les Iraniens, qui entretiennent des liens étroits avec des branches du PKK, ont encouragé le retour du parti à l’action militaire dans l’espoir de brouiller la politique turque dans la région.

Cependant, tout cela n’a pas d’incidence directe sur le succès ou l’échec des négociations en cours entre le Parti pour la justice et le développement d’une part, et le Parti républicain du peuple (CHP) et le Parti d’action nationaliste d’autre part, en vue de la formation d’un gouvernement de coalition. Selon des sources liées aux négociateurs des trois partis, les espoirs de forger une coalition entre l’AKP et le Parti d’action nationaliste s’amenuisent, tandis que les perspectives d’une coalition entre l’AKP et le CHP stagnent.

Le facteur susceptible d’entraîner l’échec de ces négociations est l’insistance du CHP à opérer des changements majeurs dans la politique étrangère de la Turquie vis-à-vis de la Syrie, de l’Égypte et du Moyen-Orient dans son ensemble. Une telle condition serait inacceptable pour l’AKP, qui la rejetterait très probablement, tout comme il a rejeté la demande du Parti d’action nationaliste, qui souhaitait la fin du processus de paix kurde.

Pour résumer, les perspectives de voir émerger un gouvernement national de coalition, ou de se diriger vers des élections anticipées, sont fortement liées au positionnement stratégique des partis concernés, et ces considérations politiques précèdent l’escalade de la confrontation avec l’organisation État islamique et le PKK.

- Basheer Nafi est chargé de recherche au Centre d’études d’Al-Jazeera.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : le Premier ministre turc Ahmet Davutoğlu (à gauche) et le chef d’État-major des forces armées turques Necdet Özel assistent à une cérémonie au mausolée Anıtkabir, à Ankara, où repose le père fondateur de la Turquie moderne, Mustafa Kemal Atatürk, le 3 août 2015 (AFP).

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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