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Les protestations des druzes font déborder la guerre en Syrie

À bien des égards, la minorité druze est plus sioniste que la plupart des juifs israéliens. Mais alors qu’Israël soutient leurs ennemis en Syrie, cette alliance est susceptible de se briser

Au Moyen-Orient, Israël n’a pas la réputation d’être un bon voisin. Comme le montre le dernier rapport commandité par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies sur la guerre contre Gaza menée l’été dernier, l’État d’Israël est davantage connu pour la guerre et les destructions qu’il sème que par l’aide humanitaire qu’il accorde. On comprend ainsi pourquoi Israël a fait la publicité de l’aide qu’il a apportée à plusieurs centaines de citoyens syriens blessés dans la guerre civile, que ce soit dans des hôpitaux de campagne militaires à la frontière ou dans divers hôpitaux israéliens.

Pourtant, c’est précisément ce geste qui se retrouve maintenant au cœur d’un conflit interne grandissant avec l’une des minorités non-juives les plus fidèles d’Israël, les druzes. Deux ambulances transportant des Syriens blessés ont été attaquées par des militants druzes ces derniers jours, la première dans le nord d’Israël, la seconde dans la région occupée du plateau du Golan. Dans ce second cas, l’un des Syriens blessés a été battu à mort par plusieurs dizaines de jeunes druzes ayant pris d’assaut une ambulance militaire qui traversait le village druze de Majdal Shams.

Selon les druzes en colère, l’aide accordée par Israël aux blessés en provenance de l’enfer syrien est tout sauf innocente. Ils soutiennent qu’Israël les accueille dans ses hôpitaux dans le cadre de son programme global d’aide et de soutien à l’opposition syrienne, en particulier le Front al-Nosra, la milice affiliée à al-Qaïda qui a pris le contrôle de larges secteurs des zones proches de la frontière israélienne.

Cette aide est devenue un sujet extrêmement sensible pour les druzes car, il y a deux semaines, les miliciens de ce même Front al-Nosra ont massacré vingt civils druzes dans la province d’Idleb, dans le nord de la Syrie. Le sentiment général chez les druzes en Israël est que leurs frères de Syrie sont attaqués, et qu’Israël, au lieu de les aider, aide leurs meurtriers.

Israël n’a jamais reconnu officiellement l’existence de relations avec les rebelles en Syrie, mais des rapports indiquent que ce pays n’est pas impliqué uniquement dans l’apport d’aide humanitaire aux civils blessés qui se frayent un chemin jusqu’à la frontière israélienne.

En effet, selon les médias syriens officiels, des armes et du matériel militaire de fabrication israélienne ont été retrouvés entre les mains des forces de l’opposition. La Force des Nations unies chargée d’observer le désengagement (FNUOD) dans la région occupée du plateau du Golan a signalé avoir vu des soldats israéliens transmettre des « caisses » non identifiées au Front al-Nosra à la frontière. Des sources rebelles anonymes ont indiqué à Middle East Monitor qu’Israël a fourni au Front al-Nosra cartes et renseignements et a même bombardé des positions de l’armée syrienne afin d’aider l’organisation à prendre le contrôle de Quneitra, ville stratégique située près de la frontière, dans le plateau du Golan.

Si certains des blessés syriens transférés vers des hôpitaux israéliens étaient certainement des femmes et des enfants, la majorité d’entre eux étaient de toute évidence des combattants. Dans un reportage diffusé sur Channel 2 quelques jours avant le lynchage près de Majdal Shams, la plupart de ces Syriens blessés s’identifiaient comme étant des combattants de l’Armée syrienne libre, mais il est clair que des combattants du Front al-Nosra ont également été pris en charge en Israël. Les personnes interrogées n’ont pas caché leurs sentiments envers les druzes. « Nous ne les défendrons pas, ont-ils affirmé. Ils ont tué nos frères. »

Dans cette guerre civile en Syrie, les druzes, une secte religieuse refermée sur elle-même qui se répartit entre Israël, la Syrie et le Liban, se retrouve dans une situation particulière. Leur communauté, qui compte 700 000 représentants en Syrie, est étroitement liée au régime d’Assad. Tandis que des officiers druzes occupent des postes haut placés dans l’armée du régime, des militants druzes ont été impliqués dans les shabiha, les milices pro-gouvernementales tant redoutées. Le fait qu’ils sont considérés comme des hérétiques par des groupes comme le Front al-Nosra ou l’État islamique a rendu leur position encore plus inconfortable.

En Israël, la communauté druze (qui compte 120 000 représentants) est étroitement liée au gouvernement, en particulier à travers sa participation dans l’armée et d’autres forces de sécurité du pays. Les druzes sont depuis 1956 la seule communauté non juive soumise au service militaire obligatoire, ce dont ils s’accommodent avec zèle. Selon les chiffres officiels, 83 % des jeunes druzes font leur service militaire, principalement dans les unités de combat, contre seulement 75 % des jeunes juifs. Plus sionistes que les sionistes eux-mêmes.

Beaucoup de druzes vivent dans des villages mixtes où cohabitent musulmans et chrétiens et tous parlent arabe, mais cela n’empêche pas la plupart d’entre eux de s’identifier à Israël dans son conflit contre les Palestiniens. Lors de l’opération Bordure protectrice menée l’été dernier à Gaza, un commandant druze a dirigé la Brigade Golani, considérée comme l’une des gâchettes les plus faciles de l’armée israélienne, lors de la bataille sanglante dans le quartier de Shejaiya, à Gaza.

Nazih Kabalan, journaliste originaire du village druze de Beit Jann, dans le nord d’Israël, indique que sous la domination ottomane puis britannique, les druzes se sont toujours sentis persécutés. Israël les a intégrés, et ce quasiment dès sa naissance. Le Jour de l’Indépendance d’Israël, écrit-il, on voit plus de drapeaux israéliens à Beit Jann qu’à Tel-Aviv. Lors des dernières élections, le parti de droite d’Avigdor Lieberman, Israel Beytenou (« Israël notre maison »), a obtenu chez les druzes plus de voix que tout autre parti.

Bien que les villages druzes aient souffert de confiscations de terres et de sévères restrictions de développement, comme ce fut le sort de tous les villages arabes en Israël, ils jouissent encore de certains privilèges par rapport à leurs voisins palestiniens d’Israël. « Lorsque je vais à l’aéroport et que je montre que j’ai servi dans l’armée, je passe sans aucun problème, m’a avoué Kabalan. Un homme avec le même prénom que moi et originaire de Sakhnin [un village arabe] perdra au moins trois heures. »

Les druzes ont payé au prix fort cette identification à Israël. Plus de 400 soldats druzes ont été tués au cours de leur service dans l’armée israélienne. Beit Jann connaît la proportion la plus élevée de victimes par habitant de l’ensemble d’Israël, y compris des villes et villages juifs. Par conséquent, les druzes estiment qu’Israël a une obligation morale vis-à-vis d’eux, explique Kabalan. Ainsi, lorsque leurs frères de Syrie sont menacés, ils attendent d’Israël de venir à leur secours, comme la communauté druze l’aurait fait si une minorité juive avait été en danger.

Pourtant, Israël semble voir les choses différemment. Israël n’a peut-être pas promis de provoquer la chute de Bachar al-Assad, mais il souhaite certainement le voir affaibli, assez pour être prêt à s’allier partiellement ou totalement avec un groupe affilié à al-Qaïda tel que le Front al-Nosra. La poursuite de la guerre civile en Syrie semble être dans l’intérêt d’Israël ; dès lors, les ennemis de ses ennemis que sont l’Iran et le Hezbollah deviennent ses amis temporaires, bien que très étranges.

Les druzes israéliens sont loin de ces considérations tactiques. Ils voient d’une part que le Front al-Nosra se rapproche du foyer principal de population druze dans le Djébel el-Druze, au sud-ouest de la Syrie, tandis que d’autre part, l’État islamique gagne du terrain. Le massacre de civils druzes dans la province d’Idleb reste un incident isolé, mais les druzes d’Israël sont convaincus que si Assad devait tomber, leurs frères de Syrie seraient condamnés.

Les attaques contre les ambulances transportant des Syriens blessés découlent de cette peur fondamentale. Kabalan explique que beaucoup de jeunes druzes d’Israël se sentent trahis. Ils sont prêts à mourir au nom de l’État juif, mais cet État n’est pas prêt à mourir pour eux. Les appels à l’abolition du service militaire obligatoire dans l’armée israélienne sont devenus courants dans les médias sociaux druzes locaux. L’attaque meurtrière contre l’ambulance à Majdal Shams a été menée par des druzes de la région occupée du plateau du Golan qui ne sont pas citoyens israéliens et qui ne servent pas dans l’armée ; ces derniers ont néanmoins été influencés par les manifestations généralisées qui ont lieu dans les villages druzes d’Israël.

Israël est conscient de ces craintes et, selon certains rapports, fait pression sur les rebelles syriens pour qu’ils se tiennent éloignés du territoire druze. Israël permet également aux druzes d’Israël de soutenir financièrement leurs frères en Syrie. Personne en Israël ne souhaite voir les druzes israéliens se rebeller contre une armée dans laquelle ils servent.

Pourtant, alors que le régime d’Assad s’affaiblit, personne ne peut garantir le sort de la minorité druze lorsque le Front al-Nosra, l’État islamique ou même l’Armée syrienne libre à majorité sunnite auront pris le contrôle du pays. Des projets visant à absorber des centaines de milliers de réfugiés druzes du côté israélien de la frontière ont été conçus, mais on doute de la possibilité de leur mise en œuvre lorsque cela s’avérera nécessaire. La création d’une zone indépendante druze ou d’un mini-État druze sous influence israélienne était à l’ordre du jour en 1948, mais les chances de voir cela se produire aujourd’hui sont très minces.

Israël est donc confronté à des choix difficiles. Il veut soutenir les ennemis d’Assad mais ne peut souffrir de les voir gagner. En effet, si ces derniers prenaient le contrôle de la Syrie, Israël pourrait voir des dizaines de milliers de druzes israéliens se précipiter vers la frontière pour défendre leurs frères de l’autre côté, peu importe ce qu’Israël leur dirait de faire officiellement. La guerre interne syrienne pourrait alors devenir un conflit interne israélien. Les attaques contre les ambulances militaires ne pourraient être que le premier aperçu de ce cauchemar.

Meron Rapoport est un journaliste et écrivain israélien. Il a remporté le prix de journalisme international de Naples pour son enquête sur le vol d’oliviers à leurs propriétaires palestiniens. Ancien directeur du service d’informations du journal Haaretz, il est aujourd’hui journaliste indépendant.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : photo prise dans le plateau du Golan annexé par Israël qui montre des druzes d’Israël brandissant le drapeau de leur communauté et se rassemblant pour observer la fumée qui émane à l’horizon du village druze de Hadar (Syrie), le 20 juin 2015, suite à des frappes aériennes de l’armée syrienne contre les combattants rebelles de l’opposition (AFP).

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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