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Libéraux égyptiens : doubles standards et renoncements

Qu’est-il arrivé à l’esprit révolutionnaire de la place Tahrir et pourquoi les « libéraux » égyptiens ont-ils renoncé aux valeurs qu’ils professent ?

Lorsqu’en novembre 2012, le président alors en fonction Mohamed Morsi a publié une déclaration constitutionnelle lui conférant des pouvoirs étendus qui le plaçaient au-dessus de tout tribunal, l’Égypte a plongé dans la tourmente. Sa décision a rendu furieuse l’opposition laïque du pays, qui a protesté contre ce qu’elle décrivait comme une « prise de pouvoirs dictatoriaux » et un « coup d’État contre la légitimité ».

De violents affrontements ont éclaté entre les adversaires de Morsi et ses partisans islamistes, préfigurant de plus grands obstacles à venir pour le président en difficulté, qui fut finalement renversé six mois plus tard par des manifestations soutenues par les militaires.

J’ai interviewé le président Morsi pour la télévision d’État égyptienne une semaine après la publication de sa déclaration controversée. Il défendait ce décret, insistant sur sa « nécessité pour sortir de l’impasse empêchant l’adoption de la nouvelle constitution ». Il promettait également de renoncer à ses pouvoirs extrajudiciaires une fois la Constitution adoptée par un référendum à l’échelle nationale.

Morsi craignait que la Cour constitutionnelle suprême – vestige de l’ère Moubarak – ne voulût dissoudre l’Assemblée constituante à majorité islamiste. Ses craintes étaient justifiées puisque ce même tribunal avait déjà dissous le premier parlement élu après la révolution. Au risque de passer pour un apologiste de Morsi, je ne crois pas que le décret était un « coup de force » ou une tentative pour ramener le pays au temps de l’autoritarisme. Je le vois plutôt comme une tentative désespérée de Morsi d’avancer avec la feuille de route politique qu’il avait promis de suivre.

Le conflit de Morsi avec l’opposition

Les Égyptiens non-islamistes ont cependant refusé d’accorder à Morsi le bénéfice du doute et l’ont mis sous pression avec de continuelles manifestations. Deux semaines plus tard, il a été contraint de révoquer son décret afin d’apaiser les tensions avec ses adversaires. Néanmoins, il n’est pas allé jusqu’à révoquer une décision antérieure de maintenir le référendum sur la constitution comme prévu. Cela l’a amené à affronter directement les non-islamistes qui insistaient sur le fait que la charte « contaminée par les islamistes » était en deçà de leurs aspirations révolutionnaires.

Étonnamment, les « laïcs » qui ont violemment critiqué Morsi pendant toute la durée de son mandat ont radicalement changé d’attitude depuis son éviction, adoptant un double standard en ce qui concerne les questions relatives aux droits de l’homme et à la démocratie.

Ils ont non seulement soutenu le renversement du premier président démocratiquement élu en Égypte, mais ils ont depuis toléré et justifié plusieurs atteintes aux droits de l’homme commises par le régime qui l’a remplacé. Peu de laïcs ont protesté contre l’emprisonnement de dizaines de milliers d’anciens partisans du régime, contre les condamnations à mort prononcées à l’encontre des dirigeants et des membres des Frères musulmans, ou encore contre les meurtres d’au moins 800 autres au cours de la violente dispersion du rassemblement de Rabaa au Caire le 14 août 2013.

Accuser les Frères musulmans

Leur antagonisme à l’égard des islamistes tient en partie au fait qu’ils sont convaincus que ces derniers sont responsables de la violence qui gangrène le pays. Les non-islamistes sont horrifiés par la vague d’attentats terroristes qui a ciblé principalement la police et l’armée, mais aussi, plus récemment, les juges, les sites touristiques et les missions étrangères. Un grand nombre d’entre eux ne parvient pas à faire la différence entre les Frères musulmans – lesquels persistent à lutter « par des moyens pacifiques afin de restaurer la légitimité » – et d’autres groupes extrémistes qui recourent à la violence pour atteindre leurs objectifs.

Le gouvernement actuel a lui aussi blâmé les Frères musulmans pour l’agitation, malgré la condamnation par le groupe islamiste de ces attaques qui ont coûté la vie à au moins 600 policiers et membres des forces armées ces deux dernières années. Les autorités s’évertuent à mettre tous les groupes islamistes dans le même panier et restent sourdes aux revendications de la responsabilité de la plupart des attaques par la « Province du Sinaï », le groupe affilié à l’organisation État islamique basé dans le Sinaï.

Plus étonnant encore : la suppression des libertés civiles par le gouvernement au nom de la « sécurité nationale » n’a suscité aucun tollé parmi les non-islamistes. Au moins dix-huit journalistes croupissent actuellement en prison pour la simple raison qu’ils faisaient leur travail. Pendant ce temps, des dizaines de militants laïcs sont également emprisonnés pour avoir violé une loi draconienne encadrant les manifestations – en place depuis novembre 2013 – laquelle interdit les manifestations sans autorisation préalable du ministère de l’Intérieur. Certains non-islamistes ont défendu les pratiques frauduleuses du gouvernement, répétant ses déclarations rhétoriques selon lesquelles « ce pays a besoin d’être gouverné d’une main de fer pour l’empêcher de sombrer dans le chaos ».

Pourquoi les « libéraux » ont renoncé à leurs valeurs

Qu’est-il donc arrivé à l’esprit révolutionnaire de la place Tahrir et pourquoi les « libéraux » égyptiens ont-ils renoncé aux valeurs qu’ils professent ?

Ce brusque revirement des laïcs s’explique de plusieurs manières. Tout d’abord, la peur qui s’était évanouie lors des manifestations de la place Tahrir en 2011 est revenue. Les autorités soutenues par l’armée ont utilisé tous les moyens d’intimidation possibles pour terroriser le public. La répression brutale de l’opposition s’est abattue sur les adversaires déclarés qui ont été emprisonnés pour « appartenance à un groupe terroriste », réussissant à rétablir la peur qui s’était envolée. Les théories du complot évoquant des « mains étrangères qui cherchent à détruire l’Égypte », propagées par les partisans du régime dans les médias, ont également contribué à répandre la peur et à alimenter la xénophobie.

En outre, les conflits qui ont causé l’effondrement de plusieurs pays voisins et la menace très réelle d’une présence de l’organisation EI dans la région ont également contribué à faire taire les dernières rares opinions critiques.

Le président Abdel Fattah al-Sissi est quant à lui toujours perçu par la majorité des non-islamistes comme « le gardien de la révolution », en dépit de ses positions antirévolutionnaires et de son incapacité à tenir ses promesses de ne pas impliquer l’armée dans la politique et de restaurer la stabilité et la sécurité.

Son glaçant avertissement adressé aux « ennemis de l’État » après l’assassinat du procureur général Hisham Barakat plus tôt ce mois-ci marque le début d’une répression sécuritaire encore plus dure envers la dissidence. Dans les déclarations télévisées qu’il a faites à l’enterrement de Barakat, il a donné aux juges le feu vert pour accélérer les condamnations à mort prononcées à l’encontre des dirigeants des Frères musulmans et a promis des lois plus sévères pour « lutter contre le terrorisme ».

Enhardi par cet avertissement, le cabinet a approuvé la semaine dernière une loi antiterroriste draconienne condamnée par Amnesty International qui y voit une « attaque flagrante menée contre la liberté d’expression, de réunion et d’association ». En imposant de lourdes amendes allant jusqu’à 500 000 livres égyptiennes (près de 60 000 euros) aux journalistes qui contredisent la version officielle sur les attentats terroristes, le projet de loi ne peut être que perçu comme un autre outil de répression visant à étouffer la libre expression.

L’absence de réaction des « laïcs » à la loi antiterroriste montre que les forces contre-révolutionnaires qui sont désormais au pouvoir ont pratiquement fait avorter le mouvement naissant en faveur du changement en Égypte.

Une nouvelle stratégie est nécessaire

Ce que les partisans de Sissi semblent oublier, c’est que les politiques brutales du régime n’ont ni aidé à rétablir la stabilité, ni débarrassé le pays du terrorisme. En fait, il y a eu une recrudescence des attaques terroristes au cours de la dernière année et celles-ci semblent être devenues encore plus violentes au cours des dernières semaines. 450 kg de TNT ont été utilisés dans l’explosion de la semaine dernière qui a détruit la façade du consulat italien et causé d’importants dégâts aux bâtiments environnants – un changement de taille par rapport aux attaques précédentes dans lesquelles de petites bombes artisanales, plus primitives, avaient été utilisées.

Une nouvelle stratégie est nécessaire pour rétablir la stabilité et remettre l’Égypte sur la voie de la démocratie. Un premier pas dans la bonne direction serait le respect de la Constitution qui garantit et protège les droits de tous les citoyens, indépendamment de leur idéologie, par les autorités. Cela contribuerait à désamorcer les tensions politiques actuelles et à mettre fin à cette implacable polarisation.

Le discours médiatique clivant doit être remplacé par une campagne alternative permettant aux voix de la raison et de la tolérance de se faire entendre. Et la justice égyptienne, qui a démontré sa connivence avec les autorités à travers des procès politisés, doit cesser son approche sélective des droits de l’homme.

Il en va de même pour les « laïcs » du pays. Au milieu de l’hystérie nationaliste, leur vision floue et leur hostilité envers les islamistes a compromis non seulement la liberté de parole, mais tous les acquis de la révolution de 2011, aidant à rétablir l’État policier de Moubarak. Il est grand temps que les « libéraux » jouent leur rôle de « protecteurs des idéaux démocratiques ». Pour ce faire, ils doivent former un front uni contre l’oppression et promouvoir les valeurs qu’ils professent.

-  Shahira Amin est une journaliste indépendante basée au Caire. Elle a gagné plusieurs récompenses dont le prix espagnol Julio Anguita Parrado pour le journalisme en 2012 et le prix Global Thinkers Forum’s Excellence in Promoting Gender Equity en 2013.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Sissi s’adressant aux troupes égyptiennes lors d’un déplacement dans la péninsule du Sinaï, le 4 juillet (AFP).

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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