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Libye : les manœuvres à haut risque de Khalifa Haftar dans le bassin pétrolier

Khalifa Haftar a mis en branle un arsenal difficile à gérer pour un seul homme

Au cours des deux dernières semaines, le dirigeant de l’Armée nationale libyenne (ANL), le maréchal Khalifa Haftar, a pris une série d’initiatives qui a provoqué l’inquiétude de la communauté internationale, bloqué la majorité des exportations de pétrole libyen et compromis le statu quo dans le pays.

Au lendemain de l’attaque ratée lancée le 14 juin dernier par le chef militant des rebelles Ibrahim Jadhran en vue de s’emparer des principaux ports pétroliers dans la région stratégique du croissant pétrolier en Libye, Khalifa Haftar a décrété que tous les ports pétroliers de l’Est du pays qui étaient sous son contrôle seraient gérés par la compagnie pétrolière illégitime, la National Oil Corporation (NOC) située à Benghazi -une institution assujettie au bon vouloir du maréchal Haftar - plutôt que par la NOC, située à Tripoli et reconnue par la communauté internationale et les Nations unies.

Le maréchal Haftar aux côtés du commandant de la région du croissant pétrolier, en train d'examiner une carte en vue de repousser les groupes armés qui ont tenté de s'infiltrer dans le croissant pétrolier, en juin 2018 (Facebook/Commandement de l’ALN)

Opposée au gouvernement installé à Tripoli qui bénéficie de la reconnaissance internationale et qui a condamné l’attaque perpétrée par Ibrahim Jadhran, l’ANL contrôle la majorité de l’Est de la Libye.

Khalifa Haftar a expliqué son geste par une volonté de mettre fin à la corruption et à la distribution inégale des ressources par la Banque centrale de Libye basée à Tripoli -le Trésor public de la Lybie. Toutefois, sa démarche était apparemment plutôt destinée à faire réagir la communauté internationale sur la partie du pays qui devrait avoir le plus de « légitimité » pour gérer les ports pétroliers dans le pays divisé, qu’à tenir en otage le pétrole libyen.

Quelles étaient ses motivations ? Lui permettre d’inverser une perte de légitimité dans son pays.

Jusqu’à présent, la tactique de Khalifa Haftar a payé – elle semble avoir renforcé sa légitimité dans l’Est de la Libye, du moins à court terme. L’attaque d’Ibrahim Jadhran sur les infrastructures pétrolières mi-juin a pu aboutir en partie du fait du mécontentement croissant de la tribu des Magharba et d’autres blocs et groupes locaux du croissant pétrolier envers l’ANL. Une situation qui s’explique par l’incapacité de Khalifa Haftar à tenir ses engagements d’améliorer leur niveau de vie et de sécurité.

Jusqu’à présent, la tactique de Khalifa Haftar a payé – elle semble avoir renforcé sa légitimité dans l’Est de la Libye, du moins à court terme

Ainsi, Khalifa Haftar n’a pas réussi à rétablir les conditions du marché dans le croissant pétrolier au lendemain de la déroute des forces d’Ibrahim Jahdran.

Au lieu de centrer son action principalement sur une stratégie de domination et de récrimination militaire à l’égard d’Ibrahim Jadhran et de ses éventuels partisans dans le croissant pétrolier -ce qui aurait pu facilement ternir l’image d’ALN -le maréchal Haftar a préféré se montrer plus audacieux en menant une action politique d’envergure. En contestant la mainmise des institutions basées à Tripoli sur les revenus pétroliers, il cherchait à accroître son assise dans la région, en changeant totalement le point de vue et le cadre politique actuel en Libye.

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En adoptant cette stratégie, Khalifa Haftar a déjà obtenu de nombreuses manifestations de soutien de la part des autorités politiques locales et nationales dans l’Est de la Libye et du croissant pétrolier, notamment dans les zones pétrolifères de Jalo, Ajdabiya et Ejkherra du bassin de Syrte.

Il a même réussi à neutraliser les revendications et plaintes des fédéralistes de la région de Cyrénaïque, qui ont publié une déclaration le 27 juin dernier en soutien à l’initiative de Khalifa Haftar. C’est la preuve que Khalifa Haftar a certainement contribué à renforcer localement le soutien en faveur de l’ALN dans le croissant pétrolier, qui s’était préalablement affaibli.

Un stratagème à court terme

De plus, la déclaration récente de Khalifa Haftar annonçant la libération de la ville de Derna située au nord-est de la Libye sous le contrôle des islamistes – malgré les opérations de « nettoyage » continues qui se poursuivent comme c’était le cas après la prétendue libération de Benghazi – contribuera à renforcer son pouvoir dans l’Est et le croissant pétrolier sur le plan tactique (en lui permettant de redéployer ses forces de sécurité) et stratégique.

D’un point de vue stratégique, l’image de héros militaire qu’il renvoie, alliée à un dessein politique à la fois fédéraliste et nationaliste (qui s’exprime à travers une meilleure répartition des ressources en faveur de l’Est et l’élimination de la corruption au sein de la Banque centrale qui touche tous les Libyens) trouve un certain écho auprès de la population. La manœuvre de Khalifa Haftar risque toutefois d’être de courte durée si elle ne débouche pas sur une réforme économique. L’économie libyenne est au bord de la faillite, avec la chaleur de l’été qui se profile, les coupures d’électricité, les files d’attente interminables aux stations essence et la pénurie alimentaire qui est de plus en plus répandue.

La seule solution pour Khalifa Haftar de sortir gagnant de cette manœuvre audacieuse avant que les tensions économiques n’oppressent ses partisans, serait que la communauté internationale parvienne à négocier le remplacement du gouverneur de la Banque centrale, Sadiq al-Kabir. Élu au poste de gouverneur de la banque fin 2011, ce dernier a été taxé de favoritisme politique au cours de ces six dernières années et accusé d’avoir accordé à des conditions avantageuses des lettres de crédit aux adversaires de Khalifa Haftar à Misrata et Tripoli.

Cependant, même si Sadiq al-Kabir était remplacé, en Libye, les enjeux institutionnels et économiques ne pourraient pas être résolus si rapidement, de la même façon qu’aucun changement profond ne pourra être amorcé sans volonté politique sérieuse et sans un nouveau cadre institutionnel.

Les blocus pétroliers, s’ils sont prolongés, devraient avoir des conséquences catastrophiques sur l’économie libyenne comme la flambée des prix des produits de première nécessité, les pénuries en matière d’approvisionnement, les coupures d’électricité, et l’augmentation du trafic de carburant

Si la manœuvre de Khalifa Haftar dans le croissant pétrolier n’engendre aucun changement au sein de la Banque centrale ou ne consent aucune concession qui pourrait lui servir de porte de sortie acceptable, ce dernier risque de perdre rapidement le soutien de la population qui fait les frais des retombées économiques de la pénurie de revenus pétroliers.

Les blocus pétroliers, s’ils sont prolongés, devraient avoir des conséquences catastrophiques sur l’économie libyenne comme la flambée des prix des produits de première nécessité, les pénuries en matière d’approvisionnement, les coupures d’électricité, et l’augmentation du trafic de carburant.

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Si Khalifa Haftar et la NOC de l’Est du pays se montrent incapables de traduire leurs revendications visant à remplacer Sadiq al-Kabir en plus d’argent et de services pour les citoyens ordinaires dans l’Est du pays, l’instabilité sociale et les nouvelles conditions révolutionnaires risquent de se faire sentir en profondeur.

Que le blocus se prolonge ou dégénère en raison de ses implications extrêmement néfastes sur la vie quotidienne, la politique menée dans les différentes régions qui a conduit l’ALN à justifier l’imposition d’un « blocus » nationaliste de la production de pétrole dans le but de mettre la pression à Tripoli, pourrait prendre une tournure de conflit armé. Khalifa Haftar n’est ni un partisan du fédéralisme, ni de la division du pays.

Pourtant, en s’engageant activement dans une démarche en faveur de la séparation des institutions de l’Est, Khalifa Haftar risque, si l’action entreprise ne produit pas rapidement des résultats concrets, de se voir forcé de faire un choix inattendu : céder en faisant machine arrière et en renonçant à contrôler la NOC ou adopter une position séparatiste.

Khalifa Haftar est généralement considéré comme un fin stratège en Libye. Probablement sournois, mais certainement clairvoyant. Si on le compare aux autres personnalités majeures libyennes sans aucune expérience politique, cette appréciation est certainement vraie, mais dans le cas présent, le général a mis en branle un arsenal difficile à gérer pour seul homme.

- Jason Pack est fondateur du site Libya-Analysis® et ex-directeur général de l’association U.S.-Libya Business Association.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : le dirigeant de l’Armée nationale libyenne (ANL), le maréchal Khalifa Haftar, a récemment pris toute une série d’initiatives qui a provoqué l’inquiétude de la communauté internationale (AFP).

Traduction de l’anglais (original) par Julie Ghibaudo.

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