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Limiter la vision populaire de la démocratie : revisiter les soulèvements arabes

Les autocrates sont de retour après avoir divisé les mouvements de masse en faveur de la démocratie avec le soutien des puissances occidentales

En s’immolant par le feu, Mohamed Bouazizi ne savait pas qu'il allumait l'étincelle qui allait plus tard renverser le régime autoritaire du président Ben Ali. Il ne pouvait pas savoir non plus que son étincelle inspirerait des rébellions ailleurs dans le monde arabe et inciterait une nouvelle vague d’intervention impérialiste, ouvrant un nouveau chapitre dans l'histoire du Moyen-Orient.

Certes, de nombreux analystes et politiciens ont noté que la situation sociale, économique et politique dans les pays du Printemps arabe était propice pour la révolution - mais aucun d'entre eux n’avait prédit son apparition. Chacun de ces Etats avaient alterné des périodes où ils ont été gouvernés soit par une dictature familiale soit par un régime autoritaire. Ces types de gouvernements ont pris leur légitimité dans des constitutions de fiction tout en privant les pays de ressources nationales, nourrissant la corruption, et la promotion de la répression.

Finalement, dans ces pays, les gens ont fait irruption en masse dans les rues, pour protester contre leurs gouvernements tyranniques et le néo-colonialisme qui a continué à contrôler leurs vies et leurs ressources. Ils ont formé de facto une alliance non écrite parmi les personnes qui avaient été opprimées et volées, et ont décidé collectivement de mettre fin à la misère dans laquelle ils avaient vécu en prenant eux-mêmes les choses en main.

Un retour en arrière de six décennies

Dans le sillage de ces soulèvements, le monde arabe traverse actuellement un moment crucial de son histoire; c’est celui d’un retour en arrière de plus de six décennies, à l'époque où les peuples de la région se sont rebellés et ont réclamé l'indépendance et la fin de la domination coloniale. Certains de ces pays ont ensuite obtenu leur indépendance après une lutte révolutionnaire, d'autres sans manifestation réelle de force. Dans tous les cas, le changement était si grand et tangible dans la vie des gens que cela peut être assimilé à la définition d'une révolution. Des décennies après la fin du colonialisme, les masses étaient de retour dans les rues avec une détermination sans précédent et réclamant des droits.

Dans le même temps - et dans presque tous les pays du Printemps arabe – des acteurs majeurs tels que des autocrates, des agents institutionnels répressifs et un large éventail de médias pour n’en nommer que quelques-uns, étaient tous déterminés à mettre fin à la menace représentée par les masses, à contenir les sentiments révolutionnaires, et à bouleverser leurs efforts. Ils voulaient éviter de « nouveaux soulèvements » dans leur pays et ailleurs, et pour ce faire étaient prêts à utiliser le soft power, les campagnes de diffamation, et la force impérialiste (les alliés).

Etonnamment, ce fut même bien souvent une manœuvre réussie des forces au pouvoir qui a été observée d’un pays à l’autre. « Diviser pour régner » ou même « définir pour régner » - en réunissant, en définissant et dans le même temps en fragmentant les gens en groupes ; en fabriquant et en imposant des divisions où souvent il y avait déjà des réseaux ; en armant de manière sélective et en privilégiant des groupes ou des sous-groupes l'un contre l'autre.

Un avertissement contre la révolution

Bien sûr, l’agitation n’est pas entièrement inventée. Voilà l'astuce. Certaines des divisions existaient, mais souvent sous différentes formes, pas de façon exclusive, ou étaient des groupes. Finalement, les régimes autoritaires ont réussi à détourner l'attention de la population opprimée et de ceux qui ont formé et entraîné les masses avec ceux qui regardent passivement l'évolution de la situation. Mettre l'accent sur l'impact négatif des révolutions sur la vie quotidienne dans le monde arabe en Libye, Egypte, Yémen et Syrie a envoyé un message d'avertissement clair. Il a enseigné qu’une révolution apporte seulement l'instabilité, la violence et le malaise. Le peuple doit choisir entre le maintien du statu quo ou opter pour un état de terreur.

Pour les Palestiniens - et surtout pour la population de Gaza - les ramifications de leur choix de soutenir une révolution contre l'oppression israélienne vont bien au-delà de celles mentionnées ci-dessus. Elles incluent une quasi paralysie de la vie personnelle, économique et politique. Les restrictions imposées par l'Egypte au passage de Rafah, la bataille que l'Egypte a menée contre les tunnels souterrains de Gaza, et sa campagne de dénigrement contre les Palestiniens font également partie du prix payé pour soutenir un soulèvement.

Les revers subis par les soulèvements arabes ont été spectaculaires. A l'exception de la Tunisie, les révolutions ont rapidement tourné dans un sectarisme violent et lamentable. L’Egypte est revenue au régime militaire avec l’emprisonnement de la plupart de ses dirigeants populaires et des opposants. La Syrie a sombré dans une guerre civile par procuration qui a déplacé des millions de gens et tué plus de 230 000 personnes. Le royaume de Bahreïn continue de rester sous sa forme actuelle après avoir écrasé la volonté de sa population grâce à un accord conclu entre l'administration Obama et la maison des Saoud. La Libye reste essentiellement un semi-Etat défaillant et morcelé après la soi-disant « intervention militaire humanitaire ».

Le Yémen, un endroit qui a traditionnellement été relativement exempt de violence sectaire, est actuellement attaqué par une coalition régionale qui bénéficie d'un soutien impérialiste en jouant le jeu entre sunnites et chiites pour justifier les frappes aériennes. En d'autres termes, les problèmes rencontrés par le Printemps arabe ne résultent pas du fait que les « conditions sous-jacentes nécessaires pour que la démocratie fonctionne sont faibles ou manquantes » comme Balint Szlanko a récemment déclaré. Bien que son argument semble convaincant quand il repère un manque de certaines conditions, il ne tient pas compte d'un facteur très important - les interventions impérialistes qui ont réprimé les visions populaires de démocratie.

Lors de leur création, les révolutions arabes étaient généralement faites par des mouvements de masse unis dans leur vision de l'avenir. Une grande partie de cette vision incluait la démocratie, l’Etat de droit, la fin de la corruption et de la centralisation du pouvoir. Cette vision a également demandé la fin d’un néocolonialisme qui avait délégué à des dirigeants arabes sélectionnés l’organisation de la vie et de l’avenir des populations et le sort de leurs ressources nationales. Ces dirigeants ont servi leurs propres intérêts tout en réduisant la majorité à la pauvreté et même à une misère grave.

La réponse des peuples à des régimes autocratiques arabes était partout fondamentalement la même : vous ne pouvez plus vous attendre à nous diriger – nous les peuples opprimés - et vous ne pouvez plus compter sur nous pour nous tourner vers vous. Les gens pensaient à la démocratie dans son sens originel - non pas comme une règle dans les intérêts spécifiques d'une classe, d’une minorité ou d’une race, mais comme une règle qui transcende les classes dans l'intérêt de toute une communauté. Ils voulaient une règle établie par et pour eux-mêmes - les gens ordinaires. Les révolutions arabes ont également appelé au véritable changement et à la réforme aussi bien  en termes d'égalité que de justice sociale. La culture politique arabe traditionnelle a estimé la notion d'égalité au sein d'une communauté plus forte que tout autre objectif. En fait, les révolutions avaient toutes pour but de mettre fin à l'enrichissement local de quelques privilégiés et de leurs collaborateurs externes à travers la manipulation privée des ressources.

Les nations affamées ripostent

Les exigences demandées par les « gens du peuple » se sont également confrontées fortement à la vision colonialiste bien décrite par Churchill quand il soutient : « Si le gouvernement mondial était entre les mains des nations affamées il y aurait toujours un danger... Notre puissance nous a placés au-dessus des autres. Nous étions comme des hommes riches demeurant  en paix dans leurs maisons ». Ainsi Churchill, en affirmant le droit des riches - et seulement des riches - à diriger et en refusant aux non-riches tout partage du pouvoir, semblait ignorer le fait que les nations affamées possédaient  également de riches ressources culturelles et naturelles et que cette richesse nationale est souvent utilisée pour enrichir seulement certaines entreprises occidentales et les dirigeants locaux qui servent leurs intérêts. Ce sont ces intérêts qui ont affamé de nombreux pays du monde, et ce sont ces mêmes intérêts qui entretiennent le retour des colonialistes dans ces régions. L'avenir des nations affamées serait prometteur si on les avait seulement laissé utiliser et développer leurs propres ressources.

De façon saisissante, les interventionnistes citent aujourd'hui régulièrement Churchill et ses actions pendant la Seconde Guerre mondiale comme leur guide, oubliant son côté fanatique et colonisateur. Cette erreur d’estimer Churchill, l'homme avec tous ses graves défauts et une attitude raciste sur une grande partie du monde, contribue à la crise dévastatrice que les grandes puissances mondiales sont aujourd'hui en train de créer avec des interventions en série.

Si nous regardions ce que les masses ont demandé et rejeté dans leurs protestations et leurs raisons de le faire, nous pourrions être en mesure de juger comment leurs théories de la démocratie sont fermement fondées et combien elles pourraient durer – si tant est qu’on leur donne une chance d'être accomplies.

Un tel examen pourrait également faire la lumière sur les répressions sauvages et sanglantes par les membres de l'ancien régime en Egypte et par certains pouvoirs locaux au Bahreïn et au Yémen soutenus par les forces alliées. Il pourrait aider à expliquer les guerres par procuration en Syrie qui soutiennent les anciens ennemis et arment de nouveaux groupes. Il pourrait nous aider à comprendre les événements récents en Libye, où une intervention militaire directe a protégé des intérêts étrangers. Là, la vision du peuple sur la démocratie a été rejetée avec force par des autocrates, par leurs puissants agents, et par les impérialistes dont l’intérêt est de garder des marionnettes au pouvoir.

Dilip Hiro a donné une explication plausible de la raison se cachant derrière l'opposition des Etats-Unis à la démocratie dans le monde arabe. Il écrit : « Il est beaucoup plus simple de manipuler quelques familles dirigeantes - pour obtenir de grosses commandes d’armes et veiller à ce que le prix du pétrole reste faible  – qu’une grande diversité de personnalités et de politiques qui serait éliminée par un système démocratique ». Son analyse est toujours valable aujourd'hui et contribue à expliquer le malaise dans la région.

Une condition nécessaire pour l'épanouissement de la démocratie est le démantèlement des structures autoritaires répressives qui monopolisent le contrôle sur la société. Mais plusieurs conditions sont également nécessaires. Richesse et pouvoir ne se décident pas par la volonté populaire. Comme Noam Chomsky conclut dans son livre, World Orders Old and New, le problème de la réalisation de la démocratie existera aussi longtemps qu’il n'y aura pas de changement fondamental dans l’ordre mondial actuellement basé sur « le principe de rationalité économique pour les faibles, [mais] le pouvoir de l'Etat et l'intervention pour les forts  ». Cet ordre, avec ses nombreuses et cruelles armes, est toujours en place, façonnant l'actualité et l'avenir de toute une région. Tant que cet ordre règne, l'émergence d'une véritable démocratie dans le monde arabe sera impossible.

- Ghada Ageel est professeure associée du département de Science politique à l'université de l'Alberta (Edmonton, Canada), chercheuse indépendante, et en activité à la Faculty4Palestine-Alberta. Son nouveau livre « Apartheid in Palestine: Hard Laws and harder experiences » va paraître avec l'université de l'Alberta Press - Canada.

Les opinions exprimées dans cet article appartiennent à l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Les partisans du président sortant tunisien Moncef Marzouki se rassemblent devant son siège de campagne pour écouter son discours (AFP).

Traduction de l'anglais (original).

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