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Maroc-Nigéria : vers une reconstruction de la géopolitique ouest-africaine

Le rapprochement entre Rabat et Abuja marque un tournant décisif dans la région sur le plan politique et économique, avec comme toile de fond l’offensive marocaine en Afrique, en lieu et place d’une intégration maghrébine

Les 10 et 11 juin 2018, le roi Mohammed VI a reçu le président nigérian Muhammadu Buhari dans le cadre d’une visite de travail et d’amitié. Ce n’est pas la première fois que ce dernier visitait le Maroc (il était notamment présent lors de l’organisation de la COP22 à Marrakech en novembre 2016), mais c’est la première fois qu’un chef d’État nigérian le fait à titre bilatéral. 

Cette rencontre s’inscrit dans la continuité d’une autre visite, tout aussi inédite, effectuée par Mohammed VI à Abuja en 2016. Cette dernière rencontre avait abouti à la signature de plusieurs accords de coopération sur la production d’engrais à base de phosphate, la mise en œuvre d’une autoroute Tanger-Lagos, et la construction d’un gazoduc Nigéria-Maroc. 

Le roi du Maroc Mohammed VI prononce un discours le 6 novembre 2016 aux côtés de son frère, le prince Moulay Rachid (à gauche), à Dakar (AFP)

Ces accords ont été confortés lors de cette dernière rencontre, qui inaugure non seulement un tournant stratégique dans les relations bilatérales entre les deux pays, mais aussi des reconfigurations géopolitiques régionales importantes.  

En effet, le Nigéria a toujours été considéré comme l’un des trois pays formant un « axe hostile » au Maroc, aux côtés de l’Algérie et de l’Afrique du Sud, en raison du soutien apporté par ces derniers au Front Polisario, en particulier dans les sphères diplomatiques multilatérales. 

Ce géant démographique est d’autant plus redouté qu’il dispose de ressources naturelles et financières de taille, fait preuve de vigueur économique, et se révèle particulièrement influent au sein des différentes institutions multilatérales africaines (Abourabi, Durand de Sanctis, 2015). 

Le Nigéria a toujours été considéré comme l’un des trois pays formant un « axe hostile » au Maroc, aux côtés de l’Algérie et de l’Afrique du Sud, en raison du soutien apporté par ces derniers au Front Polisario

Une puissance régionale

La République fédérale a joué un rôle prépondérant dans le développement aussi bien de l'Organisation de l’union africaine (OUA), devenue l’Union africaine (UA) que de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Elle a également contribué à l’élaboration du Conseil de la paix et de la sécurité en Afrique en 2002 ainsi qu’à la promotion du Nouveau partenariat pour le développement de l'Afrique (NEPAD). 

Le Nigéria est reconnu pour ses initiatives au sein d'opérations de maintien de la paix par exemple par la création de l'ECOMOG (groupe de supervision du cessez-le feu de la CEDEAO) en 1991, ainsi que pour son rôle joué au Libéria et au Sierra Léone tout comme pour sa forte contribution aux effectifs des FAC, la Force africaine en attente.

Tous ces indicateurs, dont la liste n'est d'ailleurs pas exhaustive, contribuent à conforter l'idée selon laquelle il existerait, pour reprendre l'expression de Daniel Bach, une « destinée manifeste » du Nigéria en tant que puissance régionale.

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Or le Nigéria se situe aussi dans une aire d’influence privilégiée par la diplomatie marocaine, et accueille des communautés musulmanes avec lesquelles le Maroc a pu entretenir des liens par le passé ; des liens qu’il peut et entend bien valoriser. 

On peut citer par exemple du califat de Sokoto fondé en 1803 par cheikh Outhmane Danfodio, avec l’appui du sultan et des oulémas du Maroc. 

Ces caractéristiques inhérentes à la puissance nigériane et son environnement régional ont toujours été prises en compte par les décideurs marocains qui la traitent avec ménagement. Ainsi, lorsque le Nigéria avait reconnu l’existence d’une République arabe sahraouie démocratique (RASD) en 1984, le Maroc n’avait pas rompu ses relations diplomatiques avec lui, alors qu’il pratiquait systématiquement une forme de « doctrine Hallstein » à cette période. 

Une rencontre stratégique 

Au contraire, le Maroc semble avoir toujours été plus confiant envers la possibilité d’un rapprochement avec le Nigéria, contrairement à l’Afrique du Sud par exemple, vis-à-vis de laquelle les décideurs marocains n’ont pas cherché à formuler de stratégie soutenue et durable.  

Cette rencontre entre les deux chefs d’États est de ce fait aussi stratégique pour le Maroc que pour le Nigéria. Pour ce premier, elle représente l’opportunité de gagner un allié nécessaire en Afrique de l’Ouest, dans le cadre du développement de sa politique africaine. 

Pour le second, il apparait clairement que le Maroc est devenu, en l’espace de quelques années, une puissance africaine émergente, dont le rôle en Afrique de l’Ouest ne peut plus être ignoré, et qui peut participer au redécollage économique et diplomatique du pays. 

Accueil du président nigérian Muhammadu Buhari au Maroc en juin dernier (Facebook)

Le Nigéria souffre économiquement du climat d’insécurité lié à la présence de groupes armés au nord et de pirates au sud, de la chute des prix du pétrole, principale source de revenu, et de la corruption endémique ; autant de fragilités à cause desquelles il est habituellement qualifié de « géant aux pieds d’argile ». 

Parmi les accords signés entre les deux chefs d’État lors de cette visite, le projet de gazoduc de 5 560 km reliant le Nigéria et le Maroc et traversant en onshore comme en offshore l’ensemble de l’Afrique de l’ouest atlantique, en constitue le plus substantiel. Il s’agit là d’un projet ambitieux et presque parfait, en raison de ses nombreuses qualités apparentes. C’est un projet de coopération Sud-Sud, impliquant plusieurs pays de la région. 

Le Nigéria souffre économiquement du climat d’insécurité lié à la présence de groupes armés au nord et de pirates au sud, de la chute des prix du pétrole, principale source de revenu, et de la corruption

Ce projet permettra également de répondre à des défis en matière de développement durable, mais aussi d’approvisionner l’Europe et de générer des bénéfices. 

Le défi économique 

Il représente, par ailleurs, un bon compromis entre l’intégration de préoccupations environnementales par la réduction du torchage du gaz (le gaz étant aussi le moins polluant des énergies fossiles), et la satisfaction des besoins de stabilité énergétique liés à l’industrialisation. 

Pour le Maroc comme pour le Nigéria, ce projet est aussi consensuel que motivant. Il permettrait au premier de sortir progressivement de sa dépendance énergétique, puisque près de 90 % de ses ressources sont importées (en particulier du gaz algérien), mais aussi de s’affirmer comme un leader continental en matière de coopération Sud-Sud.

Il permettrait au second de diversifier et augmenter ses exportations tout en évitant l’écueil de la libéralisation des échanges avec le Maroc tant décriée par le secteur privé nigérian. 

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Pour autant, il apparaît trop ambitieux pour être viable. Un projet de gazoduc transsaharien de 4401 km reliant l’Algérie et le Nigéria avait déjà été conceptualisé en 2002, et aussitôt concurrencé par une proposition marocaine. 

Après plusieurs négociations, aucun des deux projets n’avait pu aboutir en raison du montant colossal des investissements et des risques sécuritaires liés à l’acheminement de cette ressource énergétique. 

Par ailleurs, ce nouveau gazoduc doit être la continuité du gazoduc d’Afrique de l’Ouest (WAGP), qui approvisionne modestement le Bénin, le Togo et le Ghana à partir des champs nigérians. 

Or la réalisation de ce petit tronçon, dont le bilan est encore peu satisfaisant, a mis près de trente ans, donnant un aperçu des nombreuses entraves qui pourraient être rencontrées. 

Le roi du Maroc Mohammed VI sur une plateforme pétrolière, près de la frontière algérienne, lors d’une visite dans la région de Talsint (AFP)

D’un autre côté, le Maroc a accompli d’importants progrès économiques et diplomatiques ces dernières années, illustrant une véritable volonté politique de développement et d’intégration régionale. 

En tant que premier exportateur mondial de phosphates, il a notamment relevé le défi, convoité par de nombreux pays africains, de transformer et valoriser sa matière première. 

Ainsi l’Office chérifien des phosphates a consenti des investissements considérables dans la transformation industrielle du phosphate en fertilisants agricoles, dont la demande continentale est croissante. 

L'enjeu de l'adhésion à la CEDEAO

Dans le même ordre d’idées, l’ampleur du parc solaire Noor inauguré en marge de la COP22 participe à la crédibilité des ambitieux objectifs que s’est assigné le Royaume en matière énergétique (porter la part des énergies renouvelables dans le mix énergétique à 52% à l’horizon 2030). 

Ces quelques exemples tendent à démontrer que le contexte actuel est favorable à la réalisation de projets d’envergure.

Le Maroc a accompli d’importants progrès économiques et diplomatiques ces dernières années

Plus généralement, il apparaît clairement qu’à court terme, la réalisation du gazoduc Nigéria-Maroc importe moins que la coopération bilatérale entre les deux pays. 

La demande d’adhésion du Maroc à la CEDEAO est en majeure partie déterminée par l’accord du Nigéria. 

Ce dernier est lui-même divisé, entre une classe politique plutôt favorable, un cercle diplomatique politiquement hostile au Royaume (comme l’Association des ambassadeurs de carrière à la retraite, ARCAN), et un patronat (l’Association des fabricants du Nigéria, l’Association des fabricants du Nigéria…) réticent à toute forme de libéralisation des échanges, au sein de la CEDEAO comme au sein de l’UA. 

Engager un rapprochement bilatéral et diversifier les opportunités de coopération au développement, c’est aussi augmenter les chances de la réalisation d’une intégration du Maroc à l’espace ouest-africain. 

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Cette intégration croissante du Maroc en Afrique de l’Ouest constitue en soi un transformation géopolitique importante. 

Il s’agit de la construction d’un nouveau système régional créé et négocié par les Etats concernés, au détriment des divisions géopolitiques occidentales classiques (séparant une région « MENA » d’une région « Sub-Saharan Africa ») et au détriment en particulier de l’Union du Maghreb arabe, à propos de laquelle le roi Mohammed VI a reconnu enfin qu’elle n’existe pas.

-Yousra Abourabi est professeure de relations internationales à Sciences Po Rabat, Université Internationale de Rabat. Sa thèse de doctorat a porté sur la politique africaine du Maroc.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : le roi du Maroc Mohammed VI et le président nigérian Muhammadu Buhari à Rabat en décembre 2016 (AFP).

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