Aller au contenu principal

La montée en puissance de l'Iran

John Kerry s'est pratiquement installé en Suisse pour négocier avec les Iraniens. Il était assis à la table des négociations à Lausanne pendant que Tikrit était à feu et à sang, que la Syrie bouillonnait, que son pays était chassé du Yémen, sans avoir grand-chose à dire sur ces événements

Douze ans plus tard, on connaît le nom du grand vainqueur en Irak : l'Iran

Les Etats-Unis tournent en rond au Moyen-Orient, rabibochant une coalition par-ci, scellant d'étranges alliances par-là, et ils passent d'un pays à l'autre à la recherche de qui, au bout du compte, est l'ennemi de son ennemi. Le résultat est tout simplement celui auquel on pouvait s'attendre : le chaos qui continue de saper tout ce qui reste des nations dont la fragilité a donné naissance au djihadisme, que l'Amérique tente désespérément d'écraser.

C'est un cas classique de conséquences imprévues : presque chaque fois que Washington commet une erreur supplémentaire au Moyen-Orient, l'Iran intervient pour en faire son miel. Ce pays connaît une impressionnante montée en puissance dans la région, et c'est aux maladresses américaines que nous pouvons attribuer sa récente prépondérance dans la région.

Nouvelles fraiches - et un peu d'histoire

Les Etats-Unis ont récemment effectué des frappes aériennes à l'appui des milices irakiennes, amies de l'Iran afin qu’elles reprennent la ville de Tikrit tombée aux mains de l'Etat islamique (EI). Dans le même temps, Washington s'est mis à fournir à la demande renseignement et ravitaillement aérien pour soutenir la campagne saoudienne de bombardements contre les milices amies de l’Iran au Yémen. L'Iran persiste à conseiller et aider le Président syrien Bachar al-Assad, que Washington voudrait toujours renverser, et dans le cadre de sa stratégie syrienne, l'Iran  continue de nourrir et de diriger les actions du Hezbollah au Liban, organisation terroriste aux yeux des Etats-Unis.

Pendant ce temps-là, les Etats-Unis ont négocié avec succès les grandes lignes d'un accord avec l'Iran : en échange d'une très sérieuse limitation de l'avancée de son programme nucléaire, les Etats Unis accepteraient bientôt la levée des sanctions et lui octroieraient sa reconnaissance diplomatique. Immanquablement, cela ne fera que renforcer encore le statut de puissance régionale de Téhéran, tout en affaiblissant les alliés de longue date des Américains : Israël, Arabie saoudite et Etats du Golfe.

Un expert très malin va sans doute nous expliquer qu'on assiste avec tout ce qui précède à la savante chorégraphie de la realpolitik américaine, mais la vérité me semble bien plus simple et surtout plus pénible. Depuis l'invasion de l'Irak en 2003, la politique américaine dans la région a associé une stratégie des plus confuses à une soudaine série d'opérations opportunistes, aussi maladroites que mal coordonnées, et trop court-termistes. Le grand bénéficiaire est encore l'Iran. Rien n'illustre cela mieux que l'Irak.

L'Irak redux (encore et toujours)

Le 9 avril 2003, il y a un peu plus de douze ans, les troupes américaines abattaient une statue de Saddam Hussein qui trônait sur la place Firdos à Bagdad, marquant symboliquement le début de l'entreprise que George W. Bush appelait de ses vœux : remodeler le Moyen-Orient à l'image de l'Amérique, en mettant à genoux non seulement l'Irak mais aussi la Syrie et l’Iran. Et il est incontestable que l'invasion de l'Irak a effectivement mis en branle des événements qui sont encore en train de transformer la région d'une façon autrefois inimaginable.

Suite à l'invasion de l'Irak et à son occupation, le printemps arabe a éclos, mais s'est flétri prématurément. (Le coup de grâce fut la récente décision de l'administration Obama de reprendre les exportations d'armes en faveur du gouvernement militaire d'Abdel Fattah al-Sissi en Egypte.) Aujourd'hui, les combats s'étendent partout, en Libye, en Syrie, au Yémen, au Maghreb, dans la Corne de l'Afrique, et dans d'autres régions du Grand Moyen-Orient. Des terroristes s'attaquent à des pays autrefois relativement pacifiques comme la Tunisie. Le Kurdistan est désormais un pays de facto indépendant - impensable depuis le 16ème siècle - et comprend la ville de Kirkouk. Des  pays jadis stables sont devenus des Etats défaillants en proie à l'anarchie, et abritent des groupes terroristes qui n'existaient même pas avant  que l'armée américaine franchisse la frontière irakienne en 2003.

Et, bien sûr, les combats font toujours rage en Irak, douze ans plus tard. Qui se souvient aujourd'hui du cri de victoire du Président Obama en 2011, où il félicitait les troupes américaines de rentrer au pays « la tête haute » ? Nous avions eu alors l'impression qu'il s'était définitivement lavé du sable brun qui lui collait aux mains à cause de l'Irak hérité de Bush. Des milliers de milliards de dollars ont été dépensés, d’innombrables vies gâchées ou anéanties mais, comme au Vietnam des décennies plus tôt, il fallait que les Etats-Unis poursuivent sur leur lancée sans jamais l'ombre d'un regret. Et tant pis pour le rêve d'une pax americana triomphante au Moyen-Orient : c’était fini et au moins ça de gagné.

Nous savons ce qu'il en fut ensuite. Contrairement au Vietnam, Washington s'est remis à intervenir, et son geste humanitaire, prévu pour empêcher en août 2014 l'anéantissement du peuple yazidi aux mains de l'Etat islamique s'est vite transformé, en Syrie et en Irak, en une campagne de bombardements à grande échelle. Soixante-deux nations ont formé une coalition. (Où sont-elles toutes, maintenant que les Etats-Unis se chargent de 85 % des frappes aériennes contre l'Etat islamique ?) Le robinet d'un flot massif d'armes a été ouvert. L'architecte du « surge » (l'intervention foudroyante) de 2007 en Irak et celui qui avait « fuité » des documents top secret, le général à la retraite et ancien directeur de la CIA, David Petraeus est de  retour pour dispenser à nouveau ses conseils. Des bombardements 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 sont désormais à l'ordre du jour, et plusieurs milliers de conseillers militaires américains ont retrouvé des bases familières afin de recycler une partie de l'armée créée par les Etats-Unis et qui s’était  récemment effondrée, abandonnant quatre villes clés du Nord aux militants de l'Etat islamique.

La guerre 3.0 en Irak venait officiellement de commencer, et j'avais, comme beaucoup d'autres observateurs, prédit une escalade régulière et ensuite l'habituel enlisement dans un bourbier.

Nous ne pouvons guère pour l'instant écarter ce résultat, mais il semblerait actuellement que Barack Obama se soit penché au bord de l'abîme irakien, y ait jeté un coup d'œil, et s'en soit allé d’un haussement d'épaules. Tant son administration que l'armée américaine semblent se contenter, pour le moment, de ne pas se replier, ni d'intensifier le conflit.

Le peuple américain semble être du même avis. Sauf dans les rangs du Congrès républicain (et même là, de façon moins bruyante que d'habitude), peu en appellent à... à rien, en fait. Les frappes aériennes en cours sont toujours qualifiées de « chirurgicales », pour des besoins de politique intérieure, mais allez voir ce qu'il en est en Irak et en Syrie.

Presque personne ne semble y prêter attention ; elles sont peu reportées, et ces frappes laissent de marbre presque tous les Américains. Pourtant, elles restent suffisamment intenses pour rassurer l'aile droite que l'armée américaine est encore le meilleur moyen de régler les problèmes à l’étranger, tout en encourageant les libéraux, qui veulent démontrer, avant 2016, qu'ils n'hésitent pas, eux non plus, à faire usage de la force.

A première vue, la version américaine de la guerre 3.0 en Irak ressemble à l'intervention de l'aviation au-dessus de la Libye : même absence d’intérêt, en tout cas pour le long terme. Mais l'Irak 2015 n'est pas la Libye 2011, parce que cette fois, pendant que l'Amérique se repose, l'Iran se lève.

La montée en puissance de l'Iran

Le Moyen-Orient était mûr pour le changement. Avant l'invasion de l'Irak en 2003, le dernier grand événement porteur d'une transformation radicale dans la région fut la chute du pantin de service à la solde de l'Amérique, le Shah d'Iran, en 1979. Sinon, la plupart des régimes voyous, au pouvoir depuis les années 1960, donc au plus fort de la guerre froide, étaient restés en place, tout comme la plupart des frontières définies encore plus tôt, au lendemain de la première guerre mondiale.

L'Iran devrait offrir à l'Amérique une corbeille de fruits pour la remercier d'avoir si parfaitement installé le décor de son ascension. Pour commencer, en 2003 les Etats-Unis ont éliminé les principales menaces à la frontière de l'Iran : Saddam Hussein en Irak, à l'ouest, et les talibans en Afghanistan, à l'est. (Les talibans sont de retour bien sûr, mais ils ciblent assidument le gouvernement afghan,  marionnette de l'Amérique.) Les longues et laborieuses guerres menées par Washington dans ces deux pays ont même émoussé le goût, d'habitude fidèlement sanguinaire,  de l'opinion publique américaine d'en rajouter encore une louche, et elles ont refroidi les projets, ourdis pendant  l'ère Bush par Tel-Aviv et Washington, de frappes aériennes contre les installations nucléaires de l'Iran. (Après tout, si même le vice-président Dick Cheney, avant de quitter ses fonctions en 2008, n'a jamais pu appuyer  la gâchette sur l’Iran, qui s'y risquerait dans l'Amérique de 2015 ?)

Encore mieux pour les Iraniens : quand Saddam a été pendu en 2006, ils ont non seulement été débarrassés de l'ennemi qui les avait envahis en 1980, et leur avait pendant huit ans livré une guerre acharnée, mais ils y ont gagné un allié : l'Irak nouvelle mouture. Tandis que l'influence américaine faiblissait suite aux élections irakiennes de mars 2010, qui n'installèrent pas comme prévu un gouvernement largement représentatif, l'Iran est intervenu pour négocier un règlement totalement partisan, qui a mis au pouvoir à Bagdad un gouvernement chiite sectaire, bien décidé à tout faire pour que la minorité sunnite du pays reste pour toujours écartée du pouvoir.

L'administration Obama semblait presque inconsciente des gains récoltés en Irak par l'Iran en 2010, et c'est de nouveau le cas en 2015.

L'Iran en Irak

A Tikrit, les forces chiites dirigées par les Iraniens ont récemment délogé l'Etat islamique de la ville. A leur tête, Qasem Soleimani, chef de la Force al-Qods (les forces spéciales des Gardiens de la révolution islamique en Iran), qui avait auparavant dirigé les offensives, d'une redoutable efficacité, des forces spéciales iraniennes contre les soldats américains lors de la guerre d'Irak 2.0. Il est retourné dans ce pays pour former sa propre coalition de milices chiites et prendre Tikrit. Tous ont longtemps bénéficié du soutien iranien, tout comme l'armée irakienne, de plus en plus dominée par les chiites.

En outre, les Iraniens semblent avoir engagé leurs propres blindés et peut-être même des fantassins pour assaillir la ville. Ils ont également installé en Irak des systèmes sophistiqués de fusées, les mêmes armes utilisées par le Hamas contre Israël lors de récents conflits.

Il ne manquait plus qu'un accessoire : la maîtrise de l'air. Après beaucoup de tergiversations, quand il sembla que l'assaut contre Tikrit avait été repoussé par des combattants de l'Etat islamique bien implantés dans une ville truffée de pièges explosifs, l'administration Obama a accepté de la leur fournir.

Quand il s'est agi de décider de lancer des frappes aériennes sur Tikrit, le désespoir était palpable côté américain. Palpable, par exemple, dans cette déclaration d'un porte-parole du Pentagone, dans laquelle il suppliait presque le gouvernement irakien d'octroyer sa préférence à Washington plutôt qu'à Téhéran : « Il est important, je pense, que les Irakiens comprennent ceci : dans leur lutte contre IS, ils ont surtout besoin d'un partenaire fiable. Fiable, professionnel, avec des capacités militaires sophistiquées ; autant de qualités que possède la coalition, c'est indubitable et sans équivoque ».

Imaginez avoir annoncé en 2011 à un soldat américain, ou à un général, lors de leur retour d'Irak, qu'à peine quelques années plus tard, dans le pays où ils ont vu mourir leurs compagnons, les Etats-Unis serviraient à l'Iran d'appui aérien rapproché. Imaginez leur avoir prédit que Washington aiderait les milices chiites, celles-là même qui avaient installé des bombes artisanales à l'intention des Américains, à traquer des sunnites, et pratiquement mendier la permission de le faire. Qui aurait pu imaginer une chose pareille  ?

Les limites de la puissance aérienne 101

La Maison Blanche avait sans doute prévu que la victoire à Tikrit serait attribuée aux bombes américaines, et que le gouvernement sectaire de Bagdad en serait, naturellement, si reconnaissant qu'il déciderait... Quoi ? De nous aimer plus que les Iraniens ?

Une telle stratégie, déjà bizarre en théorie, s'est avérée encore plus étrange en pratique. Le gros problème de la maîtrise de l'air, c'est qu'elle sait faire de gros dégâts, mais sans résultats décisifs. Elle ne suffit pas à déterminer qui s'installera dans la maison du gouverneur à la fin des combats. Seules les forces terrestres en sont capables ; donc, une victoire sur l'Etat islamique à Tikrit, quel que soit le rôle joué par les frappes aériennes, ne fera que renforcer encore ces milices chiites soutenues par l'Iran. Pas besoin d'être un expert militaire pour comprendre que c'est la nature même de la force aérienne, et il est donc d'autant plus surprenant que ça n'ait même pas effleuré les stratèges américains.

Quant à leur reconnaissance envers Washington pour leur avoir prêté main forte, peu de signes vont dans ce sens. Les fonctionnaires de Bagdad n'ont presque pas soufflé mot de la contribution de l'Amérique, si ce n'est pour louer la « couverture aérienne de l'armée de l'air irakienne et de la coalition internationale ». Les milices chiites sur le terrain se sont énervés de l'intervention américaine et n'ont eu à son égard que mépris pour, selon leur point de vue, s'être inopportunément mêlée de leurs efforts pour prendre Tikrit sans besoin de personne.

La victoire remportée dans cette ville ne fera qu'accroître la dépendance du gouvernement aux milices, que le Premier ministre Haïder al-Abadi appelle désormais « volontaires du peuple », plutôt que ces soldats, en nombre encore limité, que les Américains ont jusqu'ici réussi à entraîner. (Le Pentagone pourrait d'ailleurs, essayer d'obtenir de l'Iran quelques bons tuyaux en matière d'entraînement, car leurs milices semblent faire des merveilles, contrairement à l'armée irakienne formée par les Américains).

Cela signifie également que le gouvernement n'aura pas d'autre choix que tolérer les atrocités des milices chiites et le nettoyage ethnique déjà bien entamé chez les sunnites de Tikrit,qui se répétera sûrement dans les autres régions sunnites ainsi « libérées ». Washington a déclaré que les Etats-Unis suivront attentivement les faits et gestes des forces irakiennes, mais ces promesses sonnent de plus en plus creux.

La victoire à Tikrit n'a fait, en réalité, que cristalliser  l'influence de l'Iran sur le Premier ministre al-Abadi, actuellement guère plus que maire suppléant de Bagdad, qui a revendiqué la victoire à Tikrit pour accroître son prestige personnel. Cette victoire permet également à son gouvernement, dominé par les chiites, de prendre le contrôle des ruines de cette ancienne enclave sunnite. Et l'on ne manquera pas de relever ce symbole évident : la première grande ville reprise à l'Etat islamique dans une zone sunnite est également la ville natale de Saddam Hussein.

L'administration Obama ne peut guère faire mieux que de regarder, impuissante, pavoiser Téhéran et Bagdad. Un précédent vient d'être créé, qui servira de modèle lorsque d'autres zones sunnites, y compris la deuxième plus grande ville du pays, Mossoul, et les villes sunnites de la province d'Anbar, seront reprises, peut-être avec l'aide de la puissance aérienne américaine, mais Washington ne devrait guère en attendre de reconnaissance.

L'Iran en Syrie, au Liban et au Yémen

Téhéran joue désormais un rôle tout aussi important dans d'autres endroits où l'échec des politiques américaines y ont laissé un vide, en particulier en Syrie, au Liban et au Yémen.

En Syrie, les forces iraniennes, y compris les Gardiens de la révolution islamique, la Force al-Qods, et leurs services de renseignement, conseillent et assistent l'armée de Bachar al-Assad. Ils soutiennent également des éléments du Hezbollah venus du Liban se battre aux côtés d'Assad. Au mieux, Washington en est à nouveau réduit à jouer les seconds couteaux : elle utilise sa puissance aérienne contre l'Etat islamique et forme des combattants syriens « modérés », dont les premiers ne se sont même pas présentés à leur baptême du feu.

Au Yémen, le régime soutenu par les Etats-Unis vient de s'effondrer, alors qu'il bénéficiait de la présence de conseillers des forces spéciales et d’une campagne d'extermination de grande envergure par drones.. L'ambassade américaine a été évacuée en février, et le dernier de ces conseillers en mars. La prise de contrôle de la capitale, Sanaa, par les Houthis (minorité rebelle chiite) et plus tard d'autres régions importantes du reste du pays constitue, selon les termes d'un écrivain de Foreign Policy, « une grande victoire pour l'Iran... le choix des Houthis de lier leur sort aux machinations régionales de Téhéran menace le Yémen de dislocation et du chaos ».

Pris de panique, les Saoudiens sont prestement intervenus, soutenus en ce sens par l'administration Obama, plongeant les Etats-Unis dans un autre conflit, et par décret en plus. Les incessantes frappes aériennes saoudiennes (peut-être au prix de quelques bombes à fragmentation acquises des Etats-Unis l'an dernier pour une valeur totale de 640 millions de dollars) ont le soutien d'une autre coalition : le Soudan, l'Egypte et les Emirats arabes unis, outre d'autres puissances sunnites dans la région. La menace d'une invasion se profile, mettant éventuellement en jeu des troupes égyptiennes. En réponse au blocus naval du Yémen par l'Arabie saoudite, les Iraniens ont envoyé des navires militaires dans la région.

Quoi qu'il arrive, l'Iran en sortira renforcé. Soit il va se retrouver dans une relation clientéliste avec un mouvement houthi qui a progressé vers la frontière saoudienne ou, si ce dernier était repoussé, avec le Yémen, état chaotique abritant une émanation toujours plus puissante d'al-Qaïda. Quel que soit le résultat, les Saoudiens (et les Américains) en feront les frais, ce qui convient donc parfaitement à l'Iran.

Pour en rajouter encore à l'effervescence de cette région de plus en plus fragmentée, des rebelles sunnites infiltrés à partir du Pakistan voisin ont récemment tué huit gardes-frontières iraniens. Sans doute en représailles d'une escarmouche quelques temps plus tôt, dans laquelle des Gardiens de la révolution iraniens auraient tué trois présumés militants sunnites pakistanais. Une fois allumés, les incendies ont tendance à se propager.

Vous qui comptez les points en restant chez vous, sachez que les Iraniens occupent maintenant d'importantes positions dans trois pays du Moyen-Orient (ou du moins des fragments de ce qu'il en reste), en plus de l’Irak.

Montée en puissance de l'Iran et la question nucléaire

L'Iran est bien placé pour prendre de l'ascendant. Géopolitiquement, c'est la seule nation dans cette région à conserver plus ou moins les mêmes frontières depuis des milliers d'années. C'est un pays presque complètement stable ethniquement, religieusement, culturellement et linguistiquement homogène, et ses minorités restent relativement sous contrôle. Bien qu’il soit encore régi en grande partie par ses clercs, l'Iran laïc a vu évoluer les transitions en faveur de la démocratie électorale. Politiquement, l'histoire joue dans le camp de l'Iran. Mis à part le coup d'Etat de 1953 soutenu par la CIA, qui a renversé le Premier ministre démocratiquement élu, Mohammad Mossadegh, pour installer le Shah au pouvoir pendant un quart de siècle, l'Iran a réglé tout seul ses problèmes de gouvernance depuis un certain temps.

D'une certaine manière, malgré des décennies de sanctions, l'Iran, détenteur des quatrièmes plus grandes réserves prouvées de pétrole brut et des deuxièmes plus grandes réserves de gaz naturel, a réussi à maintenir son économie en vendant autant de pétrole que possible, surtout à l'Asie. Il est prêt à en vendre encore plus, dès la levée des sanctions. Il dispose d'une force militaire conventionnelle plutôt respectable d'après les normes locales. Sa jeunesse aspire à un rapprochement avec l'Occident. Contrairement à presque tous les autres pays du Moyen-Orient, les dirigeants iraniens ne gouvernent pas dans la hantise d'une révolution islamique : ils en ont déjà eu une il y a trente-six ans.

Récemment, Etats-Unis, Iran et P5 (Grande-Bretagne, France, Allemagne, Russie et Chine) ont conclu un accord préliminaire visant à contenir drastiquement son programme nucléaire et lever les sanctions en échange. Apparemment, tant l'administration Obama que Téhéran souhaitent officialiser fin juin leur entente retrouvée par un document signé. Un contrat n'en est pas un tant qu'on n'a pas paraphé le bas du document, et les républicains du Congrès aiguisent en ce moment leurs couteaux, mais on ne saurait avoir de doutes sur les intentions iraniennes.

Pour que les pourparlers restent en bonne voie, l'administration Obama aura d'ici fin juin remis à disposition de la République islamique un total de 11,9 milliards de dollars en actifs gelés depuis 1979, lorsque l'Iran s'était emparé de l'ambassade américaine à Téhéran. En plus de cette soudaine montagne d'argent frais, les Etats-Unis ont accordé à l'Iran de vendre pour 4,2 milliards de dollars de pétrole, sans aucune sanction. Les Etats-Unis devraient aussi permettre à l'Iran de vendre de l'or et disposer ainsi d'environ 1,5 milliards de dollars, et lui faciliter également l'accès aux « transactions humanitaires ». En d'autres termes, quelqu'un à Washington était prêt à payer cher ce à quoi il tenait tant.

Pour le président Obama et ses conseillers, cet accord est clairement une tardive tentative (ou peut-être le dernier soupir) d'une administration soucieuse de la trace qu'elle laissera dans l'histoire, et peut-être même le coupable dessein de légitimer ce fameux prix Nobel de la paix reçu en 2009. On comprend facilement l'urgence que ressent ce gouvernement d'imprimer tant bien que mal un exemple de réussite de sa politique étrangère dans les futurs livres d'histoire qui, pour le moment, risquent fort de la dépeindre en couleurs sombres. Personne n'a donc été surpris de voir John Kerry, autrefois secrétaire d'Etat globe-trotter d'Obama, s'installer pratiquement à demeure en Suisse pour négocier avec les Iraniens. Il était assis à la table des négociations à Lausanne pendant que Tikrit était à feu et à sang, au même moment la Syrie était en proie  à la violence, et son pays était chassé du Yémen, de plus, les Saoudiens ont mené leur propre guerre dans ce pays aux abois. Il n'avait rien à dire sur ces événements, ni sur quantités d'autres dans le monde à ce moment : c'est assez pour faire entrevoir que ces négociations nucléaires sont d'une valeur inestimable pour l'administration Obama.

Pour les Iraniens, il était très séduisant de sacrifier le développement de leur armement nucléaire en échange de la levée totale des sanctions. Après tout, ses dirigeants savent bien que le pays ne pourra jamais développer pleinement son arsenal nucléaire sans encourir à coup sûr de dévastatrices frappes israéliennes : avec cet accord, l'Iran n'a pas perdu grand-chose et a gagné beaucoup. Pouvoir négocier ainsi d'égal à égal avec Washington assure à ce pays le statut de grande puissance régionale. Par ailleurs, un accord sur le nucléaire qui creuse encore le fossé entre les Etats-Unis, Israël, et les Saoudiens ne peut que jouer en faveur de Téhéran. Enfin, la levée des sanctions rendra sans doute florissante l'économie du pays et ouvrira de nouveau grand la porte aux investisseurs étrangers, garantissant par conséquent de nouvelles sources de revenus. (On est tenté d'imaginer, en lisant ces lignes, des hommes d'affaires chinois déjà en train de se connecter sur Orbitz pour réserver en ligne leur billet d'avion.) Qui est le grand gagnant de cet accord sur le nucléaire ? Je vous le donne en mille.

Ce qui nous attend

Au cours des derniers mois, et malgré les caprices, coups de colère et cris d'orfraie du Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou, de la famille royale saoudienne et des néoconservateurs, entre autres républicains au Congrès, l'Iran n'a guère donné de signes qu'il aspire à l'autodestruction assurée que lui vaudraient ses velléités nucléaires. (Si, au cours des deux dernières décennies, les Iraniens avaient construit une bombe chaque fois que Netanyahou a affirmé qu'ils étaient sur le point d'en posséder une, Téhéran en serait jonchée.)

En fait, les dirigeants iraniens n'ont jamais trouvé séduisante la perspective d'échanger des nuages en forme de champignon avec Israël, et peut-être aussi avec les Etats-Unis. Ils ont préféré accroître leur influence au Moyen-Orient par des moyens plus classiques. Ils n'ont jamais été les seuls à s'y essayer, mais depuis quelques années ils engrangent un nombre exceptionnel de succès dans la région.

En Afghanistan et en Irak, les Etats-Unis ont fourni au monde entier des tutoriels gratuits expliquant preuves à l'appui qu'occuper un territoire dans cette région n'est pas le meilleur moyen d'y promouvoir son influence. Et les dirigeants iraniens l'ont bien compris. Bien au contraire, la montée en puissance de l'Iran a été nourrie d'une collection d'Etats clients, de gouvernements alignés, de milices sympathisantes et/ou redevables, et en dernier ressort si nécessaire, de non-Etats chaotiques, qui promettent de poser moins de problèmes et de risques à Téhéran qu'à ses divers ennemis potentiels.

L'Iran a certes marqué des points, mais les Etats-Unis seront toujours le caïd du quartier et pendant encore des années, voire des décennies. Qu'il soit permis d'espérer que l'Amérique ne se servira pas de sa puissance économique et militaire pour s'en prendre à cette nouvelle puissance régionale qu'ils ont, par inadvertance, contribué à engendrer. Et si tout cela augure d'un futur conflit, déclaré par les Etats-Unis contre un Iran devenu « trop puissant », nous aurons alors été témoins d'une grand ironie de l'histoire, d'une immense tragédie, et d'un sacré gâchis de sang et de moyens américains.
 

- Peter Van Buren a servi le département de la Défense des États-Unis pendant 24 ans, y compris en Irak. Il est l’auteur de We Meant Well: How I Helped Lose the Battle for the Hearts and Minds of the Iraqi People. Son dernier ouvrage s’intitule Ghosts of Tom Joad: A Story of the 99 Percent. Il réside à New York.

Copyright 2015 Peter Van Buren. Cet article est paru pour la première fois sur TomDispatch.com

Légende photo : Téhéran, 18 avril 2014. Un camion militaire porteur de missiles Shalamcheh passe devant la tribune présidentielle, lors de la parade militaire du jour annuel de l'armée. A droite, portrait du chef suprême de l'Iran, l'ayatollah Ali Khamenei (AFP).

Traduction de l'anglais (original) par Dominique Macabies.

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].