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Pourquoi Israël a misé sur Sissi

Le seul moyen qu’a l’Égypte de sortir de la spirale mortelle dans laquelle elle s’enfonce actuellement, c’est retrouver son propre leadership et sa souveraineté

Imaginez les échanges téléphoniques. Un troisième adversaire de poids vient d’émerger pour participer à l’élection présidentielle et il n’est un autre qu’un ancien chef d’état-major, le général Sami Annan. Les services secrets militaires, fidèles au président sortant, Abdel Fattah al-Sissi, se mettent en quatre pour briefer leurs marionnettes dans les médias.

« Nous avons tellement simplifié, que, même toi, tu peux comprendre ».

« Oui, monsieur ».

« Trois fois la lettre A : Annan. Âge. Alzheimer. T’as pigé ? Annan répète les mots parce qu’il les oublie au fur et à mesure. Le président, lui, s’exprime avec aisance. Annan : en fauteuil roulant. Le président : sur un cheval blanc. Comme Kadhafi. Non, oublie Kadhafi. Comme Poutine. Tu te souviens de Poutine, torse nu sur un cheval ? Jeunesse contre vieillesse. C’est compris ? »

« À vos ordres, monsieur ».

Mort vivant

Annan, c’est le troisième adversaire que j’ai identifié il y a plus d’un an quand j’écrivais que Sissi était un mort vivant en sursis. Je l’ai comparé au roi Salomon, mort appuyé sur son bâton de bois. Les seuls êtres à savoir que le roi était mort étaient les termites qui rongeaient son bâton.

Depuis lors, les termites qui rongent l’autorité de Sissi se sont approchés du siège du pouvoir. Ahmed Chafik s’en est approché de près, lui l’ancien Premier ministre qui renonça à se présenter à la présidentielle après avoir été prévenu qu’il serait sali par des vidéos de ses ébats sexuels et qui est accusé de corruption, tout comme sa fille.

En exil, Chafik a rassemblé une longue liste de soutiens potentiels. D’abord et avant tout issus de l’État profond : des généraux du Conseil suprême des forces armées (CSFA) et ces « prostituées » des Renseignements généraux auxquelles le capitaine Ashraf al-Kholi, l’agent de sécurité fit allusion quand Azmi Megahed, l’animateur télé, reçut ses ordres sur la ligne à adopter.

Parallèlement à la condamnation par la communauté internationale de l’Iran, pour avoir écrasé ses manifestants, l’Égypte tuait presque autant de personnes par pendaison, sans que l’on entende le moindre murmure de protestation

Le soutien de l’élite économique autour de la famille d’Hosni Moubarak n’eut rien de surprenant non plus, car Chafik doit sa carrière à l’ancien président. 

Plus intéressantes, en revanche, furent les visites d’un représentant de l’Église copte, et plus encore celle de Salman al-Ansari, fondateur de la commission des relations publiques saoudiennes basée à Washington, homme de confiance du prince héritier Mohammed ben Salmane.

Chafik courtisait à la fois l’opposition laïque et islamiste. Les deux camps des Frères musulmans, l’aile réformiste et la vieille garde, qui ne se parlent plus, n’ont pas fait de difficultés à parler à Shafiq.

Sissi neutralisa aussi une autre menace de l’intérieur – en la personne de son beau-frère, le général Mahmoud Hegazy. Le chef d’état-major des forces armées fut limogé à sa descente de l’avion qui le ramenait de Washington – où il s’était apparemment présenté comme le futur président.

On ne sait pas exactement si Hegazy avait parlé de se présenter aux prochaines élections présidentielles ou s’il avait exprimé sa préférence pour une voie plus expéditive.

Qu’est-ce que Sissi a fait de cet argent ?

Annan, Chafik et Hegazy sont tous des initiés. Personne ne verserait une larme pour Mohamed Morsi, le président démis des Frères musulmans, et encore moins pour les 50 000 autres prisonniers politiques. Mais ce ne sont plus eux qui posent problème.

La désastreuse administration de Sissi menace à leurs yeux une entité plus importante qu’un simple mouvement politique. Elle met en danger l’État lui-même. La situation est-elle vraiment aussi préoccupante ?

Le lieutenant-général Sami Annan, alors chef d’état-major des forces armées égyptiennes (à gauche), lors d’une visite à un bureau de vote du Caire, en mai 2012 (AFP)

La mauvaise gestion économique figure en tête de liste des griefs, à en croire du moins ses bailleurs de fonds saoudiens et émiratis. Les comptes de la banque centrale égyptienne attestent que les Émirats arabes unis et le Koweït ont, depuis 2013, versé tous deux à l’Égypte 12 milliards de dollars d’aide et 6,2 milliards de dollars d’investissements directs. En réalité, il semblerait que ce soit beaucoup plus.

L’émir de Dubaï et le Premier ministre des Émirats arabes unis, Mohammed ben Rachid Al Maktoum, a dévoilé le pot aux roses lorsqu’il a déclaré que les Émirats arabes unis avaient à eux seuls remis à l’Égypte 14 milliards de dollars en deux ans. Cela correspond à d’autres chiffres tirés d’une série de conversations authentifiées entre le président et son ancien chef d'état-major, Kamel Abbas, qui ont fait l’objet de fuites et évoquent un total flirtant avec les 50 milliards de dollars d’aide.

Un mois après ces révélations en février 2015, les trois pays du Golfe se sont engagés à verser 15,2 milliards de dollars d’aide supplémentaire. Ajoutez à cela les 6 milliards de dollars déjà encaissés par l’Égypte au titre de son prêt du FMI sur trois ans, et la facture se monte à plus de 70 milliards de dollars sur ces seules cinq dernières années. Dans ces mêmes enregistrements, on entend Sissi se gausser de ses généreux donateurs du Golfe : « Ils ont autant d’argent que de riz ». Enfin, ce n’est plus vraiment le cas à Riyad.

Ils seraient en droit de demander : « Qu’est-ce que Sissi a fait de cet argent ? »

La décision que le FMI a forcé l’Égypte à prendre en novembre 2017 – laisser flotter sa livre – a restauré les réserves de change du pays, les faisant passer fin octobre de 19 à 36,7 milliards de dollars. Il y eut un prix à payer, cependant : l’inflation passa la barre des 30 %.

« En moyenne, nous avons augmenté les prix de 15 % parce que le pouvoir d’achat des consommateurs ne pouvait pas supporter plus, mais l’augmentation aurait en fait dû atteindre les 30 % environ », a déclaré un fromager égyptien, Ibrahim Soudan, au Financial Times.

Le nouveau canal de Suez, inauguré il y a deux ans pour un coût de 8 milliards de dollars, peine à maintenir le niveau de ses recettes annuelles. On ne parle même pas de les doubler – ce qui pourtant avait été promis à l’époque.

Instabilité

Sissi a dû déployer toujours plus de force pour réprimer son peuple. Au moment où l’Iran était condamné par la communauté internationale pour avoir écrasé ses manifestants, l’Égypte exécutait presque autant de personnes par pendaison, sans qu’on entende le moindre murmure de protestation. Il s’agit de la plus grande exécution de masse en Égypte dans l’histoire récente.

Plus elles font usage de la force, plus l’armée et la police égyptiennes essuient des attaques, toujours plus nombreuses. Le Centre semi-officiel Al-Ahram d’études politiques et stratégiques, a comptabilisé 1 165 opérations armées entre 2014 et 2016, ce qui correspond à une opération par jour pendant trois ans.

Omar Ashour a écrit : « Ces attaques sont très meurtrières, et c’est probablement la plus préoccupante des données relevées. C’est sous le régime actuel qu’ont été perpétrés les deux plus graves attentats terroristes de l’histoire moderne égyptienne : l’attentat à la bombe du Metrojet russe (224 victimes) et l’attaque de la mosquée al-Rawda (au moins 305 victimes) ».

Dans le Sinaï, les combattants étendent leurs attentats aux populations civiles (AFP)

« Cette dernière fut cinq fois plus mortelle que la pire attaque perpétrée sous le président Moubarak (les 57 victimes du massacre de Louxor en 1997) et 19 fois plus mortelle que la pire attaque subie sous le président Morsi (16 soldats tués à Karem Abu Salem, en 2012) ».

Au plan régional, malgré cinq années d’intervention militaire ouverte et clandestine, l’Égypte n’a pas réussi à assurer la sécurité de la Libye malgré l’investiture du général Khalifa Haftar, imposé pourtant à cet effet. Les hostilités diplomatiques s’intensifient avec le Soudan, son voisin du sud, en raison d’un conflit frontalier et de l’eau, tandis qu’à l’est, la campagne des combattants dans le Sinaï s’avère plus puissante que jamais.

Aux yeux des bailleurs de fonds du Golfe qui financent l’Égypte dans le Golfe, tout cela pourrait rendre séduisante la candidature de Chafik ou d’Annan.

À LIRE : L’axe des autocrates arabes se range derrière Donald Trump

Ce sont eux qui resteraient aux commandes de la présidence et l’armée garderait le contrôle de l’Égypte. Cependant, la situation politique pourrait se débloquer si des prisonniers commençaient à être libérés, et si nombre d’exilés talentueux étaient autorisés à revenir. Le remplacement de Sissi ne serait pas révolutionnaire et, à bien des égards, ce serait un pas en arrière par rapport à l’époque de Moubarak.

Ce serait pourtant un signe de l’ampleur du désastre de l’ère Sissi : même un retour au despotisme pragmatique de Moubarak ressemblerait à un progrès.

Alors, pourquoi cela ne s’est-il pas produit ?

Calmer l’opinion publique arabe

Le despote Sissi peut encore s’avérer utile à Israël, à l’Amérique et à l’Arabie saoudite, à la différence de Chafik ou Annan, ou de tout autre remplaçant issu de l’armée, d’ailleurs, car il ne sera pas nécessairement plus proche de l’opinion publique égyptienne. Ceci devrait calmer la rue arabe pour lui faire avaler la reddition de Jérusalem-Est à Israël.

Si cette politique se heurte à un obstacle majeur, on ne doit pas le chercher parmi les élites des États arabes modernes. L’obstacle, c’est la rue arabe.

Devant l’ambassade égyptienne à Ankara, les partisans turcs du président égyptien évincé, Mohamed Morsi, manifestent en juillet 2013 pour protester contre les récents assassinats au Caire (AFP)

Telle était, en substance, la conversation entre un agent de sécurité et l’animateur d’une émission télévisée, divulguée au New York Times. D’autres voix autorisées y font aussi allusion, entre autres Youssef Ziedan, écrivain et universitaire égyptien.

Ziedan soutient que la mosquée d’al-Aqsa, littéralement la plus « éloignée » des trois lieux saints musulmans, n’est pas construite au sein du complexe al-Haram al-Charif de Jérusalem et que Jérusalem n’est donc pas une ville sainte musulmane.

L’ambassade d’Israël au Caire a chaleureusement remercié M. Ziedan pour ses thèses, mais ce n’est pas par hasard si c’est maintenant qu’elles sont diffusées à la télévision égyptienne. Comme tout le monde, il obéit aux ordres de son maître.

Rien de tout cela ne prendra. La seule façon qu’a l’Égypte de se remettre de la spirale mortelle dans laquelle elle s’enfonce actuellement, c’est de restaurer son propre leadership, sa souveraineté, son économie, son parlement et, en fin de compte, sa démocratie.

La voie actuelle ne mènera qu’à un affaiblissement désastreux et pour finir, à la dislocation de l’État le plus peuplé du monde arabe.

« Nous ne sommes réellement un État. Nous ne sommes qu’un pseudo-État », a dit un jour Sissi. Cela pourrait constituer une autre de ses prophéties auto-réalisatrices.

- David Hearst est rédacteur en chef de Middle East Eye. Il a été éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, où il a précédemment occupé les postes de rédacteur associé pour la rubrique Étranger, rédacteur pour la rubrique Europe, chef du bureau de Moscou et correspondant européen et irlandais. Avant de rejoindre The Guardian, David Hearst était correspondant pour la rubrique Éducation au journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Le Président égyptien Abdel Fattah al-Sissi lors de sa réception à l’Élysée, en octobre 2017 (AFP).

Traduction de l’anglais (original) de Dominique Macabies.

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