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Que se cache-t-il derrière le dernier remaniement de Mohammed ben Salmane ?

Les décrets royaux ont leur propre logique, souvent liée à la consolidation du pouvoir, à la réduction de la dissidence et à la création de loyautés durables

La bureaucratie militaire et étatique saoudienne a besoin de plus qu’un simple remaniement. Le 26 février dernier, le roi Salmane a publié un décret royal selon lequel plusieurs généraux de l’armée, fonctionnaires, conseillers de la cour royale, maires et gouverneurs locaux ont été licenciés, promus ou remplacés par d’autres.

Ces remaniements ne sont pas inhabituels dans le royaume, mais pourquoi maintenant ?

Le facteur « bonne humeur »

Le régime saoudien cherche désespérément à tirer le meilleur parti du facteur « bonne humeur » à un moment où les observateurs extérieurs nourrissent des doutes sur la stabilité du royaume et sur le bien-fondé de nombreux changements récents, tels que la plausibilité que les purges actuelles soient véritablement motivées par la lutte contre la corruption ou encore la promesse de mettre fin à la dépendance saoudienne à l’égard du pétrole.

Ce facteur « bonne humeur » est lié aux récentes réformes adoptées par le royaume, telles que nommer des femmes à des postes haut placés, lever l’interdiction de conduire qui les frappait, leur permettre d’assister à des concerts et des matches de football et, plus récemment, leur permettre de mener une carrière dans l’armée.

Ce récent remaniement n’est pas une nouvelle mesure promettant une plus grande efficacité et responsabilisation de la bureaucratie d’État, mais plutôt un geste en faveur de la circulation des rôles supérieurs du royaume parmi les élites nationales. Ces nouvelles nominations entraîneront en fait l’amplification de la bureaucratie d’État, qui est déjà énorme.

Jouer la carte du genre est important à un moment où l’engagement de l’Arabie saoudite en faveur de l’émancipation des femmes est scruté par des agences extérieures telles que l’ONU, par les entreprises internationales et par les médias occidentaux

Le roi est contraint d’élargir le cercle de ses bénéficiaires à un moment où chacun semble « suspect » de son point de vue et de celui de son fils. La vieille garde doit être remplacée par une nouvelle génération afin que cette dernière ne se sente pas exclue des opportunités et des perspectives de richesse et de prestige.

Le régime est maintenant obligé de chambouler l’organisation des postes au sein de l’État en promouvant certaines personnes et en en renvoyant d’autres, dans une tentative désespérée visant à créer une large base de sujets loyaux ayant un intérêt dans le gouvernement.

Le roi s’est également senti obligé de nommer une femme au poste de sous-ministre, exactement comme l’avait fait le roi Abdallah avant sa mort en nommant Anoud al-Faiz au poste de vice-ministre de l’Éducation. Le roi Salmane l’a limogée lorsqu’il est devenu roi en 2015.

La carte du genre

La nomination de Tamadur al-Ramah en tant que vice-ministre du Travail et du Développement suit le modèle précédent de nomination d’une femme, avant de la renvoyer peut-être ultérieurement.

Néanmoins, cette nomination a suffi pour que les médias saoudiens et étrangers soient pris d’un enthousiasme frénétique à propos d’une nomination « symbolique » donnant plus de pouvoir aux femmes. Celle-ci est considérée comme un signe de changement révolutionnaire de haut en bas.

Des Saoudiennes arrivent au festival du patrimoine et de la culture de Janadriyah au nord de Riyad (AFP)

Cette nomination d’une femme est survenue tout de suite après qu’il a été annoncé que les femmes étaient invitées à postuler à des emplois dans l’armée en tant que soldats dans des conditions strictes.

Les femmes travaillent déjà dans le domaine de la sécurité et du renseignement en Arabie saoudite, et de nombreux Saoudiens soulignent que ces femmes sont généreusement indemnisées pour la perte de leur réputation dans le cadre d’un programme appelé badal sumaa (« en échange de la réputation »)

On se demande ce que les femmes doivent faire pour risquer de compromettre leur réputation au point de nécessiter un si généreux dédommagement.

Jouer la carte du genre est important à un moment où l’engagement de l’Arabie saoudite en faveur de l’émancipation des femmes est scruté par des agences extérieures telles que l’ONU, par les entreprises internationales et par les médias occidentaux.

Le régime saoudien cherche désespérément à séduire les investisseurs étrangers, qui sont généralement plus enclins à employer des femmes saoudiennes que des hommes.

Ces décrets royaux ne devraient donc pas révolutionner la politique et les pratiques saoudiennes. Ils sont imposés à une population privée de ses droits, sans recours à la justice et à la représentation

Cependant, attirer des femmes dans l’armée ne signifie pas que nous verrons bientôt des femmes patrouiller à la frontière sud avec le Yémen ou dans les rues de Riyad, sans parler de la protection de la famille royale ou des installations pétrolières vitales.

Ces tâches restent peut-être l’apanage d’une brigade de mercenaires étrangers composée d’un millier de fantassins pakistanais récemment déployés en Arabie saoudite après trois années d’attente pour leur arrivée.

Politique et pratique saoudiennes

L’armée saoudienne s’est révélée incapable de remporter la victoire face à ceux qui ont été décrits comme « les voyous houthis » par-delà la frontière au Yémen. Un nouveau chef d’état-major peut-il obtenir la victoire finale attendue dans cette guerre qui dure depuis trois ans avec les Houthis ?

La guerre du Yémen semble être devenue impossible à gagner. Les frappes aériennes n’ont réussi qu’à détruire un pays pauvre et ne permettront pas une paix viable. Une solution politique est plus susceptible de mettre fin à cette guerre qu’un consortium de bombes larguées sur le pays.

Les cadets de la King Faisal Air Academy participent à une cérémonie de remise des diplômes devant une photo du prince héritier Mohammed ben Salmane, à Riyad, en Arabie saoudite, le 21 février (Reuters)

Parmi d’autres changements récents figurait la nomination d’une nouvelle génération de membres de la famille royale en tant que gouverneurs locaux. C’est une pratique qui a été suivie depuis la création de l’État saoudien. À quelques exceptions près, tous les gouverneurs locaux des provinces sont issus des membres de la famille royale.

Les émirs locaux reçoivent un budget à dépenser pour le développement local. Mais ces postes sont surtout des occasions de devenir des seigneurs provinciaux. La population n’a aucune représentation dans un conseil ou une autorité locale élus.

Cela dit, les provinces n’ont pas toutes la même importance. Le gouverneur de Riyad, poste occupé par Salmane pendant plusieurs décennies avant son couronnement, est important, mais le gouverneur d’une ville éloignée comme al-Jawf au nord ou Najran au sud ne procure pas le même prestige, la même richesse et le même pouvoir.

Ainsi, dans ces régions éloignées, le roi renvoie un prince et en nomme un autre pour s’assurer que ces gouverneurs locaux ont un intérêt dans le système et sont prêts à le défendre alors qu’ils en deviennent les bénéficiaires.

À lire : Mohammed ben Salmane, prince saoudien du chaos

Être nommé émir d’une province éloignée peut ressembler davantage à un bannissement qu’à une récompense. Mais cela vaut tout de même mieux que de devenir un prince marginalisé et mécontent en marge du faste royal, du pouvoir et de la richesse.

Ces décrets royaux ne devraient donc pas révolutionner la politique et les pratiques saoudiennes. Ils sont imposés à une population privée de ses droits, sans recours à la justice et à la représentation.

Aucun fonctionnaire limogé ne peut contester la décision qui l’a démis de ses fonctions et aucun roturier ou prince ne peut expliquer pourquoi une personne est promue pour devenir l’un des membres les plus dignes de confiance du cercle intime du pouvoir.

Les décrets royaux ont leur propre logique, souvent liée à la consolidation du pouvoir, à la réduction de la dissidence et à la création de loyautés durables. Ils n’ont de sens que pour ceux qui aident le roi à prendre une décision concernant ceux qu’il devrait renvoyer ou promouvoir.

Un fonctionnaire limogé ne peut qu’espérer qu’il recevra sa pension après avoir été tourmenté, tandis que le reste des bureaucrates espèrent qu’un jour ils seront promus au poste de ministre, la fonction la plus élevée et la plus désirée parmi l’élite masculine saoudienne, et peut-être parmi les femmes.

- Madawi al-Rasheed est professeure invitée à l’Institut du Moyen-Orient de la London School of Economics. Elle a beaucoup écrit sur la péninsule arabique, les migrations arabes, la mondialisation, le transnationalisme religieux et les questions de genre. Vous pouvez la suivre sur Twitter : @MadawiDr.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : un cadet de la King Faisal Air Academy reçoit une épée du prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane lors d’une cérémonie de remise des diplômes à Riyad, en Arabie saoudite, le 21 février 2018 (Reuters).

Traduction de l’anglais (original).

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