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Restitution des biens culturels : je n’ai qu’une histoire et ce n’est pas la mienne

Le 28 novembre 2017 au Burkina Faso, Emmanuel Macron déclarait vouloir « des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique ». Cette annonce surprise a relancé débats publics et interrogations sur une boîte de Pandore coloniale. Paris s’éveille

L’Égypte réclame-t-elle depuis 1924 un buste de Néfertiti exposé au Neues Museum de Berlin ? C’est sans résultat. En 2011, Bernd Neumann, le secrétaire d’État allemand à la Culture rejette la dernière demande officielle formulée par Zahi Hawass, alors ministre égyptien des Antiquités, et déclare que le gouvernement allemand rejettera à l’avenir toute demande de la sorte. 

En 2016, le président béninois, Patrice Talon, demande-t-il officiellement au gouvernement français la restitution des grandes statues royales ? Jean-Marc Ayrault, alors ministre des Affaires étrangères, lui signifie une fin de non-recevoir. 

Le président français a déclaré que la France devrait être en mesure de restituer aux pays africains leur patrimoine culturel « d’ici cinq ans » (AFP)

En déplacement à Ouagadougou en novembre 2017, le président Macron annonce : « D’ici cinq ans, je veux que les conditions soient réunies pour un retour du patrimoine africain à l’Afrique ». L’historienne française Bénédicte Savoy et l’économiste sénégalais Felwine Sarr, que le chef de l’État français a nommés, en mars dernier, « personnalités incontestables » pour y réfléchir, rendront leur rapport en novembre. 

Il est vrai que les musées occidentaux, les musées européens, les musées français regorgent de pièces provenant des anciennes conquêtes, des anciennes colonies, des multiples mondes extra-européens. Telles des banques, ces institutions veillent jalousement sur leurs richesses. Celles-ci y sont « en lieu sûr ». 

Ne voit-on pas, devant le Collège de France à Paris, une statue de Champollion – réalisée en 1875 par Bartholdi – le pied posé sur la tête sculptée d’un pharaon ? L’essence même de la colonie se révèle : elle procède par décapitation

Nul directeur cupide pour les céder au plus offrant, nulle négligence coupable qui les détruirait sans coup férir. Tout au contraire, ces banques culturelles occidentales offrent des garanties de sérieux, de professionnalisme, d’honnêteté dans la gestion des biens déposés chez elles. 

Un blanchiment généralisé en a dissimulé la provenance : le trafic, l’extorsion, la corruption, la prédation. Tout semble aujourd’hui propre, malgré cette finance noire. Phase de placement, phase d’empilement et phase d’intégration masquent, comme dans les circuits bancaires ordinaires, l’origine de la « propriété ». 

La loi du plus fort

Aujourd’hui, au concept de « spoliation », Bénédicte Savoy préfère celui de « translocation », plus « neutre » à ses yeux. La science, elle aussi « accumulée » dans les Nords, vient parachever l’édifice. Ne voit-on pas, devant le Collège de France à Paris, une statue de Champollion – réalisée en 1875 par Bartholdi – le pied posé sur la tête sculptée d’un pharaon ? L’essence même de la colonie se révèle : elle procède par décapitation. 

S’il ne s’agissait que de chefs-d’œuvre, on emprunterait une fausse piste. Celle qui consiste à croire qu’il ne s’agit que de choses matérielles, même si elles sont d’une immense valeur culturelle - et souvent cultuelle- et d’un prix exorbitant. Un patrimoine ? 

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Mais qui sont les pères du patrimoine ? Vendredi n’a ni nom humain ni filiation. C’est Robinson qui le découvre. Que serait Vendredi sans lui ? Tous les Robinson européens ont « découvert » qui le buste de Néfertiti, qui la pierre de Rosette conservée au British Museum depuis 1802, qui le sphinx exposé au musée du Louvre. 

La loi du plus fort est devenue, sous l’effet du discours des politiques et des savants, droit du plus fort. Droit, comme le dit le philosophe, « pris ironiquement en apparence, et réellement établi en principe » (Rousseau). Acquis sous la loi du plus fort, ces objets sont exposés au nom du droit du plus fort, sous l’effet de la transformation - miraculeuse il est vrai - de la force en droit et de l’obéissance en devoir. Comment pourrait-on le comprendre autrement ? 

Le cas de la « Vénus hottentote » est ici exemplaire. Saartjie Baartman (1789-1815) est, à sa mort, après avoir été exposée comme un « animal exotique », « étudiée » par Cuvier. Ses organes génitaux et son cerveau conservés dans du formol, son squelette, sont exposés de 1816 à 1974. En 1994, Nelson Mandela demande son retour en Afrique du Sud à François Mitterrand. Qui le fait attendre… 

En 1996, Ben Ngubane, le ministre sud-africain des Arts, de la Culture, de la Science et de la Technologie réitère la demande auprès de Jacques Godfrain, ministre français de la Coopération. Deux experts sont nommés : le français Henri de Lumley, le sud-africain Philip Tobias. En 2000, l’ambassadrice d’Afrique du Sud à Paris renouvelle la demande à la suite du précédent créé par la restitution de la momie « El Negro » au gouvernement du Botswana par les autorités espagnoles. 

Pour « posséder » une véritable histoire – car toute histoire est, politiquement parlant, un capital matériel et symbolique – il faudrait être en tous points semblables aux Européens 

Il faudra attendre 2002 pour que l’Assemblée nationale française accepte cette restitution : « Par dérogation à l’article L.52 du code du domaine de l’État, il est procédé à la restitution par la France de la dépouille mortelle de Saartjie Baartman, dite « Vénus hottentote » à l’Afrique du Sud ». S’agit-il « pourtant » d’un chef-d’œuvre ? D’une « pièce maîtresse » de l’art « universel » ?

Non. Il s’agit d’un sujet, une femme, et d’une histoire. Celle d’une rencontre manquée entre les inventeurs de « l’histoire » et ceux qui n’en auraient pas (on se souvient du discours de Sarkozy à Dakar). Les Égyptiens ont bien un passé, une antiquité : ont-ils une histoire pour autant ? Pour « posséder » une véritable histoire – car toute histoire est, politiquement parlant, un capital matériel et symbolique – il faudrait être en tous points semblables aux Européens : étrange assimilation qui exclut dès lors qu’elle prescrit. 

Négation de l’Autre

Si la France a autant traîné les pieds pour rendre les restes d’un corps humain, c’est parce qu’elle a matériellement et objectivement nié qu’il s’agissait de quelqu’un. Et a, comme au vieux temps de l’esclavage, assujetti au droit réel (qui concerne les choses) ce qui ne peut être réglé que par le droit personnel (qui concerne les personnes). Bien meuble – il faut le dire - la Vénus hottentote « appartenait » au patrimoine français. Ce n’est pas une opinion, c’est une réalité politique. 

A-t-il été plus facile de rendre Ataï, symbole de la résistance à la domination française, à sa terre ? Dans la société kanak en effet, l’homme appartient à la terre car il en émane. En 1878, sa tête est mise à prix. Il est tué. Son crâne rejoint les collections du musée de l’Homme en 1951. Puis « disparaît ». Les accords de Matignon de 1988 prévoient le retour d’Ataï en Nouvelle-Calédonie. Parole non tenue. « Retrouvé » au Museum national d’histoire naturelle, il est « restitué » en 2014, grâce à l’action d’un écrivain : Didier Daeninckx. 

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Le combat d’activistes déterminés a permis de faire rentrer Ataï dans l’humanité. Le moindre corps de l’indigène demeure en souffrance, même post mortem. Il est archivé. Et pourtant, une civilisation s’évalue à la façon dont elle traite les morts. Point zéro civilisationnel qui explique que la loi française stipule que « les restes des personnes décédées […] doivent être traitées avec respect, dignité et décence. » 

Il est clair que les enjeux de toute restitution sont à la fois matériels et symboliques. Matériellement, il s’agit d’un capital dont l’accumulation primitive a été permise par le pillage. C’est un obstacle de plus. 

Les propriétaires d’esclaves chassés d’Haïti indépendante furent dédommagés, les planteurs esclavagistes indemnisés après l’abolition de l’esclavage en France (1848), au Royaume Uni (1833). Pas question de réparer le tort fait aux esclaves, et à leurs descendants. François Hollande a ainsi déclaré, le 10 mai 2013, jour de commémoration de l’abolition de l’esclavage : « l’histoire ne peut pas faire l’objet d’une transaction ». 

La décolonisation des collections

Le même langage sert aujourd’hui car restituer aux uns, c’est déposséder les autres. Symboliquement, les restitutions des corps – combien de crânes peuplent-ils de fantômes les caves des musées européens ? – et des biens – combien d’œuvres créées « ailleurs » figurent-elles dans les collections publiques (et nationales) européennes ? - restituent au fond une histoire à ceux qui en ont été dépouillés, comme s’il n’y avait d’histoire – et de périodisation – qu’européenne. Rendre et partager : une décolonisation de plus, celle des collections. 

Pas question de réparer le tort fait aux esclaves, et à leurs descendants. François Hollande a ainsi déclaré, le 10 mai 2013, jour de commémoration de l’abolition de l’esclavage : « L’histoire ne peut pas faire l’objet d’une transaction »

En juin dernier, l’UNESCO organisait à Paris une grande conférence intitulée « Circulation des biens culturels et patrimoine en partage : quelles nouvelles perspectives ? ». Pour Lazarre Eloundou, directeur adjoint de la division du patrimoine de l’UNESCO, « c'est la première conférence de ce type ».

« Aujourd’hui », a-t-il dit, « nous sentons qu’il y a un besoin des pays africains, surtout, de construire leur développement en s’appuyant sur la culture ». Ce n’est pas nouveau. En 1969, en effet, lors du Festival panafricain d’Alger, un Manifeste culturel panafricain demande le recouvrement du patrimoine africain en Afrique. 

Sur cette base, l’ONU prescrit en 1973 le retour (appropriation illicite) ou la restitution (appropriation illégale). Puis le directeur-général de l’UNESCO, Amadou-Mahtar Mbow, lance en 1978 un « appel pour le retour à ceux qui l’ont créé, d’un patrimoine culturel irremplaçable ». Véritable décolonisation, ce retour, ou cette restitution, si elle était globale, serait, par ses enjeux, une nouvelle révolution copernicienne. 

- Seloua Luste Boulbina est philosophe, ancienne directrice de programme au Collège International de philosophie à Paris (2010-2016), actuellement chercheuse (HDR) à l’Université Diderot Paris 7. Théoricienne de la décolonisation, elle s’intéresse aux questions coloniales et postcoloniales, dans leurs dimensions politiques, intellectuelles et artistiques. Elle a publié Les Miroirs vagabonds ou la décolonisation des savoirs (arts, littérature, philosophie)L’Afrique et ses fantômes, Écrire l’aprèsLes Arabes peuvent-ils parler ?Le Singe de Kafka et autres propos sur la colonie et Grands Travaux à ParisElle a dirigé de nombreux ouvrages dont Dix penseurs africains par eux-mêmesDécoloniser les savoirs, Révolutions arabes : rêves, révoltes, révolutions ou Réflexions sur la postcolonie. Paraîtra en novembre Restitution : combat des chefs et chasseurs de têtes in Musées et restitutions, M-O. Blin et S. N’dour dir., PURH.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : les grandes statues royales du royaume de Dahomey (l’actuel Bénin) datant de 1890-1892 sont exposées en juin 2018 au musée du quai Branly-Jacques Chirac à Paris (AFP).

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