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« Sois un homme », ou la lente généralisation de la misogynie au Maroc

Le hashtag #Koun_Rajel (Sois un homme), incitant les hommes à couvrir « leurs » femmes, est devenu le déversoir d’une masculinité oppressante, fruit d’un lent basculement de la société marocaine vers une misogynie de plus en plus normalisée

Depuis quelques semaines, la toile marocaine bouillonne. Dans la vague des campagnes lancées ces derniers mois – et qui s'inscrivent dans un usage de plus en plus politisé des réseaux sociaux –, celle appelant les hommes à couvrir « leurs » femmes suscite le plus de polémique.

Ses initiateurs disent que « ce qu’on vit actuellement dans nos rues est scandaleux. Les femmes nous offrent leurs corps, comme si elles étaient nues, en mettant des tenues serrées, impudiques et choquantes. On est en train de vivre ce dont parlait le hadith des ‘’femmes habillées mais nues’’ », comme l'a expliqué l'un d'entre eux au Site Info.

Celles et ceux qui s'opposent à la campagne ont répondu par des vidéos, des posts sur Facebook et Twitter, et même une pétition adressée au chef du gouvernement, exigeant le retrait du hashtag.

Masculine et moralisatrice, la rue marocaine est un espace hostile aux femmes. Harcèlement, violences sexuelles et appels à se couvrir semblent, au final, faire bon ménage : à un islam patriarcal largement répandu, s'est ajoutée une hyper-sexualisation du corps féminin, vu comme un simple objet de jouissance.

Un regain du religieux ?

Pour nombre de femmes marocaines, la misogynie actuelle, formulée en des termes religieux, est une résultante de « l'islamisation du pays », ou une preuve du retour d’un islam patriarcal et décomplexé.

Pour mieux illustrer la thèse du retour d’une religiosité restrictive et extravertie, nombre de Marocain.e.s ont répondu à la campagne en postant des images des années 1960 du centre-ville de Casablanca saturé de femmes en jupes, ou des plages de la métropole économique, où la plupart des femmes portaient des maillots.

À ces images, certains des détracteurs de cet âge d’or ont répliqué avec des photos de femmes en haïk (un voile traditionnel marocain recouvrant le visage des femmes), tirées de la même période historique.

Harcèlement, violences sexuelles et appels à se couvrir semblent, au final, faire bon ménage : à un islam patriarcal largement répandu, s'est ajoutée une hyper-sexualisation du corps féminin, vu comme un simple objet de jouissance

L’anachronisme gagnant ses droits sur l’histoire, ces deux images, mobilisées pour illustrer des récits concurrents, négligent l’époque à laquelle elles se réfèrent, ses manières de faire, d'être et de penser, ses rapports particuliers à la religion, à la tradition ou au corps, et nient, en somme, son historicité.

À vrai dire, ni l'une ni l'autre image ne renvoie à des réalités historiques forcloses, mutuellement exclusives, ni ne sont chargées des significations qu'on souhaite leur imputer aujourd'hui. Ces deux images que le récit de « l'islamisation de la société » et, en miroir, celui de « la perte des repères moraux » mettent aujourd'hui en présence pour les confronter, coexistaient dans une certaine mesure.

Une histoire des mœurs

Le mythe d'un Maroc plus « libéral », plus « tolérant », plus « acceptant » envers la femme et qui, au tournant des années 80, allait renouer avec une piété maximale et prohibitive ne tient pas.

La religiosité était certes moindre – ou n’était pas formulée dans les mêmes termes qu’aujourd’hui – mais la tradition y suppléait. Les femmes étaient, pour une grande partie d'entre elles, recluses.

Pour nombre de femmes marocaines, la misogynie actuelle, formulée en des termes religieux, est une résultante de « l'islamisation du pays »

Les images de femmes en jupe au centre-ville de Casablanca, ou les photographies d'époque montrant des femmes en maillot à la plage de Aïn Diab dans les années 1960 sont trompeuses : la métropole économique n'était tout simplement pas la même ; elle a, par la suite, connu d'importants changements démographiques dus, notamment, à l'exode rural. Elle était encore marquée par une quarantaine d'années d'européanisation, qui ont façonné les codes vestimentaires, les pratiques urbaines, les identités civiques, et modelé les comportements.

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S’il est vrai que jusqu’au tournant des années 2000, le port du maillot – et plus largement, l’habit féminin – ne suscitait pas autant d’anathèmes, cela ne veut pas dire qu’il était largement accepté ; il n’y avait peut-être pas de réprobation publique, mais celle-ci était en latence.

La question a préexisté aux mouvements islamiques, mais n’était pas formulée de la même manière – le tabarruj [fait ne pas porter le voile islamique] n’allait revêtir une charge morale aussi négative et recouvrir sa centralité que dans les années 1990 et 2000 – ni n’occupait la même importance dans le marché des valeurs.

C’est en des termes relevant de la coutume et de la tradition qu’elle était formulée. Dans les années 1960, le lent remplacement du haïk par la djellaba dans le Maroc urbain s'était heurté à l'opposition des nationalistes et des autorités marocaines, qui trouvaient la djellaba non conforme à la tradition.

Le lent remplacement du haïk par la djellaba dans le Maroc urbain s'était heurté à l'opposition des nationalistes et des autorités marocaines

La djellaba sans capuchon avait même été présentée « comme l'une des causes de la sécheresse du début des années 60. Je me rappelle des manifestants qui scandaient dans la rue: ‘’djellaba bla qoubb ma khellat chta tsebb’’ (‘’la djellaba sans capuchon empêche la pluie de tomber’’) », se remémore l'anthropologue Hassan Rachik.

La construction de la problématique du tabarruj a donc bénéficié d’un état d’esprit bien enraciné. Le Maroc de Hassan II a été, jusqu’aux années 90, un État sans grands espaces de liberté où les conceptions des uns et des autres auraient pu se confronter, donc sans espaces où la charge conflictuelle de certaines questions pouvait s’exprimer.

L’ère chimérique de la « vertu »

Les efforts des mouvements islamiques qui, dans un premier temps, n’ont pas cherché à entrer en confrontation ouverte avec la tradition, mais se sont plutôt présentés en tant qu’« alliés objectifs » de celle-ci pour la transformer et la reformuler en leurs propres termes, puis l’apparition de la télévision satellitaire, ont permis de poser la problématique du voile dans le débat public.

https://twitter.com/ph6xfqvk/status/1023475261717794816?s=12

Traduction : « Gloire à Dieu ! Même avec son niqab elle s’est montrée timide devant le photographe. En effet, la pudeur est la plus belle chose chez une femme #Koun_Rajel »

Quant au mythe de l'âge d'or de la « vertu » qu'aurait été le Maroc post-indépendance, il est lui aussi illusoire. Nombre de femmes marocaines portaient certes le haïk, mais d'autres issues de générations plus jeunes ne le portaient pas. Il semblerait qu'il ait été perçu comme un symbole de tradition, voire d'une ruralité dépréciée.

Quant au mythe de l'âge d'or de la « vertu » qu'aurait été le Maroc post-indépendance, il est lui aussi illusoire

Et « dans les années 70 comme dans les années 80, la plupart des femmes de la bourgeoisie rurale qui portent la tenue traditionnelle ne portent pas de ‘’voile islamique’’, même si leurs cheveux sont couverts, et peuvent parfaitement, à l’occasion de déplacements, porter des tenues occidentales avec les cheveux découverts », rappelle le politiste Jean-Noël Ferrié.  Le dualisme vestimentaire des femmes issues de la bourgeoisie rurale donne à voir un habit occidental valorisé, perçu comme un attribut de civilité, de modernité, etc.

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C'est que les codes vestimentaires n'étaient tout simplement pas perçus dans les mêmes termes qu'aujourd'hui. Peut-être étaient-ils produits par des normes morales, mais celles-ci étaient déconnectées, du moins en partie, des préceptes de l'islam sur le tabarruj tels qu’on les conçoit aujourd’hui, et qui n'allaient revêtir l'importance qu'on leur connaît qu'au cours des années 90. Ces normes étaient également concurrencées par d’autres héritées du Protectorat, et reconduites à l’indépendance.  

« Islamisation de la ville »

Souvent mise en cause, « l’islamisation de la ville » dans les années 1990 et 2000 aurait été, selon certain.e.s, à l’origine de la situation actuelle. Or, celle-ci n’est pas aussi récente.

Dès son indépendance, le Maroc a été le terrain d'une confessionnalisation lente et graduelle de l'espace urbain, qui a permis d’imprimer l’identité musulmane de la société dans la cité.

Partant d'une volonté d'entreprendre une requalification confessionnelle de la ville nouvelle qui était celle de l'Européen, la construction intensive de mosquées visait l'appropriation de cet espace qui était encore étalonné par les pratiques et les normes sociales qui avaient cours pendant le Protectorat.

Une enfant participe à une manifestation du Parti de la justice et du développement (islamiste) et du parti islamiste non reconnu Al Adl Wal Ihsane (AFP)

Le dualisme vestimentaire des femmes issues de la bourgeoisie rurale, par exemple, donne à voir la manière dont les représentations et les pratiques coloniales de l'espace urbain et des villes nouvelles lui ont survécu, et se sont encryptées dans les attitudes même après l’indépendance.

La construction intensive de mosquées visait l'appropriation de la ville qui était encore étalonnée par les pratiques et les normes sociales qui avaient cours pendant le Protectorat 

Pour les femmes actives ou celles appartenant à certaines catégories sociales, l'habit occidental semblait le plus approprié dans l'espace urbain.

Cette requalification confessionnelle n'a pas été « un véritable mouvement de ‘’reconquête’’ de la ville, comme ce fut le cas en Algérie », mais elle peut être saisie « à la fois comme vecteur et signe apte à requalifier et à reconnoter les espaces conçus à l’origine comme non musulmans (ceux de l’ex-ville neuve). Ce qui implique, par ailleurs, l’interférence de nouvelles normes urbaines et de pratiques du territoire », note le géographe Raffaelle Cattedra.

L'appropriation de la ville nouvelle « contribue donc à légitimer, après l'indépendance politique, une ‘’reconversion symbolique’’ (et confessionnelle) du territoire, et à affirmer, par conséquent, des répertoires correspondants d'actions sociales et de territorialités urbaines », écrit-il.

Coller l’idéologie aux corps

Ce balisage de l'espace urbain a permis la montée d'une idéologie islamique qui a été encouragée par l'État marocain dans les années 1980 pour contrer la gauche. La ville, désormais traversée de poussées morales et religieuses, allait servir de socle et de support à la diffusion d'une idéalité islamique, et constituer un lieu d'apprentissage social.

Dans les années 1980, l'ouverture relative d'un espace public autrefois restreint et réduit a permis aux mouvements islamiques de diffuser une doctrine qui allait coller au plus près des corps.

Mais ce n'est qu'avec la généralisation de la télévision satellitaire que la problématique du tabarruj est devenue centrale. Les prêches enflammés contre le tabarruj dans les chaînes de télévision religieuses étrangères – financées par l’Arabie saoudite en grande partie – allaient être repris, voire réadaptés par les prêcheurs et locaux.

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La construction de cette problématique s'est accompagnée d'une mise en correspondance du tabarruj avec d'autres « vices » qui mineraient le monde arabo-musulman, et donc permettre une montée en généralité.

Certains prêcheurs n'hésitent par ailleurs pas à considérer le tabarruj comme une « fitna » [discorde créatrice de désordre] dans laquelle s'originent nombre de maux sociétaux, ou comme un « cheval de Troie » visant, au choix, l'occidentalisation ou la destruction des sociétés musulmanes.

En l'instituant comme socle de la lutte contre la désislamisation des sociétés, ces prêches ont largement contribué à populariser l'idée selon laquelle c'est autour de la lutte contre le tabarruj que devraient être articulées les actions prioritaires visant à instituer une société islamique et vertueuse, et à accorder une place centrale au voile dans la morale populaire.

Mise sous tutelle des femmes

Le corps des femmes allait donc devenir l'interface des luttes entre « conservateurs » et « progressistes » ; le mouvement féministe marocain, dominé jusqu’aux années 2000 par des militantes de gauche, était imprégné d’idéaux laïques, et n’a pu intégrer la question du voile dans son combat, laissant entièrement celle-ci entre les mains des mouvements islamiques

Les prêches sur le tabarruj étaient souvent accompagnés d'un appel non pas aux femmes elles-mêmes, mais à leurs « tuteurs » pour qu'ils assument leurs responsabilités.

Des Marocains manifestent à Rabat le 6 juillet 2015 contre l’arrestation de deux femmes pour tenue indécente et contre l’agression d’un homosexuel dans la ville de Fès (AFP)

C’est dans la lignée de ces appels que se situe la campagne « Koun Rajel ». Bien plus que l’objectif poursuivi par la campagne, le choix du destinataire (l’homme) dit toute l’importance du régime de tutorat qui a longtemps prévalu et disposé d’une assise normative.

Le mouvement féministe marocain, imprégné d’idéaux laïques, n’a pu intégrer la question du voile dans son combat, laissant entièrement celle-ci entre les mains des mouvements islamiques

Dès son indépendance, le Maroc allait normaliser et légitimer la mise sous tutelle des femmes. La codification de la première Moudawana (le code du statut personnel), entreprise en 1957 et 1958, s’était accompagnée d'une rénovation qui, à l'époque, avait été jugée « timorée » comparée à celles entreprises dans d'autres pays arabes.

Si au lendemain de l'indépendance du Maroc, en 1956, l'édification du corpus juridique du royaume a connu un recul progressif du fiqh (la jurisprudence islamique) au profit du droit positif, le fiqh est resté très présent dans le domaine juridique du statut personnel.

Et aujourd’hui encore, la Moudawana représente l'un des derniers bastions du fiqh dans le droit marocain.

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La première Moudawana a servi de « monnaie d’échange » dont la monarchie s'est servie « pour asseoir les fonctions juridiques, politiques et économiques du Maroc indépendant et affermir la légitimité du pouvoir [...], l’enjeu était de déléguer aux hommes le pouvoir de contrôler les femmes et de mettre en place un État patriarcal, dont les contours seront affinés par retouches successives et les bases consolidées par étapes », comme l'écrivait l'avocate Rabea Naciri dans un travail de réflexion paru en 2002.

En 2003, la révision du code du statut personnel, à laquelle ont participé le mouvement féministe, des oulémas et le champ politique, a abouti à la désacralisation de la Moudawana, longtemps considérée comme un domaine réservé des oulémas.

L'émancipation progressive des femmes marocaines [...] se heurte à des résistances de plus en plus déclarées, ainsi qu'à des poussées morales comme la campagne « Koun Rajel »

Cette révision a, néanmoins, été l'occasion de réaffirmer l'immuabilité du référentiel religieux du code de la famille, rénové grâce au recours à l'ijtihad [réinterprétation et adaptation des lois à partir des textes sacrés ou du fiqh].

Intérioriser l’assujettissement 

Malgré cela, la nouvelle Moudawana est perçue de manière négative par nombre d’hommes marocains, qui y voient une loi écartée des préceptes de l’islam. Malgré l’abolissement de la tutelle qui a longtemps pesé sur les femmes, celle-ci perdure dans les faits.

Outre les dispositions du code du statut personnel, la non-pénalisation de certains crimes et délits (le harcèlement et d’autres types de violences faites aux femmes n’ont été pénalisés qu’en 2018) et les interprétations souvent conservatistes de la loi qui ont été faites par les juges ou par les autorités marocaines ont donc dédoublé ce processus de façonnement du tolérable et de l'intolérable, et légitimé le travail de monopolisation des conduites légitimes par les hommes.

Tout ceci a contribué à la situation actuelle. L'émancipation progressive des femmes marocaines qui, de plus en plus, s'écartent des schémas classiques et des tâches auxquels les assigne l'identité de genre qui leur a été forgée par la société marocaine, se heurte à des résistances de plus en plus déclarées, ainsi qu'à des poussées morales comme la campagne « Koun Rajel ».

Révélatrice de toutes les tares de l'éducation marocaine, des stéréotypes hiératiques qu'elle transmet ainsi que de la persistance des normes masculines dans l'espace public, la campagne actuelle invite à se saisir de l'éducation comme fondement et point nodal de toute entreprise visant à instaurer une égalité des genres: redéfinir les masculinités, et briser les schémas figés auxquels sont assignées les femmes.

- Reda Zaireg est un journaliste indépendant marocain. Après avoir travaillé pour l'hebdomadaire francophone TelQuel, il a rejoint la rédaction du journal en ligne marocain Medias24.com, puis le Huffington Post Maroc en tant que journaliste politique. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @RZaireg.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye

Photo : des Marocains manifestent le 28 juin 2015 à Casablanca contre l’arrestation de deux femmes dont la tenue a été jugée inappropriée alors qu’elles se promenaient en robe sur un marché d’Inezgane, dans la banlieue sud d’Agadir (AFP).

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