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Avec des volontaires américains dans un dispensaire sur le front de Mossoul

À l'est de Mossoul, un dispensaire accueille les blessés victimes des derniers combattants de l'EI qui résistent. Là, avec les moyens du bord, deux volontaires américains tentent de sauver des vies
Dispensaire sur le front des quartiers Est de Mossoul : Pete Reed (à gauche) et Derek Coleman, 27 ans tous les deux, reprennent leur souffle pendant l’un des nombreux temps d’attente (MEE/Gareth Browne)

MOSSOUL, Irak – Une main serrée sur le bras de son fils et le goutte-à-goutte de sérum physiologique dans l’autre, Hamdiya Saleh, 30 ans, avance en trébuchant sur les gravats. La jeune femme de Mossoul marche depuis plusieurs heures, son abaya noire traînant par terre, pour rejoindre la clinique d'al-Samah, quartier Est bigarré de Mossoul.

Exactement cinq jours plus tôt, son fils de 9 ans, Thanoor Saleh, a été pris dans l’explosion d’un mortier tiré par le groupe État islamique (EI). Leur maison, dans le quartier Est désormais partiellement libéré d’Aden à Mossoul, est souvent la cible des mortiers que l’EI tire en représailles, toutes les heures en moyenne.

Thanoor jouait dans la rue autour de sa maison, quand il sa reçu un éclat d’obus au cou. Malgré des soins quasi-immédiats, la blessure n’est pas encore guérie et ce dispensaire, géré par les médecins des forces spéciales irakiennes et soutenu par l’Académie de médecine d’urgence, une ONG américano-slovaque, est le seul centre de soins sur le front des quartiers Est de la ville. C’est leur seule planche de salut.

Hamdiya et son jeune fils ont besoin d’un suivi médical et arrivent parmi les premiers à la clinique, aux premières heures de la matinée. Pete Reed, 27 ans, vient de Trenton, dans le New Jersey. Ce barbu charismatique, ancien fusilier des Marines américaines, fort de deux missions en Afghanistan, aide à présent à faire tourner le dispensaire.

Après avoir quitté les Marines, il a été un moment moniteur de ski, avant de sentir, fin 2015, qu’il lui fallait partir en Irak, à l’origine pour combattre aux côtés des Kurdes. Mais il a vite compris que ses compétences de médecin de guerre seraient infiniment plus précieuses. Il explique à Hamdiya qu’elle doit emmener son fils à l’hôpital. Il a encore l’éclat d’obus logé dans sa blessure et a besoin de soins – sans doute chirurgicaux – or la formation du personnel ne va pas au-delà des premiers soins traumatiques : cela ne relève donc pas de leur compétence.

Des médecins de l’armée irakienne, assistés par ceux de l’ONG américano-slovaque, luttent pour extraire l’éclat d’obus de la blessure d’un jeune garçon, touché lors d’un tir aveugle de mortier par l’État islamique (MEE/Gareth Browne)

Le trajet ne dure normalement pas plus d’une heure, mais la route entre les quartiers Est de Mossoul et Erbil est barrée d’au moins quatre postes de contrôle, certains aux mains de l’armée irakienne et, plus loin, ce sont les peshmergas kurdes.

Le transfert en ambulance ne devrait donc pas poser trop de problèmes, mais nous sommes ici sur le front humanitaire de la guerre contre l’EI, où rien ne se passe normalement. Hamdiya parvient à la clinique en fin d’après-midi au moment où les médecins rangent leur matériel, comme des commerçants après une longue journée. Elle raconte comment elle et son fils ont été arbitrairement arrêtés à deux postes de contrôle peshmergas et qu’ils ont mis presque cinq heures pour arriver jusqu’ici. Certains soldats lui ont répété que son fils « allait aussi bien que possible » et n’avait pas besoin de soins supplémentaires. Ensuite, en arrivant à l’hôpital, Hamdiya s’est entendue demander : « Qu’êtes-vous venus faire ici ? Vous êtes arabes », et ils ont été refoulés.

Les tensions entre Arabes et Kurdes ont pris de plus en plus d’ampleur ces dernières semaines et de nombreux Kurdes se méfient énormément des sunnites qui fuient Mossoul, ville à majorité arabe. Suite à la libération de Ramadi en début d’année, l’EI a essayé d’attaquer les postes de contrôle en envoyant des femmes dont l’abaya dissimulait des ceintures d’explosifs. Des combattants ont aussi essayé de fuir la ville assiégée, se faisant passer pour les civils et rendant la vie encore plus pénible pour les civils qui ne demandaient qu’à fuir.

« Nous faisons notre possible, c’est tout »

La mésaventure d’Hamdiya n’a rien d’exceptionnel. Le sergent-chef Ghali, porte-parole moustachu de l’unité médicale du corps d’élite antiterroriste est responsable du bon fonctionnement du dispensaire : « Nous voyons ça tous les jours », et « sommes parfois obligés d’envoyer les gens se faire soigner à Bagdad [distante de 400 kilomètres] »

Officiellement, le dispensaire est une installation militaire irakienne, mais le soutien de l’ONG est aussi bienvenu qu’indispensable. Les médecins militaires irakiens et le personnel de l’ONG – Reed et Coleman en particulier – travaillent main dans la main pour soigner les patients, entretenir le dispensaire et faire venir le matériel. Ces deux hommes sont venus en Irak en fin d’année dernière, sans trop savoir pourquoi si ce n’est d’aider dans la bataille contre l’État islamique. Or, il est vite apparu que les soins médicaux traumatiques de base et la formation qu’ils pouvaient dispenser seraient des moyens autrement plus efficaces de se rendre utiles. Ils travaillaient initialement avec les peshmergas kurdes et ce n’est que depuis quelques semaines qu’ils collaborent avec les forces irakiennes. Ils ont dû séduire les généraux et se débrouiller pour franchir les postes de contrôle militaires en se faisant passer pour des « forces spéciales ». Ils reconnaissent volontiers qu’ils y sont allés « au culot ».

À cause de ces soins tardifs, voire du refus de soins chirurgicaux et traitements médicaux plus sophistiqués, beaucoup de gens y laissent leur vie, comme l’admet Reed : « Nous sommes bien conscients que beaucoup de nos patients décèdent pendant leur transfert d’ici aux hôpitaux d’Erbil. Nous faisons ce que nous pouvons, c’est tout ».

Peter Reed, ancien fusilier des Marines américains, s’efforce d’enrayer une hémorragie sur un patient. Ce n’est qu’un patient parmi les dizaines d’autres que le dispensaire traite chaque jour (MEE/Gareth Browne)

Le collègue de Reed, Derek Coleman ajoute : « Le maillon faible ce sont les soins médicaux suite au passage des patients chez nous. Tout ce que nous pouvons faire, en fait, c’est les stabiliser et leur offrir un sursis supplémentaire en espérant qu’ils s’en sortent. Notre travail est d’autant plus difficile que nous craignons sans cesse la présence parmi les blessés de combattants et sympathisants de l’EI. Et cette partie de l’Irak souffre depuis toujours des tensions entre Kurdes et Arabes ».

Au dispensaire, le temps se répartit en longues périodes d’attente – des moments de réflexion soudain interrompus par l’afflux d’un grand nombre de blessés. C’est pendant ces fragiles accalmies que s’échangent de profondes conversations sur les événements, entrecoupées de blagues d’un humour macabre. Comme l’explique Reed, cigarette aux lèvres et canette de boisson énergétique américaine à la main, « certains jours, nous traiton 60 patients, et le lendemain on n’en reçoit seulement 25, mais ce n’est pas plus facile pour autant, parce qu’on a alors tout le loisir de repenser à tel ou tel blessé de la journée – bref, pendant les temps de pause, on gamberge, et c’est encore plus dur ».

Le collègue de Reed, Derek Coleman, 27 ans, ancien mécano de San Diego, a reçu dans le civil une formation médicale basique, mais cela ne l’a pas empêché pour autant d’apporter sa contribution. Comme Reed, il était au départ parti en Irak pour rejoindre les combattants étrangers venus se battre aux côtés des Kurdes. Seulement voilà, comme il le dit dans son langage fleuri, « Je me suis rendu compte que c’était de la m****, et j’avais mieux à faire de mon temps ».

Derek Coleman était au départ parti en Irak pour rejoindre les combattants étrangers venus se battre aux côtés des Kurdes. Seulement voilà, comme il le dit dans son langage fleuri, « Je me suis rendu compte que c’était de la m****, et j’avais mieux à faire de mon temps »

Tous les deux se montrent extrêmement critiques sur la situation médicale en général. « Il n’y a aucune coordination entre le gouvernement et toutes les agences, chacun fait son boulot dans son coin », déplore Coleman.

On serait facilement tenté de les taxer tous deux d’accros à la guerre, comme c’est déjà arrivé. Or, Coleman donne l’impression d’être cultivé et intelligent. Il lui arrive fréquemment de citer John Stuart Mill au hasard d’une conversation, et quand il répond à des questions ardues, c’est d’une façon argumentée : rien à voir avec l’étiquette d’accro à la guerre que certains essaient de lui coller. Coleman se souvient de cette jeune fille qu’il a récemment soignée. « Elle ne s’en est pas sortie », commence-t-il en évitant le regard des autres ; puis, d’une voix brisée il ajoute, « mais le plus dur, je me souviens, c’est que j’avais son sang sur mes mains et j’ai dû me les laver longtemps pour le nettoyer ».

Il a beau avoir passé des mois au milieu de toute cette souffrance, il ne s’est pas forgé de carapace pour autant. Il est clair aussi que Reed n’est pas venu ici seulement pour se faire plaisir. Il sait dispenser des soins en situation d’urgence dans les zones de conflit, grâce à la qualité de son expérience – au point qu’il fait souvent basculer du bon côté des cas a priori désespérés.

Alors que nous évoquons avec Coleman ses chars d’assaut de prédilection, nous voilà interrompus par le bruit angoissant d’un véhicule blindé Humvee de la « Division Or ». Sirène hurlante, il s’arrête en dérapant et des civils extraient deux hommes du véhicule – des frères, tous les deux blessés lors d’une attaque au mortier de l’EI. « Mettez celui-ci sous oxygène », crie Reed, remarquant immédiatement l’état critique du premier des hommes tirés du véhicule.

Quelques minutes plus tard, Ali Khalil, 27 ans, est déclaré mort, et tout le monde se concentre alors sur son frère, Umar Khalil, qui git sur une civière dans la cour du bâtiment, la poitrine enveloppée d’un gros bandage. « Comment va mon frère ? » demande-t-il à plusieurs reprises. « Ne vous inquiétez pas, il va s’en tirer », lui chuchote un médecin irakien à l’oreille.

Aucun soutien

Le voisin du frère, épuisé et couvert de poussière, attend devant le dispensaire. Umar est maintenant stabilisé et Ali mort : ils discutent alors de la suite. La coutume islamique veut qu’après le décès, le corps soit enterré le plus rapidement possible. « Nous ne pouvons pas nous contenter de l’enterrer tout de suite, il faut permettre à sa famille de voir le corps », s’écrie Ubay Abdel Basset, le voisin qui a sauvé Ali des décombres. Il explique qu’une grande partie de la famille a fui Mossoul et se trouve à Erbil. Cependant, ils n’ont pas de carte d'identité : guère de chance que leur voiture passe au travers des postes de contrôle. Ils optent donc pour revenir à Mossoul. Le corps d’Ali est emballé dans une couverture et ils montent dans un Humvee militaire irakien, direction la concession familiale dans un cimetière d’al-Qadisiya, un quartier de Mossoul.

Un Humvee transporte le corps d’Ali Khalil, tué lors d’un tir de mortier, pour le ramener à al-Qadisiya, banlieue de Mossoul où il sera enterré (MEE/Gareth Browne)

Avec le nombre croissant des victimes, ce n’est qu’un exemple parmi d’autres des dilemmes logistiques que doivent de plus en plus souvent résoudre les familles.

Le véhicule accélère en direction des tirs d’artillerie qu’on entend au loin. Ali s’écrie : « Seul Dieu peut nous venir en aide. Nous retournerons à Mossoul. Demain, nous mourrons peut-être, mais nous retournerons à Mossoul ». Et, vingt minutes plus tard, les patients sont partis aussi vite qu’ils sont arrivés. La clinique retrouve son silence de mort, à peine troublé par un soldat irakien qui s’échine sur une serpillère pour éponger le sang.

Un grand nombre de blessés ne s’en tirent pas mais pour ceux que la clinique parvient à sauver, le plus dur reste à faire. Vers la fin de la pause déjeuner des médecins, un homme d'âge mûr arrive, debout entre son père et un frère, les bras appuyés sur leurs épaules ; il est installé sur une civière, où il gémit, prononçant sans cesse quelques mots à peine audibles – « mes jambes, mes jambes ».

Sami Abdul-Razaq a essayé de fuir la ville en tenant un drapeau blanc à la main. Ce qui n’a pas empêché un tireur embusqué de l’EI de lui tirer dans le dos. Un médecin irakien fouille ses poches à la recherche d’une clé mais, vu l’urgence, se contente de prendre une paire de ciseaux à sa portée. Du bout pointu, il pique doucement les pieds de l’homme dans l’espoir d’obtenir une réaction – qui ne vient pas : « Ce n’est pas bon signe », se dit-il à mi-voix.

« Si l’on réchappe à l’État islamique, on risque de se faire rattraper par l’inefficacité chronique qui règne ici »

On ne trouve pas facilement le soutien psychologique et physiologique dont ont besoin ceux qui ont survécu à leurs graves blessures en Irak, et même si l’on trouve une ONG ou un service gouvernemental capable de venir en aide aux patients, le traitement est souvent retardé ou incomplet, à cause du manque de coordination et de la bureaucratie. Ce sont ces mêmes obstacles qui provoquent les pénuries de matériels de ce dispensaire, qui n’a pas encore une ambulance. Parce qu’ils n’ont pas les papiers nécessaires, les civils grièvement blessés se retrouvent donc souvent bloqués pendant des heures devant les postes de contrôle militaires.

Comme le dit un volontaire humanitaire d’une ONG, qui souhaite rester anonyme, « Si l’on réchappe à l’État islamique, on risque de se faire rattraper par l’inefficacité chronique qui règne ici ».

Traduction de l’anglais (original) de [email protected]

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