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Charlie Hebdo, le spectre des années de plomb pour les journalistes algériens

L’attentat contre Charlie Hebdo a ranimé les souvenirs de la guerre civile algérienne. La publication d’une nouvelle représentation du prophète Mohamed a aussi donné lieu à des manifestations à Alger
Un Algérien brandit une affiche disant « Je suis Mohamed » lors d’une manifestation contre la publication d’une nouvelle caricature du prophète Mohamed par le magazine satirique Charlie Hebdo, le 16 janvier 2015 à Alger (AFP).

Quand il a appris l’attentat contre le siège de Charlie Hebdo, Akram Belkaïd, journaliste algérien, a senti revenir comme une peur ancienne qu’il pensait soigneusement enfouie dans le quotidien de sa vie parisienne. « Une foule d’images est remontée d’un coup. J’ai aussitôt pensé à tous les attentats contre les journaux algériens et les assassinats des journalistes pendant la guerre civile algérienne. Mes souvenirs de ces années de plomb n’ont jamais totalement disparu mais cette sensation de devoir toujours faire attention, de vivre sur le qui-vive et de craindre chaque jour pour sa vie est comme remontée à la  surface ».

La guerre civile algérienne, comme la nomme les médias, Akram Belkaïd ne l’appelle jamais autrement que « cette époque-là ». 1988, prémisse de « cette époque-là », l’Algérie tangue dangereusement. Son économie planifiée, totalement dépendante des hydrocarbures, souffre de la chute brutale du prix du pétrole. Un chômage endémique frappe une jeunesse désabusée qui trouve dans les prêches à la mosquée ou dans une émigration fantasmée des exutoires stériles.

Sur le plan politique, le Front de libération nationale (FLN), le parti unique, voit sa légitimité née de la guerre d’indépendance contestée. Le 5 octobre 1988, des manifestations spontanées ont lieu un peu partout dans le pays. L’armée algérienne tire sur les foules, réponse dont la brutalité inouïe envenimera les tensions. Acculé, le pouvoir algérien entreprend des réformes institutionnelles. Des partis politiques se forment alors, dont le FIS, le Front islamique du salut.

En décembre 1991, le FIS emporte le premier tour des élections législatives. La nomination d'un gouvernement islamique semble alors inéluctable. Mais le 11 janvier 1992, l’armée, se posant en gardienne sourcilleuse de l’héritage de 1962, décide l’annulation pure et simple des élections. L’Etat d’urgence est proclamé, le FIS dissous, des milliers de ses membres emprisonnés. Les islamistes passent alors dans la clandestinité armée. Dès lors, la guerre sera sans merci entre l'Etat algérien et les groupes islamiques armés et fera près de 150 000 morts entre 1991 et 2001, selon des sources officielles. Cette « guerre invisible », selon les mots de l’historien Benjamin Stora, sera dominée par les massacres des populations civiles.

Les journalistes en première ligne

Durant cette guerre larvée, une centaine de journalistes et employés de presse seront assassinés par les groupes armés. Tout commencera par une fatwa en décembre 1992 décrétant que les journalistes étaient, à l’instar de l’armée, des ennemis. Elle fut relayée dans toutes les mosquées tenues par le Front islamique du salut. Hassane Zerrouky, alors journaliste au quotidien Le Matin, se souvient : « Mourad Si Ahmed, dit El-Afghani, un des émirs du Groupe islamique armé (GIA) avait étendu la lutte armée au combat contre les journalistes. Son mot d’ordre était simple : "Ceux qui nous combattent par la plume périront par la lame." Quatre de mes collègues furent assassinés et les locaux ont été partiellement détruits par deux attentats à la voiture piégée ».

Tahar Djaout, directeur de la revue Ruptures, sera le premier journaliste tué par les islamistes. Sa célèbre phrase, « Le silence, c’est la mort. Si tu te tais, tu meurs. Si tu parles, tu meurs. Alors parle et meurs ! », deviendra la devise de la presse algérienne. De façon symbolique, cette phrase circulera énormément sur les réseaux sociaux français, comme une ultime épitaphe aux journalistes de Charlie Hebdo.

Autre journaliste emblématique qui mourra en décembre 1994 sous les balles d’un commando armé, Saïd Mekbel, le fondateur du quotidien francophone Le Matin. Son dernier article, « Ce voleur qui », porte encore l’empreinte d’une terreur devenue constante : « Ce voleur qui, dans la nuit, rase les murs pour ­rentrer chez lui, c’est lui. Ce père qui recommande à ses enfants de ne pas dire dehors le méchant métier qu’il fait, c’est lui. […] Cet homme qui fait le vœu de ne pas mourir égorgé, c’est lui. Lui qui est tous ceux-là et qui est seulement journaliste. »

Vingt ans après, Hassane Zerrouky décrit un quotidien qui sombrait parfois dans la folie la plus absurde : «  Nous avions remarqué que les assassinats de journalistes avaient le plus souvent lieu le mardi. Nous avons fini par comprendre que circulait dans les milieux djihadistes une croyance selon laquelle ce jour-là les portes du paradis étaient fermées. Ils attendaient ce jour-là pour nous tuer. Les cimetières sont devenus, de 1993 à 1999, le rendez-vous des journalistes, vivants et morts ».

Une sidération aux airs de déjà vu

Le modus operandi de l’attentat contre Charlie hebdo, deux hommes armés pénétrant dans les locaux, rappelle à Akram Belkaïd l’attentat contre le quotidien l’Hebdo Libéré en mars 1994 : « Cinq hommes se sont présentés au journal comme des policiers en civil. Ils sont venus le jour du bouclage, pensant y trouver toute la rédaction. Heureusement, le carnage a été évité car la rédaction avait été déplacée dans un autre bâtiment. Mais deux personnes, dont un photographe, ont été tuées ce jour-là et trois employés du journal grièvement blessés. »

Les sièges des quotidiens Le Soir d’Algérie, Alger Républicain et Le Matin, seront aussi détruits ou endommagés par différentes attaques.

Hassane Zerrouky souligne l’incapacité de l’Etat algérien à protéger les journalistes : « L’Etat algérien était dépassé. Certains quartiers de la banlieue est d’Alger étaient sous contrôle des islamistes et le pouvoir était sur la défensive. Il a pu aussi minimiser la gravité de ce qui se passait. Avec le recul, je m’étonne encore et me dis que nous sommes revenus de loin. Alger était devenue presque comparable à Bagdad, avec des voitures piégées qui explosaient chaque jour. Certains services secrets occidentaux pensaient même que l’Algérie deviendrait à court terme un nouvel Afghanistan. »

Mais au-delà de cette seule impuissance étatique,  le journaliste aujourd’hui employé par le quotidien français l’Humanité, ajoute : « Nous étions entre le marteau et l’enclume. Les islamistes nous menaçaient de mort et l’Etat, pour un article qui déplaisait, nous menaçait de censure, de procès, voire de fermeture. C’était un double combat à mener de front ».

Devant cette situation dramatique, beaucoup de journalistes et intellectuels algériens choisiront l’exil. On estime ainsi que 400 000 Algériens firent le choix de partir, la plupart aux Etats-Unis et au Canada. « Ce fut un exil massif des forces vives du pays que l’Algérie paye encore aujourd’hui », analyse Hassane Zerrouky.

Quid du soutien international ?

Omar Belhouchet, directeur de l’emblématique quotidien El-Watan a déclaré à la radio France Culture, après le tollé international suscité par l’attaque contre Charlie Hebdo : « Nous n’avons pas eu, malheureusement, cette mobilisation internationale pour la presse algérienne. Seules les organisations luttant pour la protection des journalistes nous ont soutenus. »

Même constat sans appel pour Hassane Zerrouky : « Nous n’avions eu droit à aucune manifestation de solidarité. Les massacres continuaient dans un huis clos scandaleux. Certains journaux étrangers insinuaient même que ce n’était pas les islamistes qui tuaient, alors même qu’une branche du GIA, le Front islamique du djihad armé, revendiquait ouvertement les assassinats des journalistes. »

Akram Belkaïd, aujourd’hui journaliste indépendant à Paris, se montre moins tranchant : « Nous n’avons pas eu bien sûr le même soutien international que pour Charlie Hebdo. Mais si on regarde bien, les attentats de Londres et de Madrid n’ont plus. Il y a quand même eu une solidarité, des gens comme le sociologue Bourdieu avait créé le comité de soutien aux intellectuels algériens ; Reporters Sans Frontière aussi avait été très présent. Il ne faut pas oublier que le monde était, à l’époque, impuissant. »

L’onde de choc de Charlie hebdo

En plus de raviver de terribles souvenirs, est apparue aussi une crainte diffuse que l’onde de choc de l’affaire Charlie Hebdo réveille le spectre de la guerre civile dans une société algérienne jamais vraiment pacifiée.

En effet, la publication d’un numéro spécial de Charlie Hebdo avec en couverture une autre représentation du Prophète Mahomet a poussé quelques milliers de personnes à défiler à Alger le 16 janvier. Des pancartes brandies indiquaient en français et en arabe : « Je suis Mohamed », allusion au « Je suis Charlie » utilisé en France après l'attentat.

 « Un air de début des années 1990 » pour la presse algérienne, qui pointe avec inquiétude d’autres slogans entendus. Certains manifestants scandaient en effet « Pour la République islamiste, nous vivons, pour elle nous mourrons», mot d’ordre du FIS avant la guerre civile.

Akram Belkaïd tempère l’inquiétude et analyse : « Ce ne sont pas ‘’les’’ Algériens mais ‘’des’’ Algériens qui ont  protesté ce vendredi. Et puis cette manifestation a eu lieu en marge de la sortie des mosquées. » Mais le journaliste interroge cependant la possibilité qu’ont eue les protestataires de marcher dans Alger alors que le droit de manifester n’est pas reconnu en Algérie : « Etait-ce spontané ou ont-ils eu une autorisation ? Dans ce cas, pourquoi les laisser faire ? Qu’espère le  pouvoir algérien ? ».

Une interrogation d’autant plus vive que le président Bouteflika avait condamné « vigoureusement » l'attaque terroriste contre Charlie Hebdo dans un message de condoléances adressé à François Hollande. Il avait précisé : « Le peuple algérien, qui a souffert pendant de longues années des affres du terrorisme, mesure l’émotion du peuple français ami. »

Hassane Zerrouky se montre inquiet et dénonce une manifestation « dont les mots d’ordre rappellent ceux qui ont plongé l’Algérie dans le chaos ». « Quand il y a eu des manifestations démocratiques à Alger, 15 000 policiers avaient été déployés. Le mouvement Barakat (NDLR : mouvement issu de la société civile créé pour protester contre le quatrième mandat du président Bouteflika en avril 2014) n’a pas pu manifester sans qu’on lui envoie la police. Pour les démocrates, le pouvoir déploie la matraque, et pour les islamistes, une autorisation de manifester ».

Et le journaliste d’ajouter: « Une bonne partie des islamistes se sont rendus compte que le djihad était contre-productif, et ont choisi le compromis proposé par Bouteflika lors de la loi d'amnistie de 2005 pour réoccuper les espaces et reconstituer leurs forces. L’affaire Charlie hebdo n’est qu’un prétexte. Elle a permis aux islamistes, avec cette manifestation, de mesurer l’état réel de leur force. On a vu le résultat ce vendredi à Alger. »

- Hassina Mechaï est une journaliste franco-algérienne basée à Paris. Diplômée en droit et relations internationales, elle est spécialisée dans l'Afrique et le Moyen-Orient. Ses sujets de réflexion sont la gouvernance mondiale, la société civile et l'opinion publique, le soft power médiatique et culturel. Elle a travaillé pour divers médias français, africains et arabes, dont Le Point, RFI, Afrique magazine, Africa 24, Al Qarra et Respect magazine.

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