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« Dieu merci, tu as survécu à la guerre » : la vie a repris son cours dans la vieille ville d’Alep

Les parcs regorgent de familles et les clients regagnent les cafés – mais les cicatrices de la guerre qui a tué des milliers de personnes sont toujours là
Des garçons jouent en contrebas de la citadelle de la vieille ville d’Alep (MEE/Katharine Cooper)

ALEP, Syrie – Au cœur de la vieille ville d’Alep, l’impressionnante citadelle médiévale brille de nouveau avec de simples illuminations nocturnes.

En contrebas, le trottoir grouille de familles qui s’arrêtent pour prendre des selfies devant un grand panneau métallique reprenant le slogan #BelieveinAleppo (« Ayez foi en Alep »), tandis que d’autres sirotent du thé et fument la chicha dans des cafés hors de prix.

Moins de deux ans après la reprise par les forces de l’armée syrienne ont repris le contrôle du centre d’Alep, des cafés et des restaurants ont déjà été reconstruits.

Un adolescent à vélo passe devant la citadelle de la vieille ville d’Alep (MEE/Katharine Cooper)

Les allées piétonnes sont parsemées d’étals, dont certains sont gérés par des hommes en fauteuil roulant, où l’on peut acheter des noix grillées, des fruits de saison et des jouets en plastique aux couleurs éclatantes à côté des décombres de certains des bâtiments les plus historiques de la ville.

Des soldats de repos et des fils uniques, auxquels la conscription militaire obligatoire en vigueur en Syrie ne s’applique pas, rigolent et tentent d’établir un contact visuel avec des filles en talons hauts.

Un jeune homme avance à vive allure et se jette sur une mule pour proposer des balades aux enfants. Il navigue avec assurance à une vitesse improbable, slalomant entre des familles et des jeunes sur des bicyclettes enguirlandées de LED à piles.

La vie parmi les décombres

Alep aujourd’hui contraste avec la ville déchirée par la guerre qui a fait les gros titres de l’actualité mondiale jusqu’à la fin du conflit entre les forces gouvernementales et les rebelles basés dans les quartiers de l’est de la ville, en décembre 2016.

Selon les estimations, 30 000 personnes ont été tuées au cours des quatre années de conflit dans la ville et la région voisine, qui était autrefois le centre industriel et financier de la Syrie.

Des centaines de milliers d’autres personnes ont été blessées, endeuillées et contraintes de fuir leur foyer.

La vue depuis la citadelle montre les parties de la vieille ville qui ont survécu (MEE/Katharine Cooper)

Au plus fort du conflit, la vieille ville a été le théâtre d’intenses combats.

La citadelle, site du XIIIe siècle classée au patrimoine mondial de l’UNESCO, a été encerclée par les forces rebelles mais n’a jamais été prise. Pendant deux ans, des soldats de l’armée syrienne assiégés à l’intérieur de la citadelle ont défendu le site et survécu grâce à des approvisionnements en armes, en nourriture et en munitions largués par avion.

Les habitants racontent qu’à un moment, les rebelles, après avoir rouvert de vastes et anciens tunnels, inutilisés depuis des siècles, ont tendu une embuscade à des soldats au milieu du château.

Des guides proposent désormais en journée des visites en langue arabe autour de la citadelle qui a été rouverte. S’ils ne sont pas autorisés à discuter de questions militaires, les cicatrices de la guerre sont évidentes. Toutes les fentes de tir médiévales, autrefois occupées par des tireurs d’élite de l’armée syrienne, sont encore remplies de sacs de sable.

Des soldats continuent de monter la garde et surveillent la vieille ville depuis quelques positions.

Un retour difficile à la maison

En cette soirée électrique, le souk démoralisé d’Alep datant du XIVe siècle, avec ses plafonds calcinés et ses volets déformés et criblés de balles, n’est qu’un arrière-plan de la vie nocturne animée qui s’est épanouie cette année.

Installé dans un élégant bâtiment de l’époque ottomane, dans un coin en face de la citadelle, le restaurant Beroea est complet tous les soirs, principalement pour des fêtes : un mariage hier, une réunion du syndicat des médecins ce soir ou encore celle du syndicat des pharmaciens demain.

Dani Ajam, propriétaire d’un restaurant, et sa famille : les décombres en arrière-plan sont l’emplacement d’un futur hôtel (MEE/Katharine Cooper)

« Nous avons eu 150 couverts hier et nous en avons 120 ce soir », affirme Dani Ajam, le propriétaire. » Croyez-le ou non, mais il y a cinq mois, il n’y avait personne, rien. »

« Ce secteur a en quelque sorte redécollé après ma réouverture. Il n’y avait quasiment personne dans la rue avant cela. Pas de lumières, rien. Mais maintenant, il y a du monde tous les soirs. »

Ajam a acheté le restaurant en 2011, un mois seulement avant le début de la guerre civile en Syrie. Il explique qu’il n’aurait pas pu prédire la tournure que les événements ont prise pendant les années qui ont suivi.

Avec le début des combats, sa famille a déménagé en Arabie saoudite, où il gère six autres restaurants, en attendant le jour où ils pourraient revenir.

« Je me devais de revenir. Je suis syrien. Je suis comme un poisson dont l’eau est la Syrie »

– Dani Ajam, propriétaire d’un restaurant

Comme beaucoup d’hommes d’affaires locaux qui ont séjourné à l’étranger pendant la guerre, Ajam est rentré à Alep quelques semaines après la reprise de la vieille ville par les forces gouvernementales fin 2016.

« Je me devais de revenir. Je suis syrien. Je suis comme un poisson dont l’eau est la Syrie », soutient-il.

Mais ce retour à la maison fut difficile. La propriété qu’il a achetée pour plus d’un million de dollars en 2011 a subi de graves dégâts, notamment l’effondrement de la terrasse de toit jusqu’au rez-de-chaussée du restaurant. La réparation des locaux a coûté plus de 186 000 dollars.

« La reconstruction a coûté très cher car il s’agit d’un bâtiment historique, il a donc fallu le reconstruire de manière spécifique », explique-t-il.

Ajam montre une vieille mosaïque représentant la Cène, encastrée dans un mur de la terrasse de toit. C’est un miracle qu’elle ait survécu à plusieurs années de combats intenses, affirme-t-il : le seul dégât est une balle reçue dans le ventre par un apôtre.

Un homme prépare des brochettes dans le souk, à côté d’une affiche représentant le président Bachar al-Assad (MEE/Katharine Cooper)

Le bâtiment gravement endommagé situé en face du Beroea a déjà été acheté par des promoteurs immobiliers syriens qui envisagent de le transformer en un hôtel cinq étoiles.

Ajam prédit un processus long et coûteux, dans la mesure où de nombreuses autorisations gouvernementales sont nécessaires : les modifications structurelles ou matérielles sont également interdites dans le cadre de la reconstruction de propriétés dans la vieille ville.

« Ici, c’était la rue des mariages »

Le Carlton Citadel Hotel, installé dans un autre bâtiment de l’ère ottomane, n’a ouvert ses portes qu’en 2010. Aujourd’hui, il est réduit à des tas de pierres soigneusement empilées en vue d’une reconstruction future.

Un graffiti sur un mur voisin indique : « La guerre n’apporte rien. Elle est finie. » À côté, une autre main a graffé un smiley.

Pour les habitants de cette partie d’Alep, ces secteurs dévastés par les combats sont rapidement devenus un fond de réalité, simplement quelque chose à observer. Les habitants désignent des bâtiments carbonisés et des rues détruites, décrivant ce qui s’y trouvait autrefois.

Une rue en 2016 : des bâches du HCR protègent les civils des snipers rebelles (MEE/Tom Westcott)

Lors d’une promenade nocturne en direction de la citadelle, Elanor, une comptable de 22 ans, descend une rue bordée de bâtiments noircis et sans fenêtres.

« Ici, c’était la rue des mariages », explique-t-elle simplement. « Mais ceux qui avaient de l’argent allaient au Liban pour s’acheter une robe spéciale. »

Au bout de la rue, des femmes portant un foulard grimpent avec leurs enfants sur la fontaine illuminée des Sept rivières. À l’instar de la tour horloge de Bab al-Faraj, un édifice voisin datant du XIXe siècle, ce monument a été récemment reconstruit au milieu des bâtiments marqués par la guerre qui l’entourent.

Les bâches du HCR, qui protégeaient les civils des snipers, ont été transformées en auvents pour les balcons et les étals

Les bâches du HCR, qui furent pendant si longtemps étendues dans les rues pour protéger les civils de la vue des snipers rebelles, ont été transformées en auvents pour les balcons et les étals ou en toiles pour des 4x4 meurtris.

Des camions transportant des blocs de marbre et des sacs de ciment cheminent le long de l’autoroute Damas-Alep. Ils doivent encore suivre une déviation de plusieurs heures pour éviter de traverser la province d’Idleb sous contrôle rebelle, que le gouvernement syrien était prêt à attaquer jusqu’à la conclusion d’un accord de dernière minute entre la Russie et la Turquie.

Des rues entières de la vieille ville font de bonnes affaires dans la vente de matériaux de construction. Au mépris des sanctions internationales, la plupart des produits disponibles à l’achat sont fabriqués en Syrie, notamment des copies locales de produits de marque, allant des cigarettes aux boissons gazeuses, en passant par des barres chocolatées.

Les habitants affirment néanmoins que les zones industrielles d’Alep, qui abritaient autrefois des milliers d’usines de tailles différentes, ont été laissées en ruines après les combats.

Depuis quatre générations, la famille de Souheil Cortas fabrique des liqueurs, de l’arak et des vins, des sirops de fruits et des vinaigrettes à partir de produits frais locaux.

Souheil Cortas dans son magasin familial (MEE/Katharine Cooper)

« L’usine de ma famille a été l’une des premières à être ciblées car nous avions une distillerie qui produisait de l’alcool », se souvient-il.

Aujourd’hui, ils ont installé une distillerie de fortune dans les sous-sols et les étages supérieurs de leur magasin, situé dans le quartier chrétien d’al-Aziziyah, où ils produisent une gamme réduite.

Avant, ils vendaient treize vins ; maintenant, ils n’en produisent que deux. Leurs quatorze variétés de sirops de fruits ont été réduites à cinq. Les quatorze variétés de liqueurs qu’ils vendaient autrefois sont tombées à six.

Le souvenir de la guerre perdure

Le retour de la vie quotidienne à Alep est un soulagement bienvenu après des années de conflit. Bien que la vie reste difficile, la plupart des habitants cherchent désormais à faire face et à se remettre de ce calvaire.

Ammar, un adolescent de 17 ans qui a passé des années à braver les tirs de snipers pour atteindre son école et terminer ses études secondaires, explique que trois de ses quatre meilleurs amis ont été tués par les bombes rebelles. Le quatrième vit désormais à l’étranger.

Sa vision de sa vie est assez détachée. « Je n’ai pas d’amis ici », affirme-t-il, tout en reconnaissant qu’il souffre d’anxiété et qu’il passe la plupart de son temps à jouer à des jeux en ligne avec d’autres personnes à travers le monde. Ils jouent principalement à des jeux de guerre.

Les parcs du centre-ville d’Alep sont remplis de familles durant les soirs d’été (MEE/Katharine Cooper)

Les habitants d’Alep admettent volontiers à quel point la guerre a été dure et à quel point il est éprouvant de tenter de redémarrer suite à celle-ci.

Les habitants issus des classes supérieures décrivent leur vie quotidienne sous les bombardements : la mort de voisins tués par ce qu’ils appellent les « canons de l’enfer » (des bidons de gaz remplis d’explosifs déployés par les rebelles), les « Allahou Akbar » qui résonnaient inlassablement dans leurs quartiers de banlieue verdoyants, ou encore cette mère de trois enfants qui a reçu son mari décédé « dans un sac rempli de parties de son corps ».

Les mots horribles de la guerre sont devenus courants, même parmi les Syriens cultivés, éduqués et aisés qui sont restés dans leur patrie.

Certaines offrent toutes formes de soutien caritatif aux habitants, en particulier aux veuves, qui ont du mal à faire face après avoir perdu leur mari, leur foyer et leurs revenus et qui vivent désormais dans des conditions amoindries, parfois avec une famille entière dans une pièce.

« Des gens à Alep vivent toujours dans la terreur »

Même si la guerre dans le centre-ville est terminée, celle-ci reste terriblement proche. Certains habitants d’Alep sont frustrés par la poursuite des combats dans la banlieue d’al-Zahra de la ville, une poche de résistance sous contrôle rebelle et limitrophe de la province d’Idleb, depuis laquelle des explosions se produisent la nuit et résonnent dans toute la ville.

« Comment puis-je profiter de ma vie quand je sais que des gens à Alep vivent toujours dans la terreur et sont bombardés toutes les nuits ? », s’interroge Sara, enseignante.

« Je ne sais pas ce que le gouvernement attend. C’est le seul quartier encore sous contrôle rebelle et ils devraient le libérer en priorité. »

Un garçon se rafraîchit dans une rivière peu profonde, dans un parc (MEE/Katharine Cooper)

Des affiches du président syrien Bachar al-Assad surplombent l’Alep d’après-guerre au cours de son rétablissement, souvent accompagnées du slogan « Ayez foi en la Syrie ». Sur une banderole accrochée aux murs de la citadelle, on le voit avancer en souriant, les bras levés pour saluer, devant un vaste drapeau syrien.

Ces images d’Assad contrastent fortement avec celles qui sont diffusées dans une grande partie du reste du pays, où il est plus souvent représenté en treillis militaire et avec des lunettes de soleil. L’image accrochée à la citadelle d’Alep est une banderole de paix et non plus de guerre.

Bien que certains quartiers soient en ruine, la majeure partie de l’élégance d’Alep a survécu à la guerre.

Partout dans la ville, des Syriens résilients et pleins de ressources continuent de reconstruire tout ce qu’ils peuvent de leur vie brisée, de leurs foyers rasés et de leurs entreprises en ruine.

Des gens saluent leurs amis, collègues et connaissances qu’ils n’ont pas vus depuis sept ans et le début des combats dans la ville, avec les mêmes mots

Et alors même que les rayons du magasin des Cortas sont désormais à moitié vides, Souheil reste optimiste quant à l’avenir d’Alep. « Il y a toujours eu de l’argent à Alep », soutient-il. « Avant, c’était la capitale économique de la Syrie. »

Parallèlement aux efforts de reconstruction, la vie revient progressivement à la normale. Les parcs regorgent de familles et des jeunes garçons se jettent depuis des pentes en béton dans des ruisseaux profonds pour se rafraîchir sous la chaleur.

Des automobilistes frustrés dans des embouteillages klaxonnent avec insistance tandis que d’autres agrémentent le vacarme de pop arabe.

Des gens saluent leurs amis, collègues et connaissances qu’ils n’ont pas vus depuis six ans et le début des combats dans la ville, avec les mêmes mots.

« Dieu merci, tu as survécu à la guerre. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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