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Fini de s’amuser à Bagdad ?

À Bagdad, un festival de jeunes provoque des tensions entre les partis islamistes et les habitants laïcs d’Irak
Plus de 200 jeunes Irakiens se sont rendus au Festival pour la jeunesse de Bagdad, avant que celui-ci ne déclenche une vague de controverse (MEE/Sarmad Hameed)

BAGDAD – « Si vous ne cessez pas de participer à ces platitudes et à ces pratiques qui ne correspondent pas à l’islam, vous serez tuée », indiquait le message publié sur la page Facebook d’Audis Rebal*. Même s’il ne s’agissait que d’une ligne, ce commentaire posté par un étranger a réussi à bouleverser la vie de cette Irakienne de 24 ans.

« Je suis perdue. Je ne sais pas qui est cette personne. Que veut-elle ? Est-elle dans les parages ? M’attend-elle devant chez moi ? Se tient-elle près de mon lieu de travail ? », a confié Rebal à MEE par téléphone, d’une voix tremblante, craignant de se rendre à un rassemblement public.

Il y a deux semaines, Rebal, qui n’a pas d’emploi stable, faisait partie d’un groupe de plusieurs jeunes Irakiens qui avait organisé un festival dans la capitale irakienne. Le « Festival pour la jeunesse de Bagdad » avait pour but de célébrer la fête musulmane de l’Aïd el-Fitr, qui marque la fin du Ramadan.

Les organisateurs du festival ont été inspirés par la « Holi » indienne, une ancienne fête religieuse hindoue célébrant la victoire du bien sur le mal, et peut-être mieux connue pour la poudre colorée que les participants libèrent dans l’air et se jettent mutuellement. La Holi a crû en popularité auprès des populations non hindoues dans de nombreuses régions de l’Asie du Sud, ainsi que dans d’autres communautés hors d’Asie.

Sans soutiens ni sponsors, Rebal et ses amis ont couvert les dépenses liées au festival grâce à la vente de billets.

« C’est vraiment génial de sentir que nous continuons de goûter à la vie et de l’aimer malgré les explosions et les massacres qui rythment le quotidien », a confié un participant au festival à MEE (MEE/Sarmad Hameed)

« Nous proposons de la musique, des couleurs, des t-shirts, des pistolets à eau et beaucoup de fun. Tout cela en échange de 20 000 dinars irakiens (environ 15 euros) par participant », a expliqué Rebal.

Plus de 200 jeunes Irakiens, hommes et femmes, se sont rendus au festival pour danser et s’échanger des tirs de pistolet à eau remplis d’eau colorée. Dans un pays relativement conservateur comme l’Irak, c’était littéralement (et au sens figuré) un site coloré, où garçons et filles interagissaient entre eux.

Vagues de critiques et répression

Les photos du festival, diffusées plus tard par les organisateurs et les participants sur les médias sociaux, ont déclenché une violente vague de réactions de la part des Irakiens, en particulier des législateurs et responsables islamistes qui voient le festival comme une tentative de mettre à mal les fondements de l’islam.

« Ces spectacles douloureux d’impudeur et de déformation morale [...] visent à répandre la turpitude morale et à détruire les mœurs de la société irakienne », a écrit sur Facebook Hassan Salim, législateur chiite et dirigeant éminent d’Asaïb Ahl al-Haq, une milice chiite qui combat l’État islamique en Irak depuis juin 2014.

Salim a accusé les responsables du festival de faire partie du groupe État islamique. « L’institution religieuse et le gouvernement doivent faire cesser ces pratiques et ces écarts contraires à la morale », a-t-il écrit.

L’État islamique a pris le contrôle d’environ un tiers des territoires dans le nord et l’ouest de l’Irak depuis l’été dernier.

Les vagues de critiques, principalement en provenance des partis politiques islamiques, ont été suivies de mesures de répression au nom de la sécurité dans les boîtes de nuit et les grands hôtels de Bagdad la semaine dernière. Un grand nombre de fêtards et d’artistes ont été battus et arrêtés, ont indiqué à MEE des sources appartenant aux services de sécurité.

Ce lundi, des hommes armés non identifiés ont pris d’assaut une boîte de nuit dans le centre de Bagdad et y ont ouvert le feu, tuant un civil et blessant deux policiers, d’après un officier de la police fédérale qui n’a pas souhaité communiquer son nom, ni apporter plus de précisions.

Les Irakiens laïcs soutiennent que les chefs des partis islamiques ont délibérément lancé une campagne contre toutes les activités non religieuses et civiques afin de tenter d’imposer leurs règles et leurs habitudes aux Irakiens et de faire diversion auprès du public, de sorte que celui-ci ne fasse pas pression sur les autorités locales pour que ces dernières assurent les services de base.

« Ils veulent que notre vie soit monochrome et respecte une seule idéologie, alors que nous voulons qu’elle soit pleine de couleurs et d’idéologies. C’est là le nœud du conflit qui nous oppose [les islamistes et les autres] », a déclaré à MEE Jassim al-Helfi, dirigeant du Parti communiste irakien et activiste des droits de l’homme de premier plan.

Les partis islamiques « cherchent à détourner notre attention de la lutte contre la corruption, le manque de services de base, le chômage et l’abus de pouvoir », a argumenté Helfi.

« Ils essaient de montrer aux gens que nous sommes les défenseurs des bouteilles de vin et des cabarets », a-t-il ajouté.

Conseils locaux et affrontements

Depuis l’invasion américaine de 2003, l’Irak, un des plus grands pays producteurs de pétrole au monde, est confronté à de graves pénuries d’électricité et d’eau potable, au chômage, à la corruption et à un taux élevé de pauvreté.

Le système de partage du pouvoir politique et la décentralisation de l’administration publique, adoptés par les partis politiques irakiens après le renversement de l’ancien dictateur irakien Saddam Hussein, ont permis aux autorités locales d’être moins surveillées que par le passé. La corruption financière et administrative a prospéré tandis que les services fournis aux habitants laissent à désirer.

Il y a deux semaines, un adolescent a été tué dans le nord de Bassora, à 600 km au sud de Bagdad, lorsque la police locale a ouvert le feu sur des manifestants qui protestaient contre la grave pénurie d’électricité dans leur ville, selon la police locale.

De même, ces derniers jours, de nombreuses provinces du sud de l’Irak ont été le théâtre de manifestations de masse contre les pénuries d’électricité et d’eau.

Dans beaucoup de provinces, dont celles de Bagdad et Bassora, les conseils locaux sont contrôlés par le bloc al-Ahrar, formation politique de l’ecclésiastique chiite anti-américain Moqtada al-Sadr, et par le bloc al-Mouwaten, dirigé par l’ecclésiastique chiite Ammar al-Hakim, chef du Conseil suprême islamique irakien (CSII).

Les deux partis comptent parmi les plus grands et les plus importants partis islamistes chiites d’Irak ; en formant une coalition locale, les sadristes sont également parvenus à faire accéder un de leurs membres au poste de gouverneur à Bagdad, tandis que le CSII s’est emparé du poste de gouverneur à Bassora. En Irak, les gouverneurs ont la fonction de diriger le gouvernement local et de contrôler tous les ministères provinciaux, ainsi que les forces de sécurité.

De nombreux activistes des droits de l’homme irakiens ont affirmé avoir été confrontés à de sérieuses difficultés dans les provinces dominées et gouvernées par les sadristes (le bloc al-Ahrar) et le CSII, alors que les responsables affiliés à ces deux partis cherchent publiquement à imposer leur propre réglementation. Le festival (et le tollé que celui-ci a provoqué) semble avoir été un tournant pour ces tensions.

« Le mouvement sadriste est un parti religieux, et si les pratiques de ces festivals représentent des violations des mœurs islamiques et sociales, alors nous nous y opposons évidemment », a indiqué à MEE Thaier al-Bahadli, membre du conseil provincial de Bagdad et dirigeant sadriste.

« Ces pratiques [les festivals de jeunes et les boîtes de nuit] étaient le théâtre de violations de la morale et nous avions reçu de nombreuses plaintes de familles touchées par ces pratiques, c’est pourquoi nous avons agi », a précisé Bahadli.

Besoin de s’amuser

Malgré les critiques acerbes et les menaces qui ont visé le festival et ses organisateurs, des milliers de jeunes Irakiens recherchent désespérément des initiatives similaires. De nombreuses organisations non gouvernementales à Bassora et à Hilla (100 km au sud de Bagdad) ont depuis créé leur propre version locale des festivals Holi, mais n’ont pas osé inviter les filles à y participer suite au tollé suscité par l’événement organisé à Bagdad.

À Bagdad, cependant, la demande d’événements rassemblant les deux sexes n’a pas faibli.

« Nous voulons un nouveau festival de couleurs, un nouveau festival d’amour. C’est vraiment génial de sentir que nous continuons de goûter à la vie et de l’aimer malgré les explosions et les massacres qui rythment le quotidien », a confié à MEE Hadi Abdulataif, un étudiant qui a participé au festival de Bagdad. « Tant que nous ne nuisons à personne, que nous n’enfreignons aucune loi et que nous ne forçons personne à se joindre à nous, nul n’a le droit d’intervenir dans nos activités. »

* Audis Rebal est un pseudonyme employé pour protéger l’identité de la source.

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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