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El Ghorba mon amour : une librairie indépendante au parfum d’exil dans un quartier populaire français

Halima M’Birik et Elsa Piacentino ont fait le pari osé d’ouvrir une librairie généraliste dans un quartier populaire. « El Ghorba mon amour » est le fruit d’une longue réflexion sur la nécessité d’un lieu mettant à l’honneur l’histoire de l’immigration en France
La librairie El Ghorba mon amour a pour objectif de mettre en avant l’histoire du quartier des Provinces françaises à Nanterre, de ses habitants majoritairement issus de l’immigration, tout en offrant un contenu généraliste (MEE/Nadia Bouchenni)
La librairie El Ghorba mon amour a pour objectif de mettre en avant l’histoire du quartier des Provinces françaises à Nanterre, de ses habitants majoritairement issus de l’immigration, tout en offrant un contenu généraliste (MEE/Nadia Bouchenni)
Par Nadia Bouchenni à NANTERRE, France

« Les gens nous disent : ‘‘Mais pourquoi vous êtes venues ouvrir votre librairie ici ?’’. » Halima M’Birik, la trentaine, est l’une des cofondatrices de la nouvelle librairie El Ghorba mon amour, dans le quartier des Provinces françaises à Nanterre, avec son amie Elsa Piacentino. Elle a conscience que ce nouveau projet n’est pas forcément du goût de tous. Certains potentiels investisseurs les décourageaient même de se lancer dans ce nouveau projet.  

« En revanche, nous étions vivement attendues sur place par toute la population. La ville n’avait plus de librairie depuis deux ans. Alors quand on a ouvert, les gens nous ont fait un super bel accueil ! », déclare Halima à Middle East Eye.

« On renverse un peu les codes. Les gens vont en périphérie pour aller à la librairie », poursuit la jeune femme. « Ça change les habitudes pour une partie de la clientèle, quelques-uns râlent un peu, mais en général cela a été accueilli avec enthousiasme. » 

Trouver un lieu commun

Ce choix ne s’est pas fait par hasard pour Elsa et Halima, qui se sont rencontrées sur les bancs de l’université de Nanterre (Paris-Ouest, anciennement Paris X), en filière de sociologie.

« On renverse un peu les codes. Les gens vont en périphérie pour aller à la librairie »

- Halima M’Birik, cofondatrice d’El Ghorba mon amour

Entre les cours, les deux jeunes femmes se découvrent un engagement politique et militant commun. Mouvement contre le CPE, création du RUSF (pour aider les étudiants étrangers confrontés à des problèmes de titre de séjour)…, les actions estudiantines ne sont pas étrangères à Halima et Elsa.

Néanmoins, très vite, se pose la question de l’après fac. « On voyait la fin des années universitaires arriver, et on était frustré que rien ne perdure. Il nous fallait ancrer les choses. Et pour cela, il nous fallait un lieu », raconte Halima.

Ce lieu, les jeunes femmes, entourées de leur collectif (Les Ami.e. s d’El Ghorba), le veulent ouvert au quartier populaire voisin de l’université.

« Certains parmi nous habitaient à Nanterre, et de fait, nous étions conscients du projet de rénovation et d’aménagement qui arrivait dans le quartier des Provinces françaises », détaille Halima.

En effet, le quartier a vu passer de gros changements : la gare Nanterre-Université a été refaite entièrement, un centre commercial est en cours de construction et de nombreux immeubles de logements et de bureaux ont été construits, encerclant les anciennes HLM, qui ont subi de gros travaux.

 « Même si on ne s’imaginait pas encore tout ce qu’allait devenir ce projet de rénovation, pour nous, il y avait des luttes à mettre en commun, avec les habitants de ces quartiers, et il fallait nous retrouver dans un lieu de solidarité, dans une zone qui en manquait », indique-t-elle. 

Elsa Piacentino et Halima M’Birik, cofondatrices de la nouvelle librairie El Ghorba mon amour, se sont rencontrées sur les bancs de l’université de Nanterre en sociologie (MEENadia Bouchenni)
Elsa Piacentino et Halima M’Birik, cofondatrices de la nouvelle librairie El Ghorba mon amour, se sont rencontrées sur les bancs de l’université de Nanterre en sociologie (MEE/Nadia Bouchenni)

Cet engagement autour du livre et de ce quartier populaire, elles le poursuivent depuis longtemps. Bien avant l’ouverture d’El Ghorba mon amour, elles ont installé, entre 2012 et 2015, des tables de livres à la sortie de la gare. Elles profitaient de ces actions pour échanger avec les habitants du quartier.

« On ne savait pas quelle forme allait prendre notre projet à l’époque. L’important, c’était le lieu », poursuit Elsa.

« Mais comme on ne voulait pas attendre d’avoir nos quatre murs, on a créé une association, et à travers les tables de livres que l’on vendait à prix libre, on allait à la rencontre des habitants. On faisait les fêtes de quartier, les événements locaux, grâce au tissu associatif très riche de Nanterre. Du coup, quand on a finalement ouvert, les gens nous ont dit : ‘’Ça y est ! Vous avez réussi !’’ Ils nous attendaient », raconte Halima.

Un nom qui interpelle

Même si certains n’osent pas encore rentrer dans la librairie ou pensent que c’est une médiathèque, comme l’expliquent Elsa et Halima, l’accueil du public est dans l’ensemble assez bon. Le nom du lieu, en tout cas, ne laisse pas indifférent. 

« Une femme a pleuré en voyant le nom. Elle est entrée et nous a dit : ‘’Merci pour eux, pour les parents, pour cette histoire.’’ Elle avait tout de suite compris ce qu’on avait voulu dire »

- Elsa Piacentino, cofondatrice d’El Ghorba mon amour

« Nous n’avions pas encore d’enseigne et on ne voyait pas tout de suite le nom de la librairie, mais quand on avait mis des affiches pour la préouverture, avec ce mot ‘’El Ghorba”, il interpellait les gens », souligne Halima. 

El Ghorba signifie en arabe « l’exil », et le terme a un impact particulier sur une population qui a connu cet exil via l’immigration.

« Une femme a pleuré en voyant le nom. Elle est entrée et nous a dit : ‘’Merci pour eux, pour les parents, pour cette histoire.’’ Elle avait tout de suite compris ce qu’on avait voulu dire », confie Elsa.

Ce mot, El Ghorba, elles le tiennent de leurs études de sociologie, notamment du livre La Double Absence de l’Algérien Abdelmalek Sayad.

« N’étant pas issue d’une famille arabophone, ce terme ne renvoie pas du tout à une histoire personnelle, pour moi », confie Elsa.

« Mais en découvrant les écrits de Sayad, notamment ce récit d’un immigré de Grande Kabylie, nous avons fait naturellement le lien entre la sociologie, l’histoire de l’immigration, et l’histoire de la ville de Nanterre. Et puis on trouvait le mot très beau », poursuit la jeune femme.

Photo prise le 24 mars 1964 du bidonville de Nanterre, où vit un grand nombre de familles d’immigrés algériens, avec en arrière-plan les grands ensembles d’immeubles HLM (AFP)
Photo prise le 24 mars 1964 du bidonville de Nanterre, où vit un grand nombre de familles d’immigrés algériens, avec en arrière-plan les grands ensembles d’immeubles HLM (AFP)

« Pour la deuxième partie du nom, cela vient du film Hiroshima mon amour. On a eu l’idée de le rajouter, car cela faisait écho à ‘’El Ghorba’’, à ce contraste qu’on voulait aborder. C’est un exil porteur de drames, mais aussi de vie, de rencontres et d’espoirs. »

« Il y avait aussi dans le film cette idée d’impossibilité, l’impossibilité de dire, et l’impossibilité de faire mémoire à cause du trauma. On y a vu ce lien évident avec les réflexions qu’on avait sur les concepts de la mémoire, des luttes », ajoute Halima.

Vouloir mettre en avant l’histoire du quartier, de ses habitants majoritairement issus de l’immigration, est au cœur de ce projet de librairie généraliste. Proposer en plus des romans habituels, ou des grands noms de la littérature, des œuvres qui racontent ces histoires-là, qui racontent ce que les parents ayant connu l’exil ont parfois du mal à dire à leurs enfants, était indispensable pour les deux trentenaires.

« On voulait vraiment retrouver tout ça dans le nom. Dans La Double Absence, Sayad dit qu’il faut exister politiquement pour sortir de cette impasse liée à l’exil. On a voulu aussi le concrétiser avec ce lieu. En faire un lieu de mémoire des luttes passées, de mémoire de ces histoires, de ces incapacités à les transmettre », décrit Halima.

« Casser la logique élitiste »

Alors qu’imposer ce nom en partie en arabe n’a pas été simple, notamment auprès de financeurs qui craignaient un lieu confessionnel, Elsa et Halima en ont fait un acte politique fort.

« La vision de certains investisseurs, notamment des banques, c’était qu’une librairie, c’est fait pour les riches et les blancs. Cela ne pouvait pas intéresser les habitants de ce quartier populaire, sous-entendu, les pauvres et les non-blancs. C’était très violent à entendre »

- Elsa Piacentino

Le fait qu’il n’y ait plus de librairie généraliste à Nanterre depuis quelques années maintenant a renforcé la conviction des jeunes femmes quant à la nécessité de leur projet.

« La vision de certains investisseurs, notamment des banques, c’était qu’une librairie, c’est fait pour les riches et les blancs. Cela ne pouvait pas intéresser les habitants de ce quartier populaire, sous-entendu, les pauvres et les non-blancs. C’était très violent à entendre », déplore Elsa.

« Pour eux, on faisait une double erreur stratégique : ouvrir ce lieu ici, et lui donner ce nom en partie en arabe », poursuit-elle. 

Malgré les découragements, elles insistent et gardent le cœur du projet. La librairie sera généraliste et non pas militante.

« C’est une question à laquelle on a beaucoup réfléchi. Le fait qu’il n’y ait plus de librairie à Nanterre a beaucoup joué », explique Elsa.

« On s’est vite rendu compte qu’une librairie comme celle-là, et ici, était un acte fort en lui-même. Cette idée m’a conquise au fur et à mesure. Au début, j’avais l’impression que c’était un renoncement à mes idées. Alors qu’en fait, non, le côté militant de ce projet est contenu dans son aspect généraliste justement, un lieu ouvert à tous. Les gens sont très contents de l’avoir dans leur quartier », détaille-t-elle.

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Halima, qui a travaillé en bibliothèque en Seine-Saint-Denis auparavant, confirme : « Il faut casser la logique élitiste. Avoir une librairie généraliste, avec de la littérature populaire, c’est aussi ce qui va rassurer les gens. Cela parle à tout le monde.

« Quand il n’y a pas de lieu généraliste, comment défendre l’idée de l’accès à la culture pour tous, si ce que tu fais ne parle à personne ? », demande-t-elle.

« Cela ne ferait que reproduire et contribuer à renforcer les exclusions et les clivages. Le choix d’un contenu généraliste, c’était notre manière de dire qu’on est ouvert à tout le monde. On a vraiment cette envie de plaire au plus grand nombre », conclut-elle. 

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